Rupert Smith, Solana et la futilité de la force

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Rupert Smith, Solana et la futilité de la force


22 janvier 2006 — Jeudi 19 janvier 2006, à Bruxelles, le général britannique Sir Rupert Smith présentait son livre The Utility of Force: The Art of War in the Modern World. C’était l’organisation NDA (New Defense Agenda) qui organisait cette manifestation, où était présent Javier Solana, le Haut Représentant européen.

Rupert Smith est un général britannique célèbre, notamment pour trois de ses principaux commandements avant son départ à la retraite : commandant la division britannique durant la première guerre du Golfe (1991), commandant la United Nations Protection Force (UNPROFOR) en Bosnie en 1995 (il succédait à Michael Rose), adjoint au SACEUR (NATO DSACEUR), le commandant en chef suprême en Europe en 1996.

La thèse de Rupert Smith est que la “guerre industrielle” (“the industrial war“) est finie, remplacée par la “guerre entre les gens” (“the war amongst the people”). La force pure est devenue inutile, déplacée, contre-productive. A propos de la guerre contre l’Irak, Rupert Smith parle même, non sans une certaine ironie dédaigneuse, de « la futilité de la force ».

La présentation du livre dit ceci : « Why do we use military force to solve the world's political problems? And why do our forces win military battles but still fail to solve those problems? It is because the force used lacks utility. From Iraq to the Balkans, and from Afghanistan to Chechnya, over the past fifteen years there has been a steady stream of military interventions that have not delivered on their promise for peace, or even a political resolution. Nonetheless, we still go to war — yet war as cognitively known to most non-combatants, war as a battle in the field between men and machinery, war as a massive deciding event in a dispute in international affairs: such war no longer exists. »

Cette vision est, à première vue, étonnante pour un militaire. Elle correspond à une expérience acquise par une génération de militaires européens, et notamment britanniques, durant les opérations humanitaires des années quatre-vingt-dix (particulièrement en ex-Yougoslavie). Rupert Smith est de la même époque et du même esprit que Sir Michael Rose.

Dans ses considérations, Rupert Smith observe que nombre de structures militaires s’avèrent complètement dépassées, notamment l’OTAN. Par contre, l’UE, dans son évolution actuelle de mise en place d’une structure militaire, est particulièrement prête à s’imposer comme le modèle le mieux adaptée aux nouvelles conditions, notamment grâce au mariage naturel des capacités militaires qui sont mises en place avec les capacités civiles déjà en place. C’est une “page blanche” sur laquelle peut être tracée la nouvelle structure militaire (militaro-civile) adéquate.

Certains pourraient voir dans le schéma qu’esquisse Rupert-Smith, lorsqu’on lui ajoute une dimension politique de prospective stratégique, une vision qui se rapproche de celle du diplomate britannique Robert Cooper (qui travaille au secrétariat général de l’UE, avec Janvier Solana). La parenté est incontestable ; elle n’est d’ailleurs pas surprenante et, éventuellement, pas illogique. Lorsque Rupert Smith décrit la situation militaire à venir, sinon d’ores et déjà existante, et qu’il désigne l’UE comme meilleur instrument potentiel d’intervention, il implique la possibilité que cet instrument soit effectivement utilisé comme Cooper le suggère. L’usage à venir suggérera le jugement politique qu’on doit en faire. Par ailleurs, tout cela ne fait que prendre en compte une situation bien réelle, qui est la fin de la guerre conventionnelle telle que la connaissions, et l’affirmation de la “guerre de quatrième génération” (ou asymétrique).

Solana, qui assistait activement à cette présentation, s’est montré complètement d’accord avec Rupert Smith. (Tout au plus estime-t-il qu’il faudrait envisager une plus grande visibilité militaire, d’un point de vue classique.)

Puis il y eut les questions, après cette présentation. L’une d’entre elles brûlait les lèvres, et elle fut posée, à peu près sous cette forme : “mais si nous sommes effectivement dans le monde que vous décrivez, alors nous sommes dans un autre monde que celui des Américains?” Question brûlante et question inévitable, qui tient en réalité l’essentiel de l’argument politico-militaire européen en faveur du domaine transatlantique et de la coopération serrée avec les Américains. Coopérer avec les Américains? Autrement dit, faire coopérer “the industrial war” avec “the war amongst the people”? Aucun sens, puisque c’est justement le fond du propos, que ces deux situations se distinguent parce qu’elles n’ont rien de commun. Alors, une alliance stratégique entre deux conceptions si opposées? Aucun sens non plus.

Là se situe un incident comique. On aurait pu croire que la question s’adressait à Rupert Smith. Mais Solana, — sans doute (c’est nous qui supposons..) réalisant soudain les implications de la question, des conceptions de Rupert Smith et, par conséquent, de son propre soutien aux conceptions de Rupert Smith, — Solana s’empara prestement du micro. Il s’employa à noyer sous un flot de rhétorique verbeuse (“valeurs commune”, démocratie et le reste des sornettes connues) la redoutable implication que l’intervenant avait mise à jour.

C’est une bonne façon de clore le débat. Les remarques et les constats de Rupert Smith, les conclusions qu’il en tire, sont évidemment à mettre à l’actif de son ouverture d’esprit et de la fraîcheur de sa réflexion. Par ailleurs, ils ne font que rendre compte d’une réalité chaque jour plus évidente, qui est le changement de nature de ce qu’on a coutume de désigner sous le nom de “la guerre”, — mais sans doute est-il nécessaire de disposer d’ouverture d’esprit et de fraîcheur de réflexion, aujourd’hui, pour rendre compte de la réalité, tant celle-ci est obscurcie par l’intervention virtualiste. Sur le plan politique et sur le plan stratégique, les implications sont considérables.

Il est vrai que le constat de la fin de “the industrial war“ nous éloigne radicalement des conceptions américaines. Les Américains sont totalement verrouillés dans ce concept, qui implique le développement géométrique des technologies, du contrôle centralisé (grâce aux technologies), de l’utilisation massive de la puissance de feu contrôlée par les technologies, etc. Lorsque Rupert Smith évoque la « futilité de la force » à propos de la guerre en Irak, on comprend que cela s’adresse aux Américains.

Combien de temps ce divorce de fait durera-t-il sans se concrétiser au niveau politique ? Autrement dit : 1) pendant combien de temps encore Solana arrivera-t-il à s’emparer du micro avant que Rupert Smith puisse répondre ; 2) pendant combien de temps encore Solana aura-t-il envie de s’emparer du micro avant que Rupert Smith puisse répondre ; et 3) pendant combien de temps encore Solana s’emparera-t-il du micro sans avoir envie de dire que, finalement, après tout, oui, nous vivons désormais dans un autre monde que celui des Américains.