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239427 septembre 2016 – Lu dans Éléments n°162, d’octobre 2016, dans un “Esprit des lieux”, de Solange Bied-Charreton, en visite à Delhi (New & Old), ce passage p.93 qui m’arrête, me fascine, qui résonne en moi et m’inspire absolument :
« ... Le diplomate m’apprend l’importance de la tradition soufi à Delhi et l’impuissance des salafistes qui rôdent autour du Dargâh. Je [lui] raconte ce que j’ai vu en Malaisie à l’automne précédent, ces petites filles de trois ans voilées comme des Saoudiennes. La disparition des cultures malaise et indonésienne dans un totalitarisme religieux allochtone. L’évanouissement du costume traditionnel, réservé au spectacle qu’on donne dans les grands hôtels. Réservé à la nostalgie, aux musées, aux touristes. L’islamisme est le pendant oriental du nihilisme occidental. “L’islam est mort, soupire le diplomate, le christianisme aussi, mais les deux religions n’ont cependant pas voulu mourir de la même façon. La mort de l’islam est très musulmane, la mort du christianisme très chrétienne.” L’islam [qui] a voulu sa mort dans la nécrose, accorde maintenant son intransigeance au terrorisme. Le christianisme, lui, a trouvé la mort dans la sécularisation, et dans une folie qu’[il] appelle ‘liberté’. Le diplomate rappelle le mot du vieux Chesterton à propos des idées chrétiennes devenues folles. “Le mariage pour tous, conclut-il, est à ce titre une initiative typiquement chrétienne”. Silencieux sous la lune, Raju dans son taxi médite en m’attendant. »
Il n’y a pas grand’chose à ajouter tellement le mot (chaque mot) est juste, tellement ces phrases, ces jugements dits d’un ton apaisé, sonnent absolument harmonieux. La lumière qu’elles diffusent, ces phrases, ce constat dit dans un soupir et avec une voix qu’on devine douce et résignée, qui est si apaisante ; si apaisante paradoxalement par rapport à ce qu’il nous dit, parce qu’il nous décrit l’impasse dans laquelle nous nous trouvons par rapport aux outils de la pensée dont nous disposons pour tenter de la briser ; “l’islam est mort, le christianisme aussi”, et il pourrait dire la même chose du reste du phénomène religieux, et qu’ainsi nous nous retrouvons orphelins, impuissants, aveugles se débattant dans une nuit noire en proclamant de façon si dérisoire nos théories novatrices, déstructurantes et dissolvantes, notre postmodernité prétentieuse et chargée du rien dans le vide du monde, tout ce bazar clinquant qui prétend changer le monde. On ne change pas ni ne répare ce qui s’est écroulé, on ne peut qu’en contempler les ruines.
« De plus en plus de gens ne supportent plus de vivre sans Dieu », dit Michel Houellebecq en 2015 après avoir, dix ans plus tôt, mesuré sans joie excessive la satisfaction de façade d’une population nouvelle prétendant se satisfaire dans la jouissance de l’instant de l’effondrement du fait religieux qui n’a d’importance que dans ceci qu’il acte dans les structures de notre civilisation la mort du sacré. Cette satisfaction extraordinairement éphémère, quelques années pas plus, chargée d’une substance aussi consistante qu’un grain de poussière flottant désormais au gré au vent déchaîné des tempêtes d’une époque de fureur et de désordre terribles...
« Le mariage pour tous, conclut-il, est à ce titre une initiative typiquement chrétienne », dit le vieil homme de sa même voix douce, et cette affirmation est d’une étonnante justesse. Il parle ainsi du suicide du christianisme, tout comme il y a le suicide de l’islam dans la barbarie manufacturée et postmodernisée malgré ses prétentions à faire un pont avec le passé de Daesh et de ses métastases islamistes divers, et tout cela fournis “clef en main” par le capitalisme du vide et du rien, avec l’insignifiance entropique de sa prétention civilisationnelle... Le fait suicidaire de cette époque, affectant toutes les religions structurantes de notre civilisation, ponctué par le surgissement de cette monstruosité difforme et informe qu’est la postmodernité qui prétend institutionnaliser le vide et le rien, ce n’est l’aube de rien du tout puisque c’est le crépuscule d’un Temps qui a fait son temps historique, qui a perdu sa dimension métahistorique et qui se dissout dans le rien. C’est une époque effrayante dans l’épreuve qu’elle constitue, certes, mais il n’y a vraiment rien à en regretter tant elle s’est montrée pour ce qu’elle est, variation frivole et maquillée de simulacre sur le vide et sur le rien. Il y a presque une joie apaisée à contempler son effondrement...
Nous sommes épuisés, exténués et brisés, absolument écrasés par la fatigue de l’usure de nous-mêmes, par la vanité de nos réparations à la hâte d’une civilisation qui se dissout à une telle vitesse. Nous voulons saisir les bribes et les restes d’un festin qui se perd dans la nuit des temps enfuis, qui pue littéralement, qui empoisonne le monde. Notre incroyable et immense puissance balbutie, hagarde, hallucinée, cadenassée dans l’impuissance qu’elle s’est faite d’elle-même, constituant ainsi un fait sans précédent d’une civilisation produisant avec un zèle paroxystique sa propre contre-civilisation ; une civilisation qui s’effrite à une telle vitesse folle, à un rythme si dément, alors qu’elle se trouve au sommet de sa prétendue puissance, alors que sa propre puissance la brise et la dissout. Jamais un crépuscule n’a éclairé d’une lumière aussi sombre mais aussi crue et impitoyable la vanité d’une entreprise humaine prétendant fixer sa destinée dans le temps arrêté, dans le présent éternel, comme l’on ferme les écoutilles et se bouche les oreilles en prétendant qu’ainsi niée par nous-mêmes, la tempête n’existe pas. Nous sommes dérisoires.
J’ignore bien entendu, – et bienheureusement car c’est ainsi écarter une vanité de plus de l’esprit d’un temps achevé dont je dépends encore, – j’ignore ce que l’aube prochaine nous réserve. Mais les phrases douces et rêveuses du vieux diplomate indien actant nos suicides respectifs résonnent en moi comme le ferait une sagesse venue du fond des temps, je veux dire des temps d’avant notre Temps catastrophique, tout entier abîmé dans les rets du pacte faustien sur quoi s’est bâti la modernité de la civilisation à prétention universelle, désormais effondrée sous nos pas de somnambule. La sagesse venue du fond des temps nous appelle.
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