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52872 août 2020 – Cette semaine, Boeing a annoncé qu’il allait cesser (en 2022, disent-ils s’ils existent encore) la production du 747, amicalement surnommé dans des temps plus heureux Jumbo Jet. Les commentaires ont fusé, citant la première mise en service de cet avion en janvier 1970. Cela m’a ramené à quelques souvenirs précisément du mois précédant cette date.
J’étais alors encore jeune et fringant...
Une invitation de Boeing était arrivée à mon journal où j’étais déjà connu pour mon intérêt constant pour les choses de l’aviation. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Je partis pour New York pour un vol de présentation du 747 pour la “presse internationale” hors-Anglosphère, un New York-Seattle à bord d’un des proto-Jumbo, suivi d’une visite de Boeing à Everett, près de Seattle. C’était au début de décembre 1969. J’arrivai à New York alors qu’on annonçait partout l’arrestation de Charles Manson, l’espèce de rocker-gourou, et Jésus-Christ réincarné, qui avait mené des jeunes filles du ‘culte-Manson’ dans le massacre de Sharon Tate et d’amis qui se trouvaient chez elle, en août 1969. C’étaient les Sixties et l’ère du Verseau...
C’était aussi ma première visite aux USA (il y en eut trois en tout, toutes professionnelles). A New York, j’ai vu des flics à cheval stationnant sur les trottoirs, la main sur la crosse du revolver ; des maisons délabrées, des sans-abri, des carcasses de voiture abandonnées, certaines brûlées, dans des rues bidonvillesques (à Harlem, encore affreusement cradingue à l’époque) ; Broadway et tout le toutim clignotant ; le porteur de valise attendant mon pourboire dans ma chambre d’hôtel, et moi n’y comprenant rien, et lui proférant un juron Italo-Américain ; pour moi encore, le rhume ou ‘gripette’ de ma vie (plusieurs semaines) à cause de l’air conditionné en plein décembre ou bien fut-ce le virus de la grippe de Hong-Kong, grand’mère passée inaperçue de Covid19 ; la dimension humaine de Seattle (une prémonition), par contraste avec New York ; la fantastique usine de Boeing à Everett.
Le 747 me fit et me laissa une impression fantastique, qui perdure encore aujourd’hui pour cette occasion précisément : un avion qui volait comme on marche sur du velours, en chuchotant sur un mode grandiose avec ses quatre réacteurs de nouvelle génération, avec de si grands espaces intérieurs, – nous devions être 60-80 à bord de l’avion fait pour 400+, avec petits fours et super-hôtesses Made In Boeing, – et ainsi se serait-on cru dans la grande pièce de bal d’un paquebot de la plus grande-allure du ruban bleu sur l’Atlantique, et évidemment en Première Classe comme sur le Titanic. J’avais l’impression d’être dans ou plutôt au-dessus d’un nouveau monde, celui de notre avenir, et chaque tournant gracieusement négocié de cet immense avion-paquebot semblant confirmer notre maîtrise du monde.
C’était l’époque où j’étais proaméricain, tendance-Pentagone. Le Vietnam, pour moi, c’était un coup fourré des Russes et une preuve de plus des intentions impérialistes des communistes. A l’ombre lumineuse de tout ce que je vous en ai dit, je revins en Europe avec une impression fantastique également de la puissance américaniste, absolument avec une myriade de bannières étoilées brillant dans les yeux. Proaméricain, vous dis-je, sans le moindre doute, sans hésiter une seconde... (Même si je me caricature un peu...)
Et le ciel nous appartient, the Wild Blue Yonder comme l’horizon inatteignable et pourtant qui nous est promis du Progrès.Lorsqu’il était question d’aviation, à cette époque, effectivement j’étais adepte du Progrès en plus d’être proaméricain, et pourtant mariant cela avec une nostalgie du ‘passé progressiste’, – mon attention portée à toutes les vieilleries de l’aviation, – qui préfigurait déjà l’avenir de mon caractère. Même si je ne me laissais jamais (*) aller à un tel pathos, je ne doutais pas une seconde que l’aviation serait la torche et la flèche qui éclaireraient et guideraient notre avenir.
... Regardez ce qu’il en reste aujourd’hui, – ou plutôt non, je n’ose même pas regarder !
Je ne me doutais de rien, absolument de rien... Nous étions à la charnière de deux décennies sans nous douter que c’était la charnière de deux mondes, de deux ères, de deux histoires du monde. E ce temps-là, le Progrès majusculé prenait partout ses aises, nul ne doutait de rien, et moi-même n’avait rien de bien sérieux à y redire, malgré ma fréquentation assidue mais encore immature de Nietzsche.
Je ne jugeais nullement que le 747 ouvrait l’ère du tourisme démocratique, la chose m’importait fort moyennement. Je n’ai jamais beaucoup voyagé, malgré le récit que je vous fais ici. Non, ce vol me semblait être comme une sorte de réinvention du tapis volant hors de toute intention de satire, de moquerie, parce qu’on y trouvait toutes les technologies les plus avancées, un tapis-volant de 2001, Odyssée de l’espace... L’étrange est que je n’arrive pas, encore aujourd’hui, à me lamenter à propos de ce que j’étais alors. Simplement, écrivant cela aujourd’hui et à cette heure, et parce qu’il me reste un peu d’estime pour moi-même comme je fus, je trouve de bonne fortune de dire que je devais en passer par là pour parvenir à ce que je fus ensuite, qu’il y a ainsi, toujours d’une façon ou l’autre, quelque chose d’écrit dans la voie de l’initiation, même si le style est parfois détestable, au moins momentanément. Les erreurs que l’on commet sont comme un calice, à boire jusqu’à la lie sinon elles n’ont aucune réelle utilité.
Je n’aurais pu imaginer, bien entendu, que j’étais à trois ans d’un événement (la guerre d’Octobre, du Yom Kippour) dont j’écrirais plus tard, bien plus tard, en septembre 2010 :
« Cette crise-là d’octobre 1973, avec d’ailleurs une culmination dramatique le 25 octobre 1973 et la mise en alerte globale des forces armées US à la suite de l’annonce de la possibilité d’une intervention russe pour éviter l’anéantissement de la IIIème Armée égyptienne par Israël malgré le cessez-le-feu de l’ONU, cette crise s’avéra complètement différente de ce qui avait précédé. Contrairement aux précédents conflits israélo-arabes, c’était une crise globale avec une dimension systémique à cause de l’embargo qui menaçait le fonctionnement de l’économie mondiale (même en 1956 avec l’affaire de Suez, le cas de l’embargo contre la France et le Royaume-Uni constitua un aspect complémentaire et limité du cas politique). Pour la première fois une crise aux dimensions globale n’était pas limitée aux seules deux superpuissances.
» Ainsi pouvait-on juger qu’il s’agissait d’une époque nouvelle, et on le perçut immédiatement, dans notre vie courante. L’embargo eut des conséquences immédiates, quotidiennes, avec les “dimanches sans voiture” en Europe, des programmes d’économie d’énergie lancés, des changements d’heure été-hiver, etc. Pour la première fois, une crise mondiale n’était pas perçue en termes d’anéantissement réciproque (guerre nucléaire stratégique) qui, à cause de son extrémisme prospectif, semblait assez irréelle et abstraite même si son poids sur la psychologie était énorme. Notre souvenir des événements est bien qu’il s’agit d’un immense événement de déstabilisation ; pour la première fois, l’on sentit que les deux superpuissances et le diktat de la dissuasion nucléaire ne suffisaient plus à maintenir le contrôle de la situation internationale, à nous maintenir dans les bornes de la raison contrainte mais toujours arrogante, elle-même dans les bornes du système du technologisme et de l’apparat du système de la communication… En termes psychologiques (beaucoup plus fortement qu’en termes stratégiques), la guerre de haute intensité dont la référence est la dimension mondiale était redevenue possible, et, avec elle, la déstabilisation d’une situation jusqu’alors contrôlée que la perspective impliquait. La perspective concernait bien la mise en cause de notre système général. »
Le texte dont j’ai extrait ces lignes propose comme titre : « Origines de notre psychologie de la finitude. » Ainsi en est-il du sympathique Jumbo Jet, archétype si entraînant de l’américanisation du monde, – technologies, Boeing, tourisme de masse, exportations en $milliards, avion-paquebot de la démocratisation globalisée... Étrangement, lui qui était né pour assurer le futur de la modernité, il en sonnait le glas ; et son abandon, un demi-siècle plus tard, comme pour marquer le symbole de la Grande Crise d’Effondrement du Système dont il était le rejeton le plus méritant.
Entretemps, il nous a été confiés comme l’on vous transmet la pierre philosophale que « les civilisations sont mortelles ». Ni New York City, ni Seattle ne se doutaient de rien.
(*) Le gras de “jamais” est pour me répéter et insister : « Même si je me caricature un peu... »