Saint-Wikileaks (ou qui que ce soit), “fuitez” pour nous

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Assange et son affaire pendante d’extradition vers la Suède ont disparu de nos écrans radar. Quelques connaisseurs du genre continuent à vous assurer que tout cela n’était qu’un coup monté, qu’Assange était manipulé par le système médiatique pour le servir, ce système-là. Qu’importent ces finesses et confidences des connaisseurs, il nous reste à constater la vertu de durabilité du “système” Wikileaks, – qu’il s’agisse vraiment ou pas de Wikileaks. Les documents communiqués ont été notamment communiqués au New York Times (le 25 avril 2011) au Monde (le même 25 avril 2011), au Guardian, etc. Ce sont moins les révélations apportées par ces documents qui nous importent que le témoignage impliqué sur le fonctionnement des “systèmes”, – tant celui qu’implique l’activité de Wikileaks d’une part, que l’activité de notre Système commun à tous.

(A ce dernier propos, on citera le texte du Monde qui est référencé ici, et qui a adopté un point de vue concernant les informations diffusées par Wikileaks qui n’est pas sans intérêt. Le traitement d’adolescents afghans internés à Guantanamo sans aucune raison qu’une mesure administrative totalement illégale découlant d’une rafle de hasard, de renseignements non recoupés, de marchés tordus avec l’un ou l’autre groupe afghan, révèle surtout, selon l’angle d’analyse qui est adapté ici, une extraordinaire bêtise du Système qui semble être diffusé à toutes ses branches, à toutes ses bureaucraties, dans toutes ses procédures. Le temps passé entre une décision de libérer un prisonnier et la libération, souvent selon des orientations contraires à celles qui sont recommandées, fournit un éclairage fulgurant sur l’impuissance et la lourdeur paralysante de la chose ; il s'agit de la conséquence du caractère bureaucratique de la nécessité de processus internes, “légaux” par rapport à la situation du Système, – nécessité d'une “légalité” formelle à l'intérieur d'une situation totalement illégale dans l'esprit de la chose et par rapport aux normes légales du Système. Cette caractéristique fondamentale du dynamique “modèle américaniste”, sinon de l’American Dream, nourrit un peu plus le scepticisme devant toutes les superbes machinations et habiles vilenies supposées de l’hégémonie américaniste. L’Amérique est le cœur et la substance du Système, une énorme et aveugle machine à broyer, une usine à gaz qui contamine autant ses “adversaires” supposés que ses serviteurs. Il est bien heureux d’entendre cette usine à gaz pétarader de plus en plus sinistrement, en attendant l’impact de la Chute.)

Notre principal centre d’intérêt à propos de ces nouvelles “fuites” que les journaux de la presse-Système s’empressent de diffuser selon leur habitude de recherche de dédouanement, parallèlement à leur collaboration active avec lui (le Système), c’est de constater combien le système antiSystème qu’est Wikileaks a bien pris sa place au cœur de la chose et diffuse avec régularité son poison antiSystème. Cela ne nous éclaire sur rien, sur le fonctionnement, la compositions, les buts éventuels, etc., de ce système antiSystème. Cette remarque est justifiée pour le moins par le fait qu’on en est au point où l’on se demande si l’“auteur” (le responsable) de la fuite Wikileaks est bien et tout à fait Wikileaks. Le site Huffington.post publie une explication longue et compliquée, ou bien faut-il parler d’une enquête policière, de Michael Calderone, le 25 avril 2011. Il en ressort que Wikileaks n’est peut-être pas Wikileaks, dans tous les cas pas tout au long du processus même s’il est initialement le fournisseur, ou bien s’agit-il d’un Wikileaks transformé, maquillé, etc. (Par exemple : «[NPR executive editor Dick Meyer]says he doesn't know who provided them to the Times. “For now, all that's known is who didn't.” “WikiLeaks is not our source,” Times executive editor Bill Keller told The Huffington Post. “We got the material with no embargo.”») Seule certitude : il s’agit bien de câbles authentiques puisqu'ils sont pris et perçus comme tels, des câbles authentiques de la catégorie “Wiki-câbles” si l’on veut, et ils embarrassent bien le gouvernement US. (Bonne documentation sur cette séquence de “fuites”… Le Guardian nous donne, le 25 avril 2011, une couverture de tous les commentaires et réactions, ainsi qu’une analyse, ce même 25 avril 2011, du contenu des documents.)

D’une façon qui présente une intéressante similitude d’appréciation des activités du système antiSystème Wikileaks et de ses conséquences pratiques, soit directes, soit indirectes, Tom Engelhardt présentait sur son site TomDispatch.com, le 24 avril 2011, un texte de Alfred W. McCoy et Brett Reilly, deux universitaires et historiens spécialistes des questions “impériales”. Leur texte analyse la façon dont les grands empires, – spécifiquement l’empire britannique dans ce cas, – ont prospéré grâce à la constitution d’“élites collaboratrices” locales dans les pays et régions conquis. La décadence du système britannique (comme des autres empires européens) mina l’empire et permit son effondrement brutal après la Deuxième Guerre mondiale. McCoy-Reilly observent que les USA, qui ont fort bien organisé leur influence “impériale” durant un demi-siècle, sont en déroute complète à cet égard aujourd’hui… «For more than 50 years, Washington has been served well by a system of global power based on subordinate elites. That system once facilitated the extension of American influence worldwide with a surprising efficiency and (relatively speaking) an economy of force. Now, however, those loyal allies increasingly look like an empire of failed or insubordinate states. Make no mistake: the degradation of, or ending of, half a century of such ties is likely to leave Washington on the rocks.»

L’aspect qui nous ramène à Wikileaks est effectivement exposé aussi bien dans le texte de présentation d’Engelhardt, que dans celui de McCoy-Reilly, comme on peut le lire dans les extraits ci-dessous.

• Engelhardt : «Imperial powers hedge their bets. The most striking recent example we have of this is in Egypt. While the Pentagon was pouring money into the Egyptian military (approximately $40 billion since 1979), it turns out – thank you, WikiLeaks! – that the U.S. government was shuttling far smaller amounts (millions, not billions) to various “American government-financed organizations” loosely connected with Congress or with the Democratic and Republican parties. Some of that money, in turn, was being invested in “democracy-building campaigns” aimed at teaching young Egyptian activists how to organize a movement against their autocratic ruler, how to make the best use of social networking sites, and so on. […]

»Think of it as a kind of grim irony that a significant part of the Egyptian military’s high command was in northern Virginia, attending an annual U.S.-Egypt Military Cooperation Committee meeting in late January, when all hell broke loose in Tahrir Square, thanks to those Egyptian activists, some trained with Washington’s money. The creation or support of elites has, as Alfred McCoy and Brett Reilly write, always been crucial to running global empires…»

• Alfred W. McCoy et Brett Reilly mettent effectivement en évidence cet aspect des coups essentiels portés à la structure d’influence “impériale” des USA, – Wikileaks, encore Wikileaks : «In one of history’s lucky accidents, the juxtaposition of two extraordinary events has stripped the architecture of American global power bare for all to see. Last November, WikiLeaks splashed snippets from U.S. embassy cables, loaded with scurrilous comments about national leaders from Argentina to Zimbabwe, on the front pages of newspapers worldwide. Then just a few weeks later, the Middle East erupted in pro-democracy protests against the region’s autocratic leaders, many of whom were close U.S. allies whose foibles had been so conveniently detailed in those same diplomatic cables.

»Suddenly, it was possible to see the foundations of a U.S. world order that rested significantly on national leaders who serve Washington as loyal “subordinate elites” and who are, in reality, a motley collection of autocrats, aristocrats, and uniformed thugs. Visible as well was the larger logic of otherwise inexplicable U.S. foreign policy choices over the past half-century…»

Les deux commentaires éclairent l’effet antiSystème de Wikileaks, – effet indirect profond après l’effet direct de la publication, – sur les événements et les relations internationales, dans la mesure où cet effet est fondamentalement de rupture de la narrative du Système, avec le désarroi du Système qui va avec. Pour ce qui concerne les révélations concernant Guantanamo, elles ont aussitôt amené des commentaires catastrophés du département d’Etat, par ailleurs très critique du rôle du New York Times qui a joué son rôle de grand libéral en sacrifiant à la sacro sainte liberté de la presse (curieux et poétique oxymore, la “liberté de la presse-Pravda”). Une fois de plus, le puissant gouvernement des Etats-Unis se met en position de faiblesse en montrant sa sensibilité à la diffusion de ses propres câbles dont on sait plus guère ce qu’ils ont encore de “diplomatiques”. (McCoy-Reilly ont, dans leur texte, une bonne appréciation de la décadence politique et intellectuelle du système diplomatique US, qui a effectivement assuré une formidable capacité d’influence pendant un demi-siècle.)

Un élément intéressant est la prise en compte automatique et dévastatrice de la progression des événements par les “fuites”, par conséquent pour les affaires traitées l’extension de la mise à jour de la culpabilité bien au-delà de l’administration Bush, à l’administration BHO et à tout le Système par conséquent. (Glenn Greenwald, de Salon.com, met en évidence cet aspect de la culpabilité étendue au domaine entier du Système, ce 25 avril 2011.) Cette implication générale étend la responsabilité de l’administration BHO à mesure, et concourt effectivement à rendre structurelle cette séquence de “fuites” Wikileaks, renforçant l’impression d’un système (un système antiSystème) qui s’est fortement implanté, qui s’est structuré lui-même, qui est devenu impossible à identifier, – paradoxalement, alors que l’affaire Assange semblait devoir le mettre justement, et dangereusement, en lumière. Wikileaks devient ainsi autant une chronique de la vilenie et de la décadence du Système qu’un “éclaireur” ponctuel sur tel ou tel cas. Il menace autant le présent et l'avenir du Système qu'il ne révèle son passé.

Cette conséquence dans le domaine de l’effet direct enchaîne directement sur l’effet indirect identifié par Engelhardt et ses invités McCoy-Reilly, c’est-à-dire l’implication du développement et de l’installation structurelle du système de fuites, Wiki-câbles en tant que tel, c’est-à-dire en tant que système antiSystème, comme facteur de désordre permanent de la structure diplomatique et d’influence US, comme base d’attaque automatique et permanente pour une déstabilisation rupturielle de cette structure. Si l’on veut, chaque nouvelle séquence de “fuites”, quel que soit le sujet, quels que soient les acteurs, etc., renforce la structuration du système antiSystème et, par conséquent, la pression permanente exercée sur l’un des instruments les plus fondamentaux de l’hégémonie US. C’est la politique générale du Système qui est ainsi mise en cause, à mesure qu’elle se déroule dans son processus de chute, avec Wikileaks comme facteur aggravant et accélérant remarquable d’efficacité. Bien sûr, bien plus qu’une machination humaine, – même si machination(s) il y a, – on se trouve devant les effets d’enchaînement automatique du système de la communication, comme toujours et plus que jamais Janus du Système général qui l’a enfanté.


Mis en ligne le 26 avril 2011 à 05H59

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