Sarko, le vassal qui rugissait

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Sarko, le vassal qui rugissait


13 novembre 2007 — Parmi les divers articles qui ont accompagné, salué et commenté le voyage de Sarkozy à Washington, celui de WSWS.org, le 12 novembre, mérite une place à part pour l’effet synthétique qu’il nous offre. Ce texte est marqué par une contradiction fondamentale, très visible, très remarquable, qui pourrait paraître le condamner mais qui reflète exactement la réalité. Cette particularité n’est pas relevée dans l’article, elle est simplement exposée, et sans doute involontairement.

De quelle contradiction s’agit-il? D’un côté, l’affirmation que ce voyage était celui d’une soumission sans conditions à la puissance US, – le titre suffit à cet égard, sans traduction nécessaire nous semble-t-il, sinon un souligné en gras de notre part: «French President Sarkozy goes to Washington: A vassal pays homage». D’un autre côté, nettement opposé, opposé à 180° dirions-nous, l’affirmation que rien n’a été conclu, que les désaccords subsistent sur nombre de domaines importants, qu’il y a même eu un avertissement de Sarko sur l’attitude des USA vis-à-vis du dollar. Drôle de vassal, en vérité.

Nous pensons que tout cela demande une tentative d’explication de plus, d’ailleurs toujours selon la même logique que nous développons, car les termes sont ici bien posés de l’ambiguïté des relations de la France avec les USA. A notre sens, jamais cette ambiguïté ne s’est imposée si clairement avec ce président presque hystériquement pro-américaniste et continuant à affirmer une politique française indépendante, intrinsèquement concurrente et malfaisante pour les USA, parce qu’il n’est pas question pour lui de faire autrement (il n’en a d’ailleurs pas l’idée et ne trouve aucune raison de changer, – on verra plus loin pourquoi).

Voici certains aspects du texte:

• Sarko le “vassal” en action:

«Sarkozy’s trip was almost universally hailed in the French and US media as reestablishing friendly ties between the two countries and repairing the damage done to Franco-American relations in 2003 by then-French President Jacques Chirac’s opposition to the US invasion of Iraq. Journalists noted that “freedom fries” now appeared as “French fries” on congressional menus. Despite much superficial friendliness, however, there were no substantive new agreements on foreign policy.

»Sarkozy’s speech to Congress exuded an air of utter unreality. Servilely declaring that “America is today the strongest,” he claimed that “America’s greatness is having succeeded in transforming its dream, the American Dream, into a hope for all men.”

(…)

»Sarkozy unblushingly presented the US as a land of democracy and freedom, even though its president arrived in power through a stolen election in 2000 and has dragged the country into unpopular neocolonial wars in Afghanistan and Iraq that are responsible for the deaths of over one million people and the displacement of millions more. […]

»Sarkozy reaffirmed his support for the US campaign of political provocation and military threats against Iran, saying, “The Iranian people, representatives of a great civilization, deserves better than the sanctions and growing isolation to which its rulers are condemning it.” He conveniently ignored the fact that the sanctions on Iran are being imposed, not by Tehran, but by Washington and Paris. He repeated that “the perspective of Iran with a nuclear weapon is unacceptable for France.”»

• … Mais voilà que le “vassal” rugit:

«Such an alliance, however, is inherently unstable due to the powerful economic and strategic rivalries between its members. Sarkozy’s most notable comments in his speech to the US Congress were his criticisms of the weak US dollar, which has made European and especially French exports, priced in euros, increasingly expensive and thus uncompetitive in world markets.

»He said: “The dollar must not remain only other peoples’ problem. If we are not careful, monetary disorder risks growing into economic war, of which we would all be the victims.”

»Continuing tensions between France and the US were underscored by the absence of any new foreign policy initiatives. Sarkozy did not commit to any further deployment of French troops to US-occupied Afghanistan, nor to moving them into the south of the country, where the bloodiest fighting is concentrated. Nor did Sarkozy agree to US requests that Turkey be admitted into the EU.»

Un peu de cynisme, SVP

Il est vrai que Sarko est pro-américaniste, on l’a déjà vu. C’est comme ça, c’est comme une sorte d’affection, d’allergie que certains pourraient juger charmante ou vertueuse, ou comme une sorte de vertu que certains pourraient juger affective et allergique, – au choix, après tout. Il l’est, pro-américaniste, Sarko, il l’est grassement, sans nuances et au ras des pâquerettes. Pour lui, aller au Congrès, c’est comme assister au tournage d’un feuilleton US à Hollywood, ou voir une super-production de Cecil B. DeMille parlant français. C’est l’American Dream fait président de la République. Cela en choque certain, cela en attriste d’autres et cela en amuse d’autres encore. Il y eut beaucoup de moments de faux-semblant et de moments de dérision à peine dissimulée dans cette visite. Ce président a évidemment moins le sens de la grandeur que des ors et des pompes qui clinquent. Nous ajouterons simplement, comme en forme de constat réaliste et désolé, que Sarkozy n’est pas un accident, qu’il est le pur produit de son époque. Nous serions malheureusement tenté de croire qu’un autre élu (une autre élue) n’aurait pas fait très différent, sinon peut-être dans les nuances. Les visites américaines de nos dirigeants ont toujours suscité de grandes émotions et cela donne, selon l’époque et les êtres qui s’y trempent, de la grandeur chaleureuse et un peu distante ou les ors et les pompes qui clinquent. Nous sommes dans la deuxième époque.

Il faut regarder les choses en perspective en faisant montre de cynisme, qui est une vertu nécessaire aujourd’hui. (“Cynisme” vient de l’école philosophique cynique d’Antisthène et de Diogène, qui «[méprisait] les conventions sociales, l’opinion publique et la morale communément admise» [Robert]. Peut-on rêver mieux? On ne peut donc qu’être cynique, aujourd’hui, pour lutter contre le conformisme de fer.) Notre cynisme est d’apprécier que les espiègleries du petit Nicolas font monter la sauce pour ce qui est des espérances US pour une modification substantielle de la politique gaulliste de la France. Du côté français, elles font espérer la possibilité d’une restriction temporaire de certaines pressions US, ou un affaiblissement de certaines résistances devant certains projets français comme ceux d’un développement d’une défense européenne durant la présidence française de l’UE (point essentiel de notre propos général et des relations USA-France dans les deux années qui viennent, point explosif, point de crise sans aucun doute). Le “rapprochement” franco-US a comme effet de faire espérer à chacun des deux partenaires qu’il obtiendra plus de l’autre, et non pas qu’on aboutira à des compromis satisfaisants pour les deux. (D'ailleurs, le mot “compromis” n'a pas de sens à Washington D.C., surtout par les temps qui courent. Qu'on se le dise.)

La situation est celle d’une classique incompréhension, sur les mots “amitié”, “coopération”, etc. Pour les USA, et, en général, pour la plupart des observateurs qui ont une bonne expérience des rapports avec les USA, ces deux mots signifient respectivement “soumission” et “servilité”. D’où le titre, justifié par l’expérience, du site WSWS.org: c’est effectivement un “vassal” qui vient faire allégeance puisqu'il se dit “ami” des USA. Les Français, eux, restent logiques et tiennent à la signification réelle des mots, – même un Sarkozy, ce qui montre que son intégration en France est réussie. Pour eux, “amitié” et “coopération” ne signifient certainement pas qu’on abandonne ses choix indépendants, – et même au contraire, pourrait-on dire. En un sens, “amitié”, c’est de se montrer tel qu’on est (phrase fameuse, ou plutôt le “mais” fameux du 6 mai 2007: «Je veux leur dire [aux USA] que la France sera toujours à leurs côtés quand ils auront besoin d’elle. Mais je veux leur dire aussi que l’amitié c’est accepter que ses amis puissent penser différemment…»). Pour un Français, et pour Sarko en l’occurrence, être ami de l’Amérique c’est se montrer sous son meilleur jour; lequel est, pour la France, celui de la liberté et de l’indépendance. Le président français expose donc, “en ami” et parce qu’il est “ami”, des options qui ne correspondent pas vraiment aux conceptions US. Certains y voient justement, notamment dans le discours au Congrès, la simple reprise de la politique de Chirac… (*)

Pour le moment, on ne s’est aperçu de rien à Washington. On est dans l’ivresse de la visite de Sarko et des promesses qu’on a cru distinguer, qui vont de soi puisque l’“ami” est par définition “vassal”. Lorsqu’on passera aux choses plus précises et sérieuses, on constatera que rien n’a vraiment changé. C’est alors que les circonstances peuvent se gâter, et se gâteront effectivement. Le problème de cette phase actuelle des relations USA-France est qu’elle s’est engagée sur l’habituel quiproquo franco-américain, mais rendu extraordinairement plus vif par les excès affectifs de Sarko; cette impression, cette “forme” ruisselante de pro-américanisme, font effectivement croire aux USA que la politique française va complètement s’aligner sur celle des USA.

Soyons cyniques : que feriez-vous si vous vouliez avoir un peu de répit des USA, éventuellement leur truander l’un ou l’autre avantage sans qu’ils s’en aperçoivent trop vite, tout en faisant avancer les lignes fondamentales de votre politique? Vous feriez du Sarko-à-Washington. On finirait par croire que Sarkozy est un complot à lui tout seul. Mais non, il y croit dur comme fer, à l’amitié avec les USA, à l’égalité des rapports avec les USA, à la possibilité pour la France de s’affirmer grâce à la proximité des USA, en toute amitié avec les USA et pour le bien commun USA-France (et the Rest Of the World, puisqu’il existe tout de même). Le résultat est que, lorsqu’on en viendra aux choses sérieuses sur tel ou tel sujet essentiel (la défense européenne, ah la défense européenne), Sarkozy devra céder ou bien nous aurons un affrontement sévère entre les USA et la France. Malgré la suggestion de l’emplacement des termes de l’alternative, nous choisissons la deuxième possibilité parce que Sarkozy croit à tout cela (“amitié”, “coopération”, etc.), qu’il va pousser inconsidérément ce qu’il croit être l’avantage français de développer avec plus d’impunité la politique de la France, – dont il jure par ailleurs qu’elle est de l’intérêt de Washington. Placé devant la réalité insupportable des exigences US, lui-même placé dans le courant de la logique de ses engagements médiatiques, – les plus importants pour lui, – il apparaît bien plus probable que Sarkozy ne cédera pas. L’image est essentielle, et la susceptibilité des apparences est très grande chez ces dirigeants de l’époque postmoderne où la forme tient souvent lieu de tout le reste. Sarko tient à passer pour le “meilleur ami” des USA, en toute amitié et en en toute indépendance; mais être pris pour le “vassal” qui vient déposer son hommage? Mais non, voyons, – c’est faire preuve du comble de l’“amitié” que de se révolter au moment de la décision face à l’exigence insupportable.

Par conséquent... Le discours de Washington du 7 novembre 2007 a peut-être marqué le début de la grande crise entre la France et les USA.

(*) Pour compléter ce propos, nous invitons nos lecteurs à lire un échange entre Pierre Haski, de Rue89, et Justin Vaïsse, chercheur français détaché à la Brookings Institution. Cet échange suit un article de Haski du 7 novembre, où Haski estimait que Sarkozy avait affirmé à Washington un changement de politique («Sur le fond, qu'il s'agisse du refus d'un Iran nucléarisé, de l'engagement des troupes françaises en Afghanistan, de la “guerre contre le terrorisme”, des perspectives de retour de la France dans les structures militaires de l'Otan, ou même des réformes en France, Nicolas Sarkozy a épousé les thèses américaines.»). Nous publions un extrait de cet échange, c’est-à-dire la première réaction de Justin Vaïsse suivant le texte de Haski (le reste confirme cette entame): «Hum hum hum... le problème de cette analyse, c'est que “sur le fond”, qu'il s'agisse du refus d'un Iran nucléarisé, de l'engagement des troupes françaises en Afghanistan, de la “guerre contre le terrorisme”, des perspectives de retour de la France dans les structures militaires de l'Otan, [...] “Nicolas Sarkozy a épousé la politique”... de Jacques Chirac. Pierre Haski se trompe: c'est sur la forme que Nicolas Sarkozy a adopté le discours qui plaît aux Américains. Sur le fond, la continuité l'emporte largement, sur tous les dossiers mentionnés: c'est sous Chirac qu'une ligne dure a été adoptée et que les investissements en Iran ont chuté (2004-2006), sous Chirac que la France a envoyé des troupes en Afghanistan, sous Chirac que la France a été la meilleure alliée des Etats-Unis dans la guerre contre Al-Qaeda (Sarkozy a parlé du “combat contre le terrorisme”, pas de la “guerre”, il ne fallait donc pas mettre de guillemets), sous Chirac que la France a essayé de revenir dans le commandement intégré de l'OTAN – sans poser le préalable du renforcement de la PESD comme le fait à présent Sarkozy. Bref, c'est tentant de prendre Sarkozy au mot, de le peindre en vilain atlantiste, en passant rapidement sur les désaccords nombreux qu'il mentionne (renforcement PESD, réchauffement climatique, dollar fort, etc.) ou pas (Turquie dans l'UE, discussions avec Damas), mais c'est prendre la forme pour le fond. Ah, la magie du verbe...»