Rupture psychologique

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Rupture psychologique

19 février 2011 — Il est hors de question de ne pas établir un lien serré entre tous ces événements qui déferlent à la vitesse d’un ouragan ou, comme disait l’avisée Hillary Clinton, à la vitesse-turbo d’un “perfect storm”… Tunisie, Egypte, Yemen, Bahrain, Libye, Iran, etc., sans compter les candidats (Jordanie, Arabie, etc.) qui se bousculent au portillon. Inutile de faire les comptes pour savoir qui l’emporte, inutile de chercher un sens politique, un sens géopolitique, un sens idéologique dans tout cela, car la chose reviendrait à se référer à des mesures d’un monde qui est en train de s’effondrer et de disparaître.

Vous ne pouvez pas ne pas ajouter à cette liste le cas du Wisconsin, parce que les protagonistes eux-mêmes en ont décidé ainsi («From Cairo to Madison Workers Unite», un des slogans des manifestations massives à Madison, capitale de cet Etat de l’Union). Le Wisconsin est essentiel pour sa formidable puissance symbolique d’un lien de révolte établi entre les pays marginaux, de seconde zone, les handicapés de la civilisation, les inaptes à la démocratie sinon à coups de bombes intelligentes et de leçons de morale politique d’Hillary Clinton, – et le cœur profond du phare de la démocratie de l’American Dream, qui se trouve plongé dans les mêmes tourments psychologiques… Peu nous importent les différences entre ces mondes, entre ces gens, entre leurs revendications, entre leurs modes de vie, entre leurs conceptions, toutes ces mesures qu’on a l’habitude depuis des décennies, et peut-être plus encore, de solliciter pour faire subsister des antagonismes arrangeants et éviter d’aborder les questions fondamentales de cette crise terminale, et pour éviter de décrire selon cette démarche dialectique tactique chère au Système l’état “d’un monde qui est en train de s’effondrer et de disparaître”. Quelque chose de plus puissant que tout cela les unit.

Selon cette approche, il ne nous importe guère de connaître les revendications des uns et des autres, et si elles seront satisfaites, et si telle ou telle “révolution” ira à son terme ou sera récupérée, etc. Il ne nous importe guère de savoir si, ici ou là, un grand mouvement réformiste ou révolutionnaire est en marche, ou bien si tel grand projet réformiste ou révolutionnaire n’a aucun chance. Il ne nous importe guère de savoir si celui-là est plus de gauche que de droite, celui-là plus conservateur que progressiste, celui-là plus zélé croyant que Tartempion. On ne bâtit pas un “monde meilleur” à partir des éléments fondamentaux d’un Système qui est “la source de tous les maux”, sans avoir mis à jour et détruit tous les composants de ce Système, sans avoir parfaitement identifié la structure et les fondements de ce Système maléfique. Ce n’est pas un travail d’expert, de politologue, ni même de philosophe de la modernité. C’est un travail de la psychologie du monde, atteignant une dimension collective sous l’empire de l’“intuition haute” pour ce cas, qui doit s’imprégner des enseignements fondamentaux des grands courants métahistoriques en train de souffler sous la forme du “perfect storm” d’Hillary, – et chacun en ayant sa part, y compris Madison, Wisconsin.

Dans cette phase de la crise, nous faisons grand cas du système de la communication. Ce Janus est un diabolus ex machina qui a trahi son camp, c’est-à-dire le Système. Sa représentation technique et technologique, c’est notamment le foisonnement des réseaux, d’Internet et tout ce qui va avec. Nous en avons parlé avant-hier pour commenter les mines hagardes des chefs des services de renseignement US devant les sénateur («We are not clairvoyant»). A notre raisonnement sur l’importance de ces choses, on opposerait des considérations techniques sur le contrôle d’Internet par les autorités contre les révoltés qui en useraient, paraît-il, pour développer et structurer leurs mouvements. C’est ne pas comprendre le sens de notre argument ; les raisonnements qu’on oppose ne sont pas faux mais ils sont, comme dit la langue de notre Système, “irrelevant” pour notre raisonnement. Ils parlent d’autre chose que ce dont nous parlons.

Nous ne voyons nullement la puissance rupturielle d’Internet et de tout ce qui va avec dans la capacité d’organisation, de coordination, de contacts entre les citoyens, etc., de tous ces moyens techniques… En d’autres mots, l’aspect “démocratique” (même si on le veut antiSystème, certes) ne nous intéresse pas dans ses effets d’organisation et d’évolution politique, car c’est là aussi renvoyer à ce “monde qui est en train de s’effondrer et de disparaître”. (D’ailleurs, on notera que c’est bien le Système lui-même qui a inventé l’idée d’un système de communication “démocratique” avec le Net, avec tant d’idée derrière la tête ; s’affronter sur cet aspect de la chose, c’est encore jouer avec les règles du Système, donc lui céder d’une façon ou l’autre, à un moment ou l’autre.) C’est en amont comme l’on dit (ici, nous sacrifions à la dialectique du Système, par politesse), que l’action de la chose est essentielle.

Quand les chefs des SR américaniste croulant sous les dizaines de $milliards de leurs budgets annuels vous disent qu’ils n’ont rien vu venir, il faut prendre ce qu’ils disent au pied de la lettre. Ils n’ont rien entendu, rien senti, rien deviné, du “perfect storm” en train de lever, – parce que, disent-ils plaintivement, comment distinguer les signes précurseurs de la chose entre les centaines de millions de correspondants de Facebook, de Twitter ou de tel système Tartempion. (Parce que, pourrait-on dire, il n’existe effectivement aucun signe précurseur, sur ces réseaux, qui soit de l’entendement des analystes de la CIA ou de la NSA, pour prévoir ce “perfect storm”.) L’enquête dont ils parlent, et où ils ont échoué, ne se place pas lorsque le “perfect storm” souffle, – à ce moment, effectivement, où l’on peut intervenir, couper tel réseau, intervenir contre tel autre… Mais à ce moment, il est déjà trop tard, et l’action des réseaux n’a plus du tout d’importance décisive, et par conséquent les actions répressives sur ces réseaux n’ont plus qu’une efficacité effective également d’une faible importance. Les gens sont déjà dans la rue, et, surtout, les psychologies sont déjà décisivement bouleversées et transformées en ce que nous nommerions une “psychologie de la révolte possible”. (Ce que Robert Fisk, dans The Independent du 19 février 2011 désigne ainsi, – contentons-nous du titre, à propos de Bahrain comme pour les autres cas, et tout est dit lorsque l'on voit ces manifestants hurler en offrant leurs poitrines au tir des mitrailleuses : «“They didn't run away. They faced the bullets head-on” – After Egypt's revolution, the people have lost their fear.»)

L’analogie avec les pays d’Europe de l’Est en 1987-1989 est bonne, mais elle est bonne psychologiquement. Il n’était pas question d’Internet, de Facebook, de Twitter à ce moment… C’est Gorbatchev, ce très grand homme d’Etat qui, éventuellement “à l’insu de son plein gré” (mais pas sûr, cela…), fit office d’Internet, de Facebook, de Twitter à ce moment ; c’est lui qui déclencha la “rupture psychologique”, qui fut le détonateur génial et inconscient, en faisant avancer de façon inconsciente dans la psychologie des gens que ce qui paraissait impossible était devenu possible, – la révolte, l’insurrection contre un système (le communisme ne mérite pas la majuscule dont nous ornons notre propre Système, n’étant qu’un sous-produit, ou sous-système à cet égard). La différence, aujourd’hui, avec Internet et le reste, c’est la rapidité et la diffusion à mesure de la chose ; non la rapidité et la diffusion à mesure des consignes, de l’organisation, etc., mais la rapidité du basculement, puis de la rupture psychologique qui précèdent les événements puisqu’ils les font naître. Ainsi ne voit-on pas venir ces événements et, lorsque Internet et le reste imposent leur puissance rupturielle il n’y a aucune raison pour que les directions politiques du Système interviennent contre eux puisque le processus n’est identifié par personne (y compris par ceux qui en bénéficient et voient leur psychologie transformée), puisque le processus n'est pas réalisable en pleine conscience. En cela, l’analogie 1989 s’avère sans doute insuffisante et sollicite le concours de l’analogie 1789 selon notre conception de l’événement.

Ainsi l’événement-2011 a-t-il des éléments de 1989, mais dépasse infiniment 1989 en ampleur, en puissance, en conséquence, justifiant notamment d’en appeler à 1789 pour le comprendre. Grâce à ce système de communication-Janus tel qu’on l’a décrit, dans son action rupturielle au moment où on le situe, hors des critères d’efficacité opérationnelle traditionnels, la “rupture psychologique” est globale, totale, insaisissable, et toujours en avance sur toutes les prévisions et analyses, et éventuelles impuissances des services de renseignement. Elle précède la conscience qu’on peut avoir de l’événement, elle est totalement imprévisible. Pour cela, elle est un facteur puissant d’“eschatologisation” de la crise, totalement hors du contrôle humain même si elle utilise sans la moindre vergogne et peut-être avec une jubilation dont on entendrait presque des échos, les instruments (Internet et le reste) développés par ce qu’on nomme “le génie humain”, cette fameuse raison humaine, sous strict contrôle du Système et du Progrès.

Ce qui se passe en ce moment, est-ce la poussée finale, – disons “la lutte finale”, pour faire délicieusement rétro ? Eh bien, figurez-vous que nous n’en savons rien, que nous serions bien en peine de faire une projection qui aurait la gloire d’être une divination en cas de réussite, et que finalement cela ne nous importe en aucune façon. Ce qui nous importe, c’est d’observer l’avancement extrêmement efficace du processus de destruction par déstructuration du Système, de l’identifier, de la mesurer, pour faire en sorte qu’on ne se trompe pas sur le sens des choses et qu’on ne prenne pas quelques vessies maquillées pour autant de lanternes de bon aloi, et une bataille manipulée par nos préjugés pour “la lutte finale”. Certains nous reprocheraient peut-être ce refus de la prévision ou cette attitude vis-à-vis de la prévision, – qui pour manque d’audace, qui pour impuissance à donner “de l’espoir” à ceux qui nous lisent en ne décrivant pas pour eux “les lendemains qui chantent”. Cette sorte d’argument nous confondrait par sa faiblesse et son obsolescence. Serait-ce manquer d’audace qu’annoncer, commenter et observer sans crainte l’effondrement d’un Système d’une telle puissance et d’une telle concentration maléfique en lui, au point qu’on peut en faire le Mal lui-même ? Serait-ce priver les autres d’espoir qu’annoncer, commenter et observer sans crainte ce qu’on juge être l’effondrement de ce que notre univers, aussi bien physique que métaphysique, peut nous offrir de plus maléfique ? Serait-ce manquer d’audace que de reconnaître qu’un événement d’une telle puissance bouleversera si radicalement tout ce qui forme notre univers, et particulièrement et par-dessus tout notre psychologie, qu’il est absurde et insensé de vouloir décrire ce qui lui succédera ?

Du fortuit à l’inéluctable

Répétons-le, – “Inutile de faire les comptes pour savoir qui l’emporte, inutile de chercher un sens politique, un sens géopolitique, un sens idéologique dans tout cela, car cela reviendrait à se référer à des mesures d’un monde qui est en train de s’effondrer et de disparaître.” L’aspect psychologique, qui est le caractère essentiel de ces événements (cf. l’ère psychopolitique), s’impose comme d’une importance infiniment plus grande que les autres aspects mentionnés ci-dessus, au point qu’on peut parler d’une nature différente. Plutôt que de proposer d’autres solutions à une situation de crise, comme ferait une évolution géopolitique ou économique qui resterait dans le cadre initial du modèle détruit, l’aspect psychologique ouvre une voie vers des attaques supplémentaires du Système et justifie de plus en plus la pensée de la destruction totale du Système. Grâce à cette évolution psychologique nous approchons, si nous ne l’avons atteint, du moment où l’argument TINA (There Is No Alternative) qui soutient le Système contre toutes les attaques se retourne absolument contre le Système : si vous avez des doutes dans votre jugement sur le Système, donc avec quelques appréciations encore favorables et par conséquent sans envisager qu’une condamnation complète et sans appel soit possible, vous êtes encore vulnérable à l’aspect totalitaire de l’argument TINA et vous y cédez ; si vous n’avez plus que des appréciations négatives sur le Système, TINA devient tout à coup, a contrario, un argument total de révolte et de destruction du Système (du type : “Puisque ce Système nous conduit à l’effondrement et qu’il affirme qu’il n’y a pas d’alternative à lui-même dans le cadre où il évolue, eh bien il faut le détruire, et le cadre où il évolue avec lui, pour ne pas être emporté dans son effondrement”). Soulignons bien qu’il n’est pas nécessaire d’avoir conscience de ce renversement complet de TINA pour y être soumis…

La question cruciale, centrale, fondamentale qui se pose est de savoir pourquoi cette rupture psychologique fondamentale, qui conduit à envisager des arguments aussi expéditifs (“ce Système nous conduit à l’effondrement”), aurait-elle lieu maintenant. D’abord, ces arguments expéditifs n’existent pas à l’origine de ces mouvements mais ils se créent, presque comme d’une génération spontanée, à mesure que ces mouvements se développent. Or, ces mouvements se développent comme s’ils avaient de très forts liens de situation entre eux alors qu’ils n’en ont guère qui justifient de tels phénomènes de “génération spontanée” d’une appréciation catastrophique du Système. Le seul lien est effectivement psychologique, et l’événement originel, tout déplorable qu’il soit (une immolation par le feu, par exemple), est souvent d’une importance extraordinairement faible par rapport à l’effet généré. D’autre part, on ne voit pas que la situation justifie plus, aujourd’hui qu’hier, l’une ou l’autre réaction qui se développe, même dans les événements les plus compréhensibles. (Par exemple, la révolte de Madison n’intervient pas parce que l’Etat du Wisconsin s’effondre, – collapsus du à sa dette publique, une des catastrophes annoncées par l’une ou l’autre prospective économique, – mais parce que l’Etat du Wisconsin, après tant d’autres pouvoirs publics et avant d’autres, et de la même façon, veut commencer à réduire son déficit public.) Il y a un extraordinaire aspect fortuit dans l’origine ou les origines du phénomène général et un extraordinaire aspect inéluctable dans l’enchaînement des conséquences pourtant sans liens apparents entre elles. C’est à ce point que, “techniquement” si l’on veut, nous rappelons notre hypothèse du développement du processus, – ou comment le fortuit peut créer l’inéluctable :

«[L]information a abandonné sa définition réduite à son seul caractère informatif, elle est devenue un acteur même de la bataille où s’affrontent la subversion du Système et la recherche de la vérité par la résistance au Système, et un acteur créateur de l'événement. Ainsi devient-elle formatrice des “révolutions” par le biais des flots extraordinaires institués par le système de la communication au nom du Système, et retourné contre le Système. En quelque sorte, l’information devient créatrice de l’événement dont on jurerait pourtant qu’elle n’a pour seule fonction que de le décrire… […]

»En face [du Système] s’est constituée, cette fois avec des conséquences immédiates redoutables, et qui s’enchaînent les unes après les autres (Tunisie, Egypte, Yemen, etc.), une dynamique autonome qui semble avoir sa propre spécificité, qui poursuit son propre but. Même ceux qui en profitent et qui l’animent semblent en être les instruments bien plus que les manipulateurs, et ainsi en arrive-t-on à des “révolutions” sans tête, sans véritable but, sans véritable prise de pouvoir et ainsi de suite, dans tous les cas selon les normes humaines de ces différents aspects, dont l’effet est une déstructuration de l’architecture du Système.»

Si le fortuit (l’origine factuelle nullement décisif du phénomène) crée l’inéluctable (l’enchaînement décisif du phénomène), c’est qu’il y a quelque chose de fondamental, de propre à l’inéluctable, hors des logiques rationnelles des événements, et que la psychologie en est le véhicule. Cette explication, qui fait effectivement la part essentielle à l’évolution de la psychologie, – à sa rupture et à son collapsus par rapport à l’attitude réclamée par le Système, – ne fait que rendre plus pressante la question, ou plutôt les questions en une : pourquoi maintenant et à cause de quoi ? Nous en sommes réduits aux hypothèses et rien d’autre puisque nous pouvons nettement écarter la cause événementielle comme facteur fondamental et que le processus d’enchaînement est psychologique et nullement lié à des contraintes de situations. C’est là que nous estimons que nos hypothèses sur l’existence de forces supérieures, métahistoriques, qui se heurtent à la dynamique du Système pour l’affronter, qui font jouer leurs effets essentiellement par le biais des psychologies, ont toute leur place. La référence à une intuition haute, – notamment parce que cette intuition a toutes les raisons de choisir la psychologie comme véhicule de son inspiration, – comme inspiratrice de ces forces, et des événements que ces forces déclenchent, nous paraît tout à fait justifiée, alors que les appréciations rationnelles, éventuellement celles sur “le hasard et la nécessité”, se trouvent aujourd’hui en pleine débâcle en même temps que le Système avec lequel elles ont eu trop partie liée.