“Sauver le monde”, mais après l’avoir détruit

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Les dernières nouvelles en provenance du Golfe du Mexique font état des habituels hauts et bas. Hier, BP avait perdu tout contrôle de l’opération de colmatage de la fuite, aujourd’hui il l’aurait retrouvé en partie. Tout cela est soumis aux aléas des diverses politiques d’information, des intérêts en jeu, etc., et suggère deux choses : que l’opération de colmatage est loin d’être assurée et, dans tous les cas, tout sauf sûre ; que nous en sommes, sur ce plan, dans un état de connaissance, sinon de simple information, extrêmement relatif… Par conséquent, la catastrophe poursuit son chemin, elle est est loin d'être complètement faite (même si elle est déjà considérable) mais en train de se poursuivre. C’est à cette lumière qu’il est intéressant de commenter les déclarations (Ouverture libre de ce 24 juin 2010) faites en 2007 par le Prix Nobel Chu, actuel secrétaire à l’énergie dans l’administration Obama

@PAYANT Lisez les déclarations de Chu et ôtez-vous de l’esprit qu’elles soient nécessairement suspectes (Chu “acheté” par BP en 2007). C’est possible mais assez peu probable et, dans tous les cas, ces déclarations sont exemplaires de la pensée de nombre de scientifiques, hors des questions d’argent. Il est vrai que BP venant déposer un pactole de $500 millions au Lawrence Berkeley National Laboratory, pour des recherches sur des énergies de substitution, des “énergies propres” et tutti quanti, cela impressionne. Par conséquent, prenons ces déclarations pour argent comptant, – l’expression va bien…

Cette pensée du Prix Nobel Chu résume bien l’utopie scientiste de notre temps, à la fois l’ultime illusion de la modernité et le dernier espoir de la raison acculée à ses derniers retranchements. On peut dire cela aujourd’hui parce que BP est en train de démolir ce qu’on sait, dans le Golfe du Mexique et ailleurs, et que ce genre d’incidents ne va faire que redoubler, pour de nombreuses raisons dynamiques, pressantes et convergentes à la fois. (Voyez notamment l’article de l'excellent spécialiste des questions d'énergie Michael Klare du 22 juin 2010, sur TomDispach.com.)

L’illusion de la modernité et le dernier espoir de la raison se trouvent dans une proposition théorique qui, comme toute proposition théorique, schématise la réalité à venir dont elle fait une projection. Il s’agit de dire : le système du technologisme (car c’est bien de cela qu’il est question) va nous faire passer, grâce à ses moyens et à ses capacités, de l’époque des énergies destructrices et prédatrices (pétrole, gaz, etc.) à celle des “énergies propres”, constructives, etc. Cela devra être réalisé avant la grande crise de l’épuisement des ressources destructrices et nous évitera donc la grande crise elle-même et les affrontements qui vont avec, sinon pire. Mais cette théorie contracte le temps, idéalise les comportements, réduit les événements et les classe par compartimentation en écartant les interactions (la crise des ressources en énergie séparée de la crise climatique et de la crise environnementale bien que toutes ces crises naissent d’un tronc commun, formant une structure crisique eschatologique directement liée au développement du système de force/d’économie de force notamment exprimé par le système du technologisme). Cette théorie n’a aucun lien d’application avec la réalité, notamment et essentiellement dans ses modalités.

La crise du Golfe montre au contraire que, dans la réalité, à mesure que la pression d’une hypothétique crise des ressources destructrices “classiques” grandit, – quoi qu’il en soit de la réalité de cette crise des ressources, – le système du technologisme, au lieu de se rapprocher des conditions naturelles d’apaisement dans lesquelles se développeraient une philosophie appliquée de recherche et de développement de sources d’énergie alternatives, développe des conditions et une dynamique de plus en plus agressives qui le placent en confrontation directe avec des forces soit assez neutres, soit orientées vers la recherches de formes alternatives. Dans le cas envisagé, il n’y a aucune raison, de soupçonner que ces $500 millions investis en 2007 ne reposaient pas sur une volonté sincère de BP de faire évoluer les choses (tout en y trouvant son profit, d’ailleurs et bien entendu), mais on n’a pas prévu que l’évolution inattendue, loin de se faire d’une façon harmonieuse, exacerbe au contraire les tensions et conduit à des affrontements féroces. L’affrontement se fait entre le système du technologisme qui suit jusqu’au bout sa propre logique d’exploitation des ressources destructrices avant d’envisager l’évolution vers l'apaisement, et tout un parti hétéroclite en cours de formation, animé par le système de communication, qui se trouve confronté aux destructions grandissantes ainsi occasionnées et se radicalise dans le sens d’un antagonisme de plus en plus furieux.

Nul ne devrait douter que BP, – et les autres du même acabit, – voudraient “sauver le monde” en développant des énergies alternatives, douces et aimables, où ils pourraient faire plantureusement leur beurre comme on imagine qu’ils feraient, mais il apparaît qu’avant cela ils entendent poursuivre les opportunités présentes avec toute leur puissance. L’équation exposée par Shu devient donc : BP entend “sauver le monde” mais après l’avoir détruit. Ainsi se confirme de plus en plus la forme des crises eschatologiques, provoquées par les conditions agressives de destruction du monde naturel et d’épuisement des ressources par le système du technologisme. Les affrontements dus à ces crises ne sont pas directement liés aux conditions naturelles extrêmes qui les suscitent, mais à la prévision de plus en plus pressante du développement de ces conditions et aux comportements de plus en plus extrémistes des partis qui s’opposent, souvent dans des conditions de désordre où les grandes forces ne s’expriment plus selon leurs capacités et leurs intérêts intrinsèques qui sont en général prévisibles, mais de façon extrêmement variable selon les conditions de ces affrontements. (Ainsi a-t-on, dans le Golfe, BP contre un gouvernement en général complètement acquis aux grandes puissances corporatistes pétrolières.)

Pour résumer cette évolution par rapport à ce que nous désignions plus haut comme l’“ultime illusion de la modernité” et “le dernier espoir de la raison”, on constate que l’évolution espérée par cette illusion et cet espoir conduit en fait à une situation qui aboutira à son contraire. Les affrontements que préfigure la crise du Golfe par rapport aux déclarations touchantes du Prix Nobel Shu devenu secrétaire à l’énergie, – dont l’intelligence scientifique semble une bonne mesure de sa naïveté en l’occurrence, – conduiront au contraire à pulvériser l’illusion de la modernité et l’espoir de la raison, avec l’effondrement du système qui ne saura jamais, par sa nature même, se freiner et se contraindre suffisamment pour empêcher ses agressions fondamentales qui nourrissent les affrontements rendant impossible toute transition de ce système vers une version plus “humaine”. Dans ces catastrophes environnementales causées par l’intervention humaine, ce sont désormais le système qui est en cause en premier et, avec lui, la modernité et la toute puissance de la raison. C’est le principal enseignement de la crise du Golfe du Mexique.


Mis en ligne le 24 juin 2010 à 18H40

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