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1844Il est difficile d’imaginer Soljenitsyne sans cette longue barbe de patriarche. Pourtant, lorsqu’il était officier de l’Armée Rouge, combattant de la “Grande Guerre Patriotique”, avant d’être envoyé au Goulag par Staline parce qu’il s’interrogeait sur les qualités de stratège de ce même Staline, Soljenitsyne n’avait pas sa barbe de patriarche. Ce sont les épreuves, la tragédie de la Russie, ses années passées dans le Goulag à côtoyer la folie, qui le nimbèrent de cet attribut évident. Plus encore qu’anti-communiste comme nous aimons à le célébrer pour le renforcement antinomique de cette “pathologie idéologique” qu’est notre dogme libéral, Soljenitsyne était d’abord un Russe, un héritier d’une vieille nation européenne; nous parlons de la vieille nation historique qui est, jusqu’ici et jusqu’à nouvelle trouvaille, le seul véhicule acceptable de la transcendance historique, laquelle est de son côté la seule force cohérente, capable d’opposer un sens au chaos cruel qu’est l’histoire du monde réduite à ses événements temporels.
On célèbre donc, pour sa mort, l’homme qui identifia, décrivit, disséqua L’archipel du Goulag, cette incroyable machinerie de l’abattoir stalinien qui alla jusqu’à former une géographie de l’élimination de l’espèce. De là, on fait de Soljenitsyne le héraut de l’anti-communisme, qui ne serait pas loin de devenir anti-russe si l’on écoute les philosophes et les moralistes de l’école de la pensée transatlantique. Bien entendu, c’est l’habituel détournement du sens, si commun à notre “pathologie idéologique”. Soljenitsyne ne concevait la lutte contre le communisme stalinien que dans la mesure où ce communisme constituait une attaque fondamentale contre le spiritualisme russe, et cela le conduisait aussi bien à mettre en question, de manière aussi forte, le libéralisme occidental qui était une autre forme d’attaque contre ce même spiritualisme. Si Soljenitsyne doit être conservé dans notre mémoire historique pour son Archipel du Goulag, il doit l’être aussi pour son “Discours de Harvard” du 8 juin 1978 qui constitua une attaque prémonitoire contre le courant qui allait emporter l’après-Guerre froide et le monde post-communiste dans une pression déstructurante d’une puissance sans précédent. Jimmy et Rosalyn Carter, qui assistèrent au discours, furent stupéfaits de la vigueur de l’attaque. Depuis, il est possible que Carter se soit dit, à telle ou telle occasion, sans doute dans un moment d’égarement, que le patriarche barbu du “discours de Harvard” n’avait peut-être pas tout à fait tort.
De ce point de vue qui prime tous les autres au regard de l’Histoire, Soljenitsyne ne doit évidemment pas être enrôlé sous la bannière intéressée des occidentalistes anti-communistes, qui finissent effectivement anti-russes par entraînement de la logique et subvention des instituts américanistes idoines encore plus que par accident. Soljenitsyne fait partie d’une trinité russe de la fin du communisme, héritier d’un courant national russe replié sur une défensive vitale, avec Gorbatchev et Poutine respectivement. Soljenitsyne a donné l’orientation de la conscience pour la libération du communisme en avertissant du danger libéral, Gorbatchev a pulvérisé psychologiquement le communisme, Poutine a lancé le relèvement de la Russie à partir des décombres où le capitalisme américaniste eut largement sa part dans la période Eltsine. Quelles que soient les étiquettes et les particularismes de carrière des uns et des autres, l’Histoire retiendra ces actions essentielles des trois hommes. L’Occident regarde tout cela d’un œil désormais soupçonneux, en comptabilisant les motifs d’indignation de la vertu occidentale.
Prix Nobel et grand écrivain russe dans la tradition de Tolstoï, c’est-à-dire avec une fervente conscience politique, Soljenitsyne est mort à 89 ans. Il mérite un “devoir de mémoire”.
Mis en ligne le 4 août 2008 à 14H54
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