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20 février 2003 — Les heurts Europe-USA s’étendent, la crise suit le trajet normal de l’aggravation systématique. Le linkage est effectivement systématique, de la part des Américains, ce qui est aussi un signe de la gravité de la crise.
(Le linkage est ce mot qui désigne, dans la diplomatie américaine, le fait de lier deux domaines différents dans une hostilité commune : puisque vos relations sont mauvaises au niveau politique, vous prenez une mesure de rétorsion au niveau commercial. Dans les années 1970, Kissinger, qui avait popularisé le mot, avait fait du refus du linkage le point essentiel de sa politique de détente : si un incident survenait avec les Soviétiques, on gardait ses conséquences cantonnées au domaine concerné, pas question de mesure de rétorsion dans un autre domaine. Aujourd’hui, le linkage joue à plein, signe que l’Europe, finalement, est moins bien traité que l’URSS de la détente. On n’en doutait d’ailleurs pas.)
Par conséquent, les Américains vont frapper les Européens, — les “mauvais” Européens, certes, — notamment au niveau des armements et de la coopération dans ce domaine, et aussi au niveau plus large de la coopération économique et des échanges. Cela concerne d’abord les Allemands et les Français. Dès le 16 février, Peter Beaumont, David Roseand et Paul Beaver annonçaient, dans the Observer les intentions des Américains, spécifiquement à l’encontre de l’Allemagne (« US to punish German “treachery” »).
La démarche, telle qu’elle est exposée par les trois journalistes, est explicitement présentée comme une attitude d’agression à l’encontre de l’Allemagne, destinée à “punir” ce pays pour n’avoir pas suivi une diplomatie conforme aux voeux américains, et cela doit être vu comme un exemple et un avertissement pour tous :
« The plan — discussed by Pentagon officials and military chiefs last week on the orders of Defence Secretary Donald Rumsfeld — is designed “to harm” the German economy to make an example of the country for what US hawks see as Chancellor Gerhard Schröder's “treachery”. [...] The hawks believe that making an example of Germany will force other countries heavily dependent on US trade to think twice about standing up to America in future. »
Les sources qui ont informé the Observer ne présentent pas leurs projets comme symbolique, comme une simple pression temporaire, mais comme un projet destiné à frapper l’Allemagne de façon définitive : « “After this, Germany is finished as a serious power,” one of the sources added. “This is simply not the way to conduct diplomacy at a moment of international crisis.” One diplomatic source said Rumsfeld was “furious at Germany. He is a bruiser and it looks as though he means to do it”. »
Ces menaces et ces prévisions apocalyptiques quant à l’avenir de l’Allemagne en tant que puissance font moins partie d’une tactique délibérée de désinformation, que d’une croyance interne avérée dans la toute-puissance américaine. Le Pentagone croit vraiment qu’il peut mettre l’Allemagne à genoux par le biais de telles mesures (ce qui est évidemment douteux au point où l’on peut regarder la “philosophie” de dévastation de ce projet comme pure utopie, sans s’attarder au fait que ce plan ne tient aucun compte des possibles ripostes allemandes, ou franco-allemandes, ou européennes). Il s’agit du climat de virtualisme où baigne Washington, et particulièrement le département de la défense ; ces affirmations recouvrent sans aucun doute une conviction du côté de ceux qui les font. La grandeur et l’agressivité du projet, qui ressemble par certains côtés à divers projets anti-allemands de la Deuxième Guerre mondiale (le “plan Morgenthau”, par exemple, qui devait réduire l’Allemagne à l’état d’un pays uniquement agricole), semblent même soulever la crainte d’autres services de l’administration.
« The Pentagon plan — and the language expressed by officials close to Rumsfeld — has horrified State Department officials, who believe that bullying other countries to follow the US line will further exacerbate anti-Americanism and alienate those European countries that might support a United Nations resolution authorising a war. »
Les projets de “revanche” du DoD concernent également la France, mais dans une mesure moindre, notamment dans le domaine de la défense, parce que la France est radicalement moins dépendante des USA dans ce domaine. On se trouve devant une démarche de type systématique, qui correspond, au niveau de la coopération technologique et commerciale, à l’attitude américaine au niveau politique et stratégique (militaire). L’effet général va être d’accentuer encore le caractère de tension des relations entre les USA et l’Europe, notamment par les effets sur le climat général, sur les accords d’échange existants, etc. Si les pressions américaines sont sélectives et destinées à distinguer les “mauvais” Européens des “bons”, pour pénaliser seulement les premiers, leurs effets seraient en réalité de peser sur l’ensemble des échanges en raison du caractère intégré, du point de vue commercial, de l’ensemble européen.
Un article de l’hebdomadaire Defense News en date du 17 février s’attache essentiellement à l’aspect de l’industrie de défense (échanges et coopérations) : « French, German Firms Could Pay Price for Split Over Iraq » (de Martin Agüera, à Munich). L’article insiste, de façon peut-être plus réaliste que le plan tel qu’il est présenté par the Observer, sur les obstacles qui vont être mis désormais, du côté américain, au niveau de la coopération et au niveau de l’accès du marché américain de la défense pour les deux pays.
Il s’agit là d’une appréciation plus générale sur le climat nouveau qui s’installe, entre les USA et les deux pays, et sans doute avec plus que ces deux pays — avec la Belgique en plus, et d’autres pays européens d’ores et déjà réservés ou hostiles aux projets US (Autriche, Suède, etc), d’autres encore parmi ceux qui ne “satisferaient” pas aux conceptions de Donald Rumsfeld dans la coopération dans la guerre en Irak. Bien sûr, le domaine de la défense sera le premier touché, parce que c’est un domaine vital pour les USA, et au moins de telles mesures pourraient forcer certains Européens à effectivement considérer qu’il s’agit d’un domaine vital. Les mesures annoncées, notamment les restrictions d’accès au marché US, sont, dans ce cas, en partie plus symboliques qu’autre chose si l’on considère les entraves permanentes, structurelles et très fortes qui existent d’ores et déjà.
L’effet de ces mesures américaines, et aussi de la rhétorique qui les accompagne et du climat général, pourrait par conséquent être de forcer les Européens à organiser de façon plus structurée et plus systématique leur propre industrie de défense ; en même temps, elles pourraient effectivement susciter, comme cela est suggéré ci-dessous, un renforcement des budgets de défense européens. Il est évident que la France est désormais favorable à cette évolution, et l’Allemagne, qui a suivi ces dernières années une voie inverse, pourrait en être convaincue à cette occasion. Quant aux pays engagés avec les USA, principalement le Royaume-Uni, cette nouvelle situation sera plus un problème qu’un avantage : à côté de ses liens avec les USA, le Royaume-Uni renforce ses liens avec l’Europe, notamment avec la France, comme le montrent l’engagement fondamental de Thalès dans le programme des porte-avions et la coopération et l’interopérabilité aéronavales avec la France décidées au Touquet le 5 février. Il sera difficile de concilier longtemps ces deux orientations si celles-ci deviennent antagonistes (effet habituel du “grand écart” britannique).
« Growing tensions among France, Germany and the United States over a possible war with Iraq could chill defense trade on both sides of the Atlantic, frustrating European companies’ efforts to expand access to the lucrative U.S. defense market, according to officials, executives and analysts.
« “There are clear indications some people in the U.S. Congress and in the Pentagon are angry with France and Germany, angry enough exact revenge, and EADS is the perfect target,” one senior European executive said, referring to the European Aeronautic Defence and Space Co., Amsterdam. “It’s French and German, it’s in defense, and it is subject to stringent license requirements and regulations. And every time you need government approvals that involve policy judgments it could be payback time.”
« But what worries European industry is that tensions are increasing with a Pentagon leadership that has been skeptical at best about expanding overseas access to U.S. defense contracts and allowing foreign acquisitions of American companies. »
(...)
» Officials and industrialists on both sides of the Atlantic are girding for possible retaliation. The U.S. Congress is considering legislation blocking American firms and military aircraft from attending the Paris Air Show in June, and some in Europe have urged countries in the region to purge themselves of U.S. defense contracts. »
(...)
» In retaliation, Europe could seek to close its defense market to American suppliers, relying on its own industry for military equipment.
» “If the medium and long term, relations between Europe and America remain tense, you may see an increase in European military budgets, which will provide markets for European companies here,” said Jean-Pierre Maulny, the deputy director of the Institut de Relations Internationales et Strategiques in Paris. “Defence budgets in Europe have stabilized, they are not going down.” »