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Ci-dessous, pour accompagner le texte de William Pfaff sur le sujet (l’éventuelle candidature à la présidence française de Nicolas Sarkozy), présenté et commenté dans notre rubrique F&C, voici une suite de textes extraits de notre rubrique Journal, éditions du 10 mai 2004 de la Lettre d’Analmyse dd&e.
Le nouveau ministre français des Finances, Nicolas Sarkozy, a fait sensation avec sa visite à Washington, les 23 et 24 avril, qui s'est transformée en réception « à Washington [du] ministre d'État » (selon Le Monde du 26 avril). Une invitation de l'American Jewish Committee au début mai s'est transformée en visite officielle très minutieusement préparée pour une réunion du FMI. Sarkozy a rencontré Colin Powell et Condoleeza Rice, ce qui permet de renforcer considérablement le symbolisme de cette visite et, pour certains, de lui donner une signification quasiment provocatrice. Sarkozy n'a en effet aucune qualification de politique de sécurité nationale justifiant la rencontre avec Powell-Rice, à moins qu'on accepte l'interprétation américaine implicite de la guerre contre le terrorisme. (L'interprétation US est que la guerre contre la terreur, et le terrorisme par conséquent, dépendent des organismes de sécurité nationale et non des organismes de sécurité intérieure et de renseignement, comme c'est l'interprétation en général en Europe. C'est tout un débat transatlantique, et qui va loin.) Il est manifeste, bien entendu, que l'accueil fait à Sarkozy par Washington constitue une manoeuvre politique américaine assez classique, même si elle veut paraître finaude comme on l'a vu avec certains commentaires qui l'ont accompagnée. Patrick Devidjian, ministre délégué à l'Industrie dans l'actuel gouvernement Raffarin, proche de Sarkozy, a donné les explications habituelles, mais significatives avec le mélange d'une explication défensive et d'une explication plus offensive, selon ses déclarations du 26 avril à une émission type-talk show à une radio française : « Le protocole de réception, ce n'est pas le visiteur qui le détermine ; c'est le gouvernement américain qui a choisi de donner un lustre particulier à la visite du ministre d'Etat, ministre des finances français. Les Américains sont peut-être, comme d'autres observateurs, capables de considérer que c'est un homme politique qui a de l'avenir. Donc, il ne leur est pas interdit d'anticiper ce que peut un jour devenir Nicolas Sarkozy. » Devidjian, pro-américain connu, partisan à 100% des thèses américaines sur le terrorisme, annonce ici fort bien la couleur en nous disant que Sarkozy a été reçu à Washington en futur candidat à l'Élysée, et qu'il entend bien développer cette orientation (prochain voyage de Sarkozy aux USA, peut-être, à New York, les 22 et 23 mai pour le G7). Il est probable sinon manifeste que Sarkozy entend mettre dans ses atouts électoraux et politiciens celui d'être, à la prochaine présidentielle, le “candidat de Washington”. Les mêmes commentaires qui ont accompagné ce voyage, complaisamment répercutés dans la presse française, font état d'un Sarkozy très “américanisé” (« A Washington, le ministre de l'économie s'est efforcé de convaincre ses interlocuteurs de son goût pour les “valeurs américaines” », toujours selon Le Monde). C'est parfaitement au goût du jour de placer ainsi les rapports sur un plan culturel, là où les Américains sont particulièrement sensibles, là où les Français ne cessent de manifester leurs propres contradictions en montrant en général dans leur vie même un solide anti-américanisme et en s'avérant en général incapables de l'assumer, de s'en expliquer à eux-mêmes, au contraire en tentant de le rattraper par des bouffées d'affirmations pro-américaines exacerbées. (D'ailleurs souvent mal dirigées, ces bouffées-là : rattraper son anti-américanisme en affirmant, comme font nombre de Français, que Woody Allen et Michael Moore sont des personnages formidables ne fait rien pour dissiper la haine vigilante de l'entourage politique de GW, au contraire.) Il semble évident que Sarkozy, très postmoderniste puisque très américaniste, a adapté sa tactique électorale au goût du jour, en pénétrant sur ce terrain de l'anti- et du pro-américanisme. Si cela se confirmait et se développait, comme c'est très probable vu le penchant affirmé des deux partenaires (Sarkozy et l'administration GW) de poursuivre, il se pourrait qu'on évolue en France vers une situation intéressante : que la question des rapports avec les USA devienne une question politique, voire une question électorale. Cela, c'est bien plus explosif qu'on pourrait croire, et les bris découlant de l'explosion pourraient avoir des effets inattendus.
La Guerre froide avait établi d'étranges coutumes en France, qui n'étaient d'ailleurs pas si nouvelles pour la France (et qu'on retrouve, d'ailleurs, dans d'autres pays). A l'une ou l'autre reprise, l'un ou l'autre candidat à la présidence, ou président fraîchement élu, recevait un soutien extérieur ou quelque autre forme d'intervention extérieure, venu d'une des deux super-puissances. Le plus fameux à cet égard fut Valery Giscard d'Estaing qui, à deux reprises, sollicita et obtint le soutien de l'ambassade soviétique à Paris contre le candidat unique de la gauche (Mitterrand les deux fois), pour réduire le soutien des communistes à cette candidature. Les Américains, eux, étaient plus discrets dans cette période depuis l'instauration de la Ve République, parce qu'ils jugeaient que leur intervention aurait mauvaise presse et parce que, surtout, ils disposaient d'assez de relais dans le camp même de celui (ceux) qu'ils voulaient contrecarrer pour écarter ces interventions officielles. Pendant toute la Guerre froide, en effet, la référence aux USA, qu'elle fût considérée favorablement ou pas, était perçue comme un élément naturel du débat politique ; au contraire, la référence à l'URSS, là aussi qu'on la considérât avec faveur ou pas, était perçue comme un facteur étranger (bien-faisant ou pas) dans la campagne, et, par conséquent, pour les plus anticommunistes, comme une “trahison”. L'Amérique profitait d'une incontestable légitimité dans le camp occidental, légitimité qui s'étendait aux anti-américains eux-mêmes. On acceptait ou on repoussait l'Amérique mais l'intervention ou la présence US dans le débat intérieur était, sauf dans des cas très rares, jugée normale, comme un événement doté en soi d'une certaine légitimité. L'autre période de la Guerre froide, avant 1958, vit les interventions des deux super-puissances encore plus fortes, mais plus diffuses, à l'image du régime de la IVè République par rapport à la Vè : sous la IVè les groupes et les hommes à rallier étaient beaucoup plus nombreux que sous la Vè. Les activismes soviétique et américain étaient donc très grands, mais toujours selon le schéma qu'on a décrit. L'intervention américaine était perçue dans le cadre d'une certaine légitimité que donnait le titre automatiquement accordé à l'Amérique de défenderesse de la liberté (même s'il était dénoncé comme une hypocrisie par certains) ; l'intervention soviétique, elle, était perçue dans le cadre subversif qui avait marqué traditionnellement la perception générale qu'on avait de l'activité du communisme international. L'intervention américaine était plutôt de type matériel habituel (contribution à des partis, des syndicats, des hommes politiques, etc) et ne posait pas de problème politique fondamental. Elle s'exerçait (et s'exerce encore) également, de manière constante et structurelle, par l'entretien de réseaux d'influence chez des hommes politiques, des intellectuels, etc, dont on attendait qu'ils soutinssent de façon assez naturelle la ou les causes qui étaient de l'intérêt des Américains. Depuis la fin de la Guerre froide, un changement s'est amorcé, très naturellement. Il n'est plus question d'influence communiste et la seule question qui reste posée est celle de l'influence américaine. Mais cette influence change de forme et, à l'image de la politique américaine elle-même, perd la légitimité qui était la sienne du temps de la Guerre froide. Les interventions, elles aussi, changent de forme et tendent de plus en plus à ressembler à des interventions classiques du pan-expansionnisme américaniste, — interventions directes d'influence, souvent à la limite de l'intrusion dans la souveraineté nationale, jusqu'alors pratiquées par Washington dans ses “républiques bananières”. Un exemple de ces nouvelles manières fut la réception en février 2001, à Washington (notamment par Dick Cheney), de Ian Duncan-Smith, chef des conservateurs, quelques jours avant une rencontre Bush-Blair. Cela marquait l'humeur des républicains de GW à l'encontre des travaillistes de Blair, les premiers soupçonnant les seconds de n'être pas assez proches de leurs “valeurs”, et Blair d'être trop proche de Clinton. (Depuis, GW a été rassuré sur le compte de Tony Blair.) Il faut également remarquer que cette tendance est également réciproque, ce qui marque également, d'une autre façon, la perte de légitimité de l'Amérique au travers du respect amoindri pour sa souveraineté : la candidature Kerry a attiré diverses prises de position venues de l'étranger en sa faveur. La plupart sont restés anonymes mais certains se sont risqués jusqu'à s'exprimer publiquement : c'est le cas du Premier ministre espagnol Zapataro et du ministre des affaires étrangères belge, tous les deux en faveur de la candidature Kerry.
Sarkozy est un homme malin, un habile politicien, et, bien entendu, complètement “à l'américaine” : sorti de quelques automatismes du temps, il y a en général dans son comportement un désintérêt courant pour les principes, l'incompréhension pour l'intérêt de distinguer, encore moins d'identifier quelque substance que ce soit dans une politique. Cela signifie qu'il est à la fois redoutablement efficace et exceptionnellement limité, — ceci à la mesure de cela. Il n'est pas sûr que sa démarche américaine, malgré le commentaire pas loin d'être secrètement favorable du Monde, soit à mettre au crédit du premier de ces caractères (l'efficacité), il n'est pas sûr qu'elle ne mesure pas décisivement certaines de ses limites les plus embarrassantes. On veut dire par là que, pour être l'élu d'un peuple, il faut comprendre ce peuple et réagir comme lui, pas nécessairement du point de vue intellectuel (il est même recommandé de ne pas suivre cette voie), mais sûrement instinctivement. Quoiqu'on en pense largement (et on a le droit d'en penser beaucoup), malgré ses défauts et ses faiblesses, son cynisme presque nihiliste, ses limites, Chirac a cet instinct. Il “perçoit français”. Sarkozy, qui fait partie de la génération de la communication (spin doctors et le reste), pour l'instant, “perçoit américanisé”. S'il est efficace, il n'entend rien à la délicate complexité des relations franco-américaines. Jusqu'ici ce fut un avantage parce que Sarkozy ne s'aventurait pas sur le terrain hors-hexagone ; cela pourrait devenir un handicap s'il se confirme qu'il veut avoir un destin national et s'il ne modifie pas son comportement et ses appréciations, notamment sur cette question des relations franco-américaines. Ces relations ne sont en rien, en France, caractérisées par un engagement par rapport au sujet (pro- ou anti-américaines), elles sont un mélange de plusieurs attitudes plus ou moins pro- et anti-américaines, qui ont plus à voir avec la psychologie des Français qu'avec le sujet. Si l'on observe les grandes confrontations électorales depuis 1945, ainsi que les courants d'opinion, jusqu'en 2001-2002 la politique américaine n'a jamais été majoritairement contestée en France (y compris du temps du Viet-nâm, où l'opinion française était toujours plus favorable à la politique US que dans des pays comme l'Allemagne et le Royaume-Uni). A côté de cela, parallèlement, presque intimement mêlé, un très fort courant d'anti-américanisme culturel a toujours existé, inspirant certaines décisions fondamentales de gouvernements aussi différents que celui de Mendès-France en 1954, de De Gaulle en 1964, de Mitterrand en 1981. (L'anti-américanisme culturel, on le sait, remonte loin dans l'histoire des relations franco-américaines, il est même constitutif de ces relations.) C'est cette complexité qu'il est difficile d'embrasser, du point de vue intellectuel certes, et encore plus de traduire en actes politiques comme le voudraient les partisans de l'une ou l'autre tendance. En un sens, cela explique que la politique américaine de la France n'a jamais été soumise à un débat électoral ; mais elle l'était indirectement, lorsque la politique d'indépendance nationale figurait dans le débat, car cette politique est, en général, considérée par les dirigeants américains comme inamicale et anti-américaine. (La direction américaniste considérant que l'Amérique a, par son exceptionnalité et sa puissance, une sorte de “droit d'ingérence” politique dans la vie intérieure des autres pays.) Quoiqu'il en soit, si Sarkozy conserve cette tactique en vue de son objectif présidentiel, on pourrait évoluer vers la situation inédite où la question de la politique américaine de la France deviendrait un des thèmes essentiels du débat électoral français. Cela constituerait un phénomène complètement nouveau dans la vie politique française, et même dans la vie politique d'un pays d'Europe occidentale. La conséquence principale, quel que soit le sens que prendrait le débat, serait de “désacraliser” l'alliance américaine, qui reste, en France comme dans les autres pays européens, un point fondamental de la politique extérieure. Au reste, cette évolution répondrait à l'évolution des relations internationales et à l'évolution de l'Amérique elle-même. Toute cette spéculation dépend pourtant d'une inconnue : l'évolution aux USA mêmes, qui pourrait prendre de vitesse tout débat politique intérieur à ce propos.