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2993Nous avons rencontré, récemment, la question du COG (Continuity Of Government). Il s’agit d’une structure parallèle de gouvernement qui fonctionna à partir des débuts de l’administration Reagan, et à laquelle participèrent notamment Rumsfeld et Cheney.
Dans son livre Caligula au Pentagone, Andrew Cockburn consacre plusieurs pages à l’implication de Rumsfeld dans cette initiative. Il éclaire assez bien le caractère ambigu du COG, à la fois structure d’entraînement à des situations de crise, esquisse profonde d’un gouvernement de crise, encouragement implicite à progresser sur la voie des initiatives de gouvernement hors des normes officielles du gouvernement; à la fois, “jeu de guerre” comme on a pu en voir et esquisse, voir tentation d’un véritable complot.
Ci-dessous, nous publions, avec l’autorisation aimable des éditions Xenia, l’extrait de Caligula au Pentagone (P.103-109) portant sur ce sujet.
Rumsfeld ne reçut pas de proposition pour occuper un poste au sein de l’administration de George H. W. Bush.
Quelques mois après la passation des pouvoirs, Donald Rumsfeld fut invité à jouer le rôle du président des États-Unis au cours d’un exercice de simulation mis au point par un think tank à Washington. Dans ce scénario, le “président” Rumsfeld devait obtenir l’autorisation du Congrès pour déclarer la guerre. «Je me fiche de ce que vous leur direz», aboya-t-il au chef de cabinet, Ed Markey, «Filez au Capitole et obtenez leur soutien. Et sans réserves, hein!»
Selon Markey, un député démocrate de tendance libérale du Massachusetts, «c’était un exercice mis au point par le Center for Strategic and International Studies [CSIS] dont l’objectif était d’étudier le fonctionnement de la loi sur les pouvoirs politiques en temps de guerre (War Powers Act). Nous jouions bien nos rôles. J’ai accepté le rôle de chef de cabinet parce que je pensais que ce serait ma seule expérience dans ce fauteuil-là.» Il n’est pas exclu que Rumsfeld ait ressenti la même chose. À 57 ans, il semblait avoir admis qu’il ne serait jamais président pour de vrai – il décida donc d’en mimer le personnage.
Tous les témoignages concordent pour dire que Rumsfeld a joué cette partition avec tonnerre et fracas. L’exercice du CSIS remonte à 1989. On y vit un Rumsfeld fou de rage devant les objections du Congrès, mettant en avant le “porte-parole” de la Maison-Blanche (le rôle était joué par un journaliste radio chevronné, Daniel Schorr) pour manipuler la presse afin qu’elle soutienne son martial point de vue. L’exercice auquel Rumsfeld participait n’était cependant que de la petite bière à côté du rôle qu’il jouait dans des jeux beaucoup plus sophistiqués et beaucoup plus confidentiels. Bien loin de la presse et de tout œil dépourvu d’accréditation officielle, il ne jouait plus seulement le rôle de dirigeant, mais il assumait la responsabilité de la conduite d’une guerre nucléaire.
Ce jeu-là était destiné à tester un programme connu sous le nom de COG, pour Continuity of Government. Il s’agissait d’estimer la capacité du gouvernement à continuer à fonctionner après une attaque nucléaire. Tout ce qui concernait ces exercices était rigoureusement tenu secret. «Il y a sept classes de secret dans les affaires gouvernementales», me dit un ancien cadre du Pentagone lorsque j’abordai le sujet devant lui, «c’est du sommet que vous me parlez là.» Des plans pour assurer la continuité du gouvernement en cas d’attaque nucléaire avaient été mis au point dès les premiers jours de la Guerre froide, lorsque de vastes bunkers furent creusés dans la campagne autour de Washington pour abriter les divers organes de gouvernement. Dans l’un d’entre eux au moins (sous la petite ville de Culpeper, en Virginie) on avait même stocké des Barbie pour les enfants des fonctionnaires mis à l’abri sous terre. Au cours des années, ces programmes se sont diversifiés, ils sont devenus de plus en plus sophistiqués, et bien sûr de plus en plus chers. Au début des années 1980, ils connurent un développement important quand Ronald Reagan fut élu sur la base de son bouclier antimissile et surtout de la capacité de soutenir une guerre nucléaire à outrance pendant six mois. Ce concept rendit d’autant plus nécessaire de s’assurer que la machinerie gouvernementale pourrait résister en dessous d’un champ de ruines radioactives.
En conséquence, le budget du programme COG explosa, atteignant des hauteurs dont ses promoteurs n’auraient jamais rêvé. L’un des architectes du projet, qui était là depuis sa fondation, ma révélé que le budget avait atteint un milliard de dollars par an lors du premier mandat de Reagan. Cette coûteuse initiative était due, intellectuellement parlant, à Andrew Marshall, un intellectuel influent dans les cercles de la défense, qui avait déjà fait la connaissance de Rumsfeld quand celui-ci dirigeait le département de la Défense. Au début de l’ère Reagan, Marshall prédisait que l’Union soviétique “en déclin” pourrait lancer une attaque nucléaire surprise, rendant ainsi indispensable les installations blindées dans lesquelles Rumsfeld exerçait ses talents de chevalier de l’Apocalypse.
Marshall et d’autres ont longtemps soutenu la thèse selon laquelle la stratégie soviétique impliquait la “décapitation” du gouvernement américain, et que les premières ogives tomberaient sur Washington, mettant ainsi hors de combat le président et le premier cercle de dirigeants. Les planificateurs du programme COG commencèrent donc à former des équipes de hauts fonctionnaires bénéficiant d’une expérience en matière de sécurité nationale, de façon à ce que ces derniers puissent prendre le relais et faire renaître une sorte de gouvernement de ses cendres. Les équipes étaient réparties par types, une pour la département de la Défense, une pour le département d’État, une pour la Maison-Blanche, et ainsi de suite.
Ce programme top-secret avait pour nom de code le Projet 908, et parmi les individus pressentis pour prendre la pouvoir après l’apocalypse nucléaire, on trouvait Donald Rumsfeld. De temps à autre, ce dernier disparaissait de son bureau de Chicago, sans dire où il allait ni pourquoi. Un avion de transport militaire le menait dans un QG secret quelque part dans le réseau du COG. Puis, pendant plusieurs jours, il restait emmuré dans une caverne artificielle, à observer des écrans qui lui décrivaient le cataclysme nucléaire et le bouleversement qui s’ensuivait. Il dormait sur des lits de camp, mangeait d’austères rations militaires. Les joueurs étaient parfois convoyés vers ces lieux dans des avions dont les hublots avaient été aveuglés de façon qu’ils ne sachent pas où ils étaient. Un participant de l’un de ces exercices se souvint qu’ «on savait qu’on était quelque part dans le Sud à cause de l’accent des gens, mais on n’en savait pas plus.»
Rumsfeld adorait ces jeux. D’autres personnes, comme Dick Cheney, y participaient aussi fréquemment. «Cheney et les autres avaient souvent d’autres priorités. Rumsfeld venait toujours», se souvient notre fonctionnaire du Pentagone. Rumsfeld ne faisait pas qu’essayer de réorganiser un pays dévasté. Il jouait à la Troisième Guerre mondiale. Ou du moins, à la simulation de ce que cela donnerait selon les paradigmes de la guerre nucléaire.
C’est dans ces jeux que gît un aspect de la carrière et de la personnalité de Rumsfeld qui est resté soigneusement caché du public même après que des informations sur les jeux du programme COG eurent commencé à filtrer dans la presse. Mis face aux choix les plus difficiles qu’un environnement de simulation pouvait imaginer, mis dans une situation qui était clairement censée être la répétition générale de ce qui pourrait devenir une réalité terrifiante, Rumsfeld n’avait qu’une seule réponse, toujours la même. Il tentait toujours de déchaîner le plus de feu nucléaire possible. L’équipe qui jouait le jeu avait deux tâches principales : reconstituer quelque chose qui ressemble à un gouvernement en état de marche, et lancer des opérations de représailles. Le premier objectif, la reconstruction, était considéré comme le plus urgent par la plupart des joueurs. Mais, selon les joueurs, cette partie-là n’intéressait pas Rumsfeld. «Il voulait toujours passer aux représailles aussitôt que possible», selon un ancien haut fonctionnaire du bureau du secrétaire à la Défense, «il était toujours partisan de l’option la plus extrême.»
Un ex-participant qui jouait le rôle d’un haut fonctionnaire de la sécurité nationale, décrivit la première partie du jeu. La “guerre” commença par une attaque soviétique limitée à l’Europe. « La crise semblait pouvoir être circonscrite », rapporte-t-il, et l’équipe du “Département d’État” tentait d’éviter un échange thermonucléaire à outrance. Mais Rumsfeld avait une autre feuille de route. Dès le début, selon ce participant, l’ex et futur Secrétaire à la Défense n’avait qu’une idée en tête : «balancer tout ce qui nous restait» sur le bloc communiste, Russes et Chinois dans le même sac.
La personne qui jouait le rôle du secrétaire d’État, un ex-diplomate aguerri et subtil, n’était pas moins déterminé à empêcher Rumsfeld de tuer des millions de personnes. À l’aide de toutes les manœuvres et de tous les stratagèmes qu’il avait appris au cours d’une longue carrière, il lança une guérilla bureaucratique dans tout le système de communication du Programme. Une note de réalisme supplémentaire s’ajouta lorsqu’il devint évident que le membre des Affaires étrangères qui jouait le rôle du secrétaire d’État adjoint pensait que Rumsfeld pourrait lui être utile dans sa carrière du monde réel. Peu importa : le diplomate eut le dessus, malgré les menées subreptices de son subordonné qui aidait Rumsfeld en sous-main. L’hémisphère nord survécut donc. Rumsfeld, vaincu, ne pardonna jamais à son adversaire.
Rumsfeld et les autres joueurs ne mettaient bien sûr pas en jeu, dans leurs bunkers du COG, leur expérience issue du monde réel (mise à part les poignards de routine dans toute bureaucratie). La guerre nucléaire n’était qu’un jeu. En fait, les théoriciens qui avaient travaillé sur la guerre nucléaire avaient même développé la notion de Théorie des jeux. Personne n’avait la moindre idée de l’aspect réel d’une guerre nucléaire. Même les “faits” sur lesquels ont se basait étaient tout sauf des faits : la puissance ou la portée des diverses armes, par exemple, la précision et la fiabilité des missiles intercontinentaux (jamais testés en conditions réelles) variaient ainsi considérablement d’un rapport à l’autre. Ces tâtonnements ne figuraient jamais dans la planification de la guerre nucléaire, pour ne rien dire des scénarios sur lesquels le programme COG se basait.
Il est à souhaiter que nous ne sachions jamais ce qu’un politicien (pour ne rien dire de Rumsfeld) ferait devant la possibilité d’appuyer sur le bouton nucléaire dans la vraie vie. Malheureusement, nous savons comment Rumsfeld a réagi lorsqu’il eut la possibilité d’attaquer un pays avec des forces conventionnelles et d’en renverser le gouvernement. Nous examinerons l’invasion et l’occupation de l’Irak plus loin, au chapitre 8, mais il est intéressant de comparer d’ores et déjà le comportement de Rumsfeld dans les jeux guerriers du COG avec son comportement en temps de guerre réelle. Comme nous le verrons, les décisions légères voire irresponsables qu’il a prises étaient issues d’attitudes et de réactions adaptées à un jeu vidéo élaboré, dans lequel les coûts et les conséquences n’existent pas vraiment.
Les jeux du COG, dans la mesure où ils se rapprochaient de la réalité, donnèrent de dures leçons à Rumsfeld et aux autres joueurs, particulièrement lors de la chute de l’Union soviétique. Cette dernière impliqua un certain nombre d’adaptations dans les scénarios du jeu. Les exercices continuèrent (ils coûtaient encore 200 millions par an sous Clinton) mais les Soviétiques avaient été remplacés sans coup férir par des terroristes. Ces derniers n’agissaient toutefois jamais seuls, mais toujours sous le parrainage d’un État. «C’était le préjugé courant», se rappelle le colonel Sam Gardner, de l’US Air Force, qui a mis au point des dizaines de scénarios de jeux pour le Pentagone et d’autres organismes. «Derrière le terroriste, il y a toujours quelque chose de plus gros, et les jeux reflètent ça.»
Il y eut d’autres changements encore. Au début, les spécialistes recrutés pour former «le gouvernement en exil» venaient de toutes les couleurs politiques, aussi bien démocrates que républicains. Mais en ce temps-là, dans son bunker, Rumsfeld ne se retrouvait plus qu’en bonne compagnie politique : le fichier des joueurs ne comportait plus que des noms issus des rangs des faucons républicains.
«Pour ces hommes, c’était une façon de rester en contact. Ils se mettaient ensemble pour faire l’exercice, puis ils tiraient à boulets rouges, informellement, sur l’administration Clinton», se souvient un ancien fonctionnaire du Pentagone, témoin direct de ces événements. «On pourrait parler d’un gouvernement de l’ombre secret. C’est extraordinaire comme l’administration Clinton a laissé faire, [ils n’avaient] aucune idée de ce qui se passait.»
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