Rumsfeld face à la révolte des GI's

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Rumsfeld face à la révolte des GI's


9 décembre 2004 — La visite du secrétaire à la défense Rumsfeld le 8 décembre à Camp Buehring, un camp de transit des forces US au Koweït en attente d’être déployées en Irak, doit rester comme un moment important. Le secrétaire à la défense s’est trouvé devant un ensemble de soldats furieux et a dû répondre à des questions qui montrent l’état d’exacerbation de la crise que traversent les forces américaines plongées dans un conflit qu’elles ne maîtrisent pas. Une transcription officielle de la rencontre vaut la lecture, pour une fois un document officiel présente un réel intérêt.

Il s’agit, pour Rumsfeld, d’une plongée brutale dans la réalité d’une crise extrêmement préoccupante. L’ambiance de la rencontre a été électrique et le secrétaire à la défense, malgré toute son habileté et son alacrité dans les échanges publics, s’est trouvé à l’une ou l’autre reprise en réelle difficulté. Une analyse du site WSWS.org met en évidence plusieurs de ces incidents (dont on peut lire ci-dessous la substance de l’un d’eux), en même temps qu’elle offre une bonne estimation de l’actuelle crise au sein des forces armées.


« Rumsfeld was clearly flustered when a second soldier rose and demanded to know what the Pentagon was doing “to address shortages and antiquated equipment that National Guard soldiers ... are going to roll into Iraq with?” The soldier charged that regular Army units are receiving better equipment than reservists and National Guard troops, who make up some 40 percent of the occupation force.

» “Now settle down, settle down. Hell, I’m an old man, and it’s early in the morning. I’m just gathering my thoughts here,” Rumsfeld, 72, told his audience at Camp Buehring. »


L’intérêt de cet incident massif est de montrer que la crise touche d’abord l’état des forces US, leur équipement, leur préparation, etc. Il s’agit évidemment d’une plongée inattendue dans la réalité, qui renvoie au rang de sornettes vaniteuses tout ce qui nous est raconté sur la puissance militaire américaine, sur les $420 milliards par an du Pentagone, argument repris religieusement par nombre d’experts européens.

Il y a des moments significatifs. On s’attardera à celui qui est suscité par l’intervention du soldat Thomas Wilson.

• Thomas Wilson, Army Specialist, se plaint dans ces termes : « Why do we soldiers have to dig through local landfills for pieces of scrap metal and compromised ballistic glass to up-armor our vehicles? » Rumsfeld répond par cet argument complètement dérisoire, qui montre son désarroi : « If you think about it, you can have all the armor in the world on a tank and a tank can be blown up. And you can have an up-armored Humvee and it can be blown up. »

• Poursuivant sa réponse et élargissant le débat, Rumsfeld n’est pas plus heureux : « As you know, you go to war with the Army you have. They’re not the Army you might want or wish to have at a later time. Since the Iraq conflict began, the Army has been pressing ahead to produce the armor necessary at a rate that they believe – it’s a greatly expanded rate from what existed previously, but a rate that they believe is the rate that is all that can be accomplished at this moment. »

Cet incident parmi beaucoup d’autres au cours de cette rencontre est significatif. Il témoigne de l’état pathétique des forces armées US en Irak, au niveau de la logistique. Le véhicule Humvee, qui est particulièrement utile en Irak, n’est évidemment efficace que dans sa version blindée. On estimait en mars 2003 qu’il en faudrait 800 pour l’invasion et l’après-guerre, et ces 800 n’étaient pas encore livrés. Aujourd’hui, on estime que les besoins se situent à 6.000 véhicules de ce type. On ignore quel est l’état des choses sur le terrain, par rapport à ces besoins, alors que divers témoignages existent de soldats protégeant leurs véhicules non blindés avec des sacs de sable (voir à nouveau l’analyse de WSWS.org, qui rappelle quelques faits intéressants).

Les remarques de Rumsfeld sur cette question indiquent en fait l’incapacité du secrétaire à la défense de répondre. Non pas tant par incompétence mais par mauvaise information, voire par désinformation de ses propres services (après tout, tout le monde a appris à se conformer au virtualisme et à dissimuler les mauvaises nouvelles dans l’administration GW, à commencer par Bush lui-même). Rumsfeld : « I talked to the General coming out here about the pace at which the vehicles are being armored. They have been brought from all over the world, wherever they’re not needed, to a place here where they are needed. I’m told that they are being – the Army is – I think it’s something like 400 a month are being done. And it’s essentially a matter of physics. It isn’t a matter of money. It isn’t a matter on the part of the Army of desire. It’s a matter of production and capability of doing it. »

D’autres domaines ont été abordés durant ces échanges explosifs, notamment le statut des forces de réserve et des unités de la Garde Nationale dont il est fait grand usage, d’une façon proche de l’illégalité. Il s’agit là aussi d’un signe évident de la crise militaire US, avec des effectifs totalement inadéquats pour la guerre en cours.

On n’a donc pas tant parlé de la guerre que des moyens qui sont donnés à l’armée pour la faire. Il y a dans cet incident des signes évidents de la faiblesse militaire américaine, de l’incapacité du Pentagone à équiper ses forces à cause du labyrinthe bureaucratique. Entendre un secrétaire à la défense US dire à ses forces « you go to war with the Army you have », plus de trois ans après que la guerre ait commencé, et près de deux ans après le début du conflit sur le théâtre irakien, est proprement stupéfiant lorsqu’il s’agit d’un pays de la puissance des USA. Toutes ces faiblesses ne sont pas nouvelles. Elles existent dès l’origine et n’ont fait depuis que s’amplifier. Il y a donc la mise en évidence de l’incapacité du Pentagone à répondre aux exigences pourtant modestes (par rapport à l’ensemble des moyens) des forces en train de combattre. Bien entendu, ce n’est pas une question d’absence de moyens mais une question d’incapacité pure et simple au niveau de l’organisation et de la logistique, — les points forts habituels des Américains. La crise bureaucratique est à la base de tout cela, et Rumsfeld le sait depuis longtemps. D'autres indications plus générales, comme celles du général Zinni, permettent de comprendre combien ce problème bureaucratique est devenu endémique et agit comme un véritable cancer.

La crise devient grave puisqu’on voit désormais des circonstances où l’on n’est plus loin de la révolte. Le malaise au sein des forces armées ne cesse d’enfler. Cela n’a rien à voir avec le Viet-nâm où, au moins, les forces US disposaient de tous les moyens dont elles avaient besoin. C’est une crise inédite, où l’abondance ($420 milliards par an pour le DoD, plus les rajouts spécifiques pour l’Irak) devient plutôt ennemie de l’efficacité, en accentuant la paralysie de la bureaucratie qui est désormais plus occupée à affirmer sa puissance interne qu’à envoyer des Humvee sur le front.