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12043 décembre 2009 — Hier 2 décembre 2009, l’honorable et vénérable Times de Londres était encombré de textes dénonçant la conduite inqualifiable du président de la République française, ce Sarkozy qu’on vous promettait si ouvert aux normes et thèmes anglo-saxons. Divers événements qui teintent méchamment à nos oreilles continentales sont évoqués dans ces articles, qui montrent que la colère britannique, partie de la City, n’est pas feinte. (Le Figaro nous dit un mot très comme-il-faut et sur la pointe du clavier, style-caviar façon Pravda, à propos de la polémique.)
Nous citons le Times, extrêmement virulent, qui a fait paraître plusieurs articles ce 2 décembre 2009, alors que d’autres journaux comme le Guardian et The Independent sont restés beaucoup plus discrets. Dans ce cas, le Times s’est montré le véritable porte-parole de la City. Successivement, nous avons droit…
• à la Guerre de Cent Ans, avec l’insupportable Joan of Arc qui s’est laissée brûler comme pour contrarier les ambitions britanniques («One of the City’s most influential figures had no doubt, last night, how seriously Nicolas Sarkozy’s remarks should be taken. He said: “One should remember that the Hundred Years’ War between us and the French was a rounding-down. It actually lasted 116 years.”»);
• à Napoléon Bonaparte, dont les gentilles mères britanniques menaçaient de son apparition absolument traumatisantes les enfants pas sages et également britanniques («Napoleon Bonaparte scorned England as “a nation of shopkeepers”, but he knew it was the vitality of the City of London that made Britain such a threat to his imperial ambitions. The feeling was mutual. The City, fearful of a European ruler who would cut off their trade, readily funded the war effort that culminated in Napoleon’s downfall»);
• à Charles de Gaulle, dont le manque de souplesse de la colonne vertébrale vis-à-vis de l’impérial allié Franklin Delano Roosevelt donnait des boutons de rage à Winston Churchill, et dont l’hostilité pour la City vingt ans plus tard fut encore plus mal ressentie («Last century, another Frenchman, Charles de Gaulle had a similar antipathy for the Square Mile, which he made clear in the 1960s when he withdrew his country from the Gold Pool, the London-based reserve designed to stabilise currencies by tying them to the value of gold»).
Le passage qui a enragé la City est celui où Sarkozy, saluant la nomination de Barnier comme Commissaire européen chargé des questions financières et du marché intérieur européen, présente cette nomination comme une victoire française contre les Britanniques et l’annonce d’une action décidée contre le “modèle anglo-saxon” et la City.
«Yesterday Mr Sarkozy said that the nomination of a French commissioner in charge of EU markets would help continental economic ideals to prevail over the discredited Anglo-Saxon model. In a speech in France the President blamed the reputedly free-wheeling Anglo-Saxon model for the global economic downturn. The Group of 20 rich and emerging nations had made remarkable strides during the crisis to regulate bonuses and eliminate tax havens, but the battle was not over, Mr Sarkozy said.
»“Do you know what it means for me to see for the first time in 50 years a French European Commissioner in charge of the internal market, including financial services, including the City [of London]?” he said of Mr Barnier’s nomination. “I want the world to see the victory of the European model, which has nothing to do with the excesses of financial capitalism.”»
• Le Times recueille les réactions de la City. Quelques-unes (une seule citée en fait) accueillent avec mépris et arrogance ces déclarations. «Lord Levene of Portsoken, the head of the Lloyd’s insurance market, the biggest in the world, said of Mr Sarkozy’s words: “That’s today’s quotation. There will be another one tomorrow. I can’t get too excited about it. I think what we should do is to get our highest representative to intervene on our behalf. You know what politicians are like — good for a quote.”»
• D’une façon plus générale et largement majoritaire, au contraire, les réactions sont très inquiètes et prennent au sérieux ces déclarations, en se plaçant fortement sur la défensive. «Another senior City source, who declined to be named, said: “Sarkozy’s language is very alarming. If it is a true reflection of Barnier’s approach, that is very bad news for London indeed. Besides, Sarkozy’s analysis is completely wrong. European companies also imploded during the crisis. There is very little evidence that excessive bonuses, however distasteful, caused the crisis themselves.”»
• L’une de ces réactions est particulièrement intéressante parce qu’elle met en évidence ce qui est considéré par la City comme une défaite britannique majeure dans l’organisation de l’Europe post-Lisbonne. Pour cette interprétation, l’obtention par les Britanniques du poste de Haut Représentant (Ashton) est un trompe-l’œil, alors que le poste essentiel pour le Royaume-Uni revient à un Français. L’intérêt de cette réaction (anonyme), de loin la plus instructive et la plus réaliste, est qu’elle met en question l’habileté du gouvernement britannique, bien plus que les déclarations de Sarko: «His comments met with alarm and dismay in the City. One senior banker said: “Surrendering control of the City of London to the French in return for some nonentity getting a non-job [Baroness Ashton of Upholland’s appointment as EU foreign affairs chief] is one of the biggest fiascos of British diplomacy since Suez. The fact that Sarkozy is now being gleeful makes it worse. The Prime Minister must explain how he will protect the City from EU meddling or lose what remaining credibility he has in the City.”»
• …Tout cela, sur le fond de prévisions bien pessimistes, lorsqu’un commentateur du calibre d’Ambrose Evans-Prichard semble accorder le plus grand crédit à une note de Morgan Stanley qui annonce à ses clients que le Royaume-Uni subira, en 2010, le sort qu’a connu Doubaï il y a une semaine. Les couinements de la City n’en prennent que plus de couleur locale. (Pour Evans-Pritchard, voyez le Daily Telegraph du 30 novembre 2009.)
@PAYANT Il y a d’abord un point général qu’il faut souligner avec force. C’est la première fois, d’une façon aussi tonitruante et qu'on dirait presque impudente, qu’un chef d’Etat présente la nomination d’une personnalité nationale à un poste de Commissaire européen comme une victoire nationale. Lorsqu’il parle du “modèle européen” que devrait promouvoir Barnier contre la City de Londres, Sarko parle du “modèle français”. Ce style excessif et expansionniste est coutumier chez le président français, et il indique bien que Sarko considère que ce poste clef qui revient à Barnier est en fait clairement une victoire française. Un commissaire européen n’est pas censé agir selon la politique de son origine nationale mais selon cette chose assez peu identifiée qu’on nomme “politique européenne”. C’est certes une fiction mais la façon dont Sarkozy la traite est sans guère de précédent et illustre son étrange rapport à la conception enflammée qu’il affiche pour l’Europe, dans tous les cas par rapport aux usages.
Il n’empêche, nous somme dans le vrai… C’est exactement de cette façon que l’entend le banquier anonyme cité lorsqu’il fustige le gouvernement Brown et sa politique européenne dans ce cas des nominations («one of the biggest fiascos of British diplomacy since Suez»), pour avoir laissé échapper la proie (la politique financière intérieure européenne) pour l’ombre (la politique extérieure). Il entérine l’idée d’une victoire française majeure sur le Royaume-Uni à propos de ce qu’il considère comme le point central où il y a réellement l’effet d’une “politique européenne”, qui est l’organisation du monde financier européen. C’est d’ailleurs le ton général derrière les réactions politiques et quelques attitudes arrogantes ou méprisantes – un ton geignard et très inquiet. L’une ou l’autre des sources citées signale que de nombreuses sociétés financières préparent déjà leur départ de la City face aux nuées qui s’amoncellent avec une politique inspirée par la France. (On pourrait aussi penser, après tout, qu’elles s’en vont en fonction de ce qu’elles prévoient de l’évolution de la situation britannique – voir Evans-Pritchard et la note Morgan Stanley.)
Le chroniqueur Ian King termine son commentaire sur une note paradoxale, en espérant que l’action de Barnier sera moins radicale que ne l’annonce Sarkozy, aidée en cela par la présence de son chef de cabinet, un Britannique qui recevra, lui, ses instructions de Londres, et King présentant finalement la City comme la défenderesse des intérêts européens notamment contre… les USA (Wall Street). Il faut retenir son souffle pour accueillir l’argument: «Mr Barnier, whose top civil servant will be the respected British bureaucrat, Jonathan Faull, knows that legislation aimed at a location or behaviour is bad and that, if Brussels persists in targeting the City, it risks handing business not to Paris or Frankfurt — but to New York, Hong Kong or Geneva.»
Certes, le rappel de la trilogie infernale des Britanniques Jeanne-Napoléon-de Gaulle, auquel serait ajouté Sarko, a de quoi satisfaire la vanité bien répertoriée du petit président français. Peut-être va-t-il se prendre, pour l’occasion, pour le quatrième mousquetaire. Cela va déplaire à ses adversaires les plus acharnées mais cela peut conforter l’attente de ceux qui s’intéressent plus aux intérêts de la France qu’à la bataille contre l’ego d’un personnage dans ce cas de fort peu d’intérêt.
Le véritable intérêt, par contre, est que Sarko est de nouveau dans une phase agitée de chevalier des valeurs franco-françaises. Que cela soit d’abord par pure tactique statistique (par rapport aux sondages) et électorale ne nous arrête guère. Nous savons qu’avec ce personnage, les motifs sont bas; ce qui nous importe est l’effet des actions qu’engendrent ces motifs. Dans le cas qui nous occupe, les augures sont excellents.
Sarko veut retrouver le climat de l’été-automne 2008 (présidence européenne) parce que sa popularité était au zénith et que les sondages suivaient. Il retrouve son terrain d’élection pour cela: l’Europe institutionnelle, qu’il traite furieusement “à la française” dans le bon sens de l’expression (affirmation des intérêts français et du modèle français), et une année 2010 (Année de la France et de la Russie entre les deux pays) où il espère faire “quelque chose” avec la Russie dans le domaine de la sécurité européenne où les institutions européennes ne sont nulle part. Ajoutez les deux orientations et vous avez une politique européenne complètement appuyée sur l’affirmation nationale, et dans un sens européen qui se défend, qui est le contraire de l’esprit de Bruxelles-la City. Que cela ne soit pas conçu de cette façon dans l’esprit de Sarko (mais peut-être chez l’un ou l’autre de ses conseillers, type-Guaino) nous est singulièrement indifférent. Dans cette période de basses eaux des esprits politiques, seule compte la politique que la combinaison contrastée de leurs intérêts propres et des pressions de l’Histoire qui s’exercent sur eux leur fait suivre. Pas de place ici pour les rancœurs personnelles et les polémiques des illusions déçues.
Dans le cas Sarko, aujourd’hui, la combinaison est prometteuse. Il y a une position intérieure pathétique parce que depuis son zénith de l’automne 2008, il y a eu son effacement qui a provoqué l’affirmation logique des pires travers du personnage, effacement à son tour accéléré par ces travers (vanité, excès de privilèges, népotisme, démagogie “bling-bling” avec faveur pour le parti des salonards et ainsi de suite). Une fois de plus, il est montré que Sarko ne peut redresser sa fortune politique qu’en relançant une politique extérieure d’affirmation française. Egal à lui-même, il s’exécute parce que la consigne est impérative; bon bougre, quand on l'y oblige.
Barnier suivra-t-il l’orientation politique voulue par Sako? Barnier est un homme politique sans excès de substance, celle-ci (la substance) un peu comme une matière molle et adaptable; peut-être (soyons aimables) est-ce pour cela qu’il a été nommé là où il est. Il sera sensible aux influences et incliné à la prudence, avec des manigances britanniques habituelles, comme le note Ian King cité plus haut; mais il sera aussi, et surtout, sensible aux pressions françaises, et Sarko ne manquera pas de lui rappeler qu’il se trouve là où il est parce que la France l’y a fait nommer. Il risque finalement, Barnier, d’être très dur par inconsistance, paradoxe habituel aujourd’hui où l’influence suffit souvent à définir un caractère.
Tout cela nous fait découvrir la vraie situation européenne, soi-disant “post-Lisbonne”, telle qu’elle sera en réalité. Les pouvoirs accrus, le rôle du Parlement, etc., seront plus soumis que jamais aux affrontements des intérêts nationaux. Le poids de l’“Europe” institutionnelle se fera sentir au niveau des régulations, et c’est pour cela que la présence d’un Barnier conduit éventuellement à appliquer une politique française dans son domaine est une chose importante et qui effraie à juste titre la City. La politique extérieure et de sécurité, qui de dépend pas de régulations transnationale mais de la stature et de l’influence des nations, ne sera guère favorisée. En ce sens le jugement du banquier anonyme cité plus haut est extrêmement justifié et subtil: le Royaume-Uni a très mal joué. Les Britanniques traversent une période bien sombre.
Si l’on se hausse encore un cran plus haut, cette querelle entre la France et le Royaume-Uni à propos des prérogatives européennes a le mérite de montrer qu’effectivement les Etats-membres ont tout à dire dans l’organisation et la politique européennes, et particulièrement les plus importants de ces Etats. On n’a guère entendu monsieur Barroso s’exprimer sur cette affaire Sarko-Barnier-City, alors que Barnier arrive avec pour mission de démolir la politique chère à Barroso. Le paradoxe de la polémique Sarko-City est de nous montrer que si les Britanniques risquent de perdre beaucoup au niveau de l’influence de leurs conceptions idéologiques en Europe, ils démontrent au contraire que leur conception européenne est la bonne: tout se règle plus que jamais par les influences nationales et la puissance des Etats-membres. Cela ne déplaît pas fondamentalement aux Français qui, en l’occurrence et pour ce cas précis, se montrent plus hypocrites que les Britanniques – un exploit – ou disons, pour atténuer le propos, simplement faux-culs. Les Français, Sarko en tête, ne cessent de chanter de plus en plus lyriquement l’Europe et de se conduire, vis-à-vis de l’Europe, de plus en plus comme les Britanniques. Nous avons toujours pensé que sur cette question des rapports entre l’Europe et les souverainetés nationales, les Britanniques jouaient pour la France tandis que la direction politique française vivait officiellement dans la terreur du diktat européen du parti des salonards.
Au final de toute cette salade pleine d’ingrédients à la recette douteuse, nous nous y retrouvons parfaitement. La comédie est incertaine, jouée par des ombres insaisissables, discourant dans la nuit selon les règles d’un double langage qui va jusqu’à se dédoubler lui-même selon les circonstances, se comportant sans vergogne et croyant exister alors qu’ils sont des personnages “maistriens” selon les règles les plus inflexibles du domaine. Les caractères étant ainsi de peu d’intérêt, nous intéressent essentiellement les effets imprévus de leurs politiques involontaires. Ils sont parfois excellents, les effets.
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