Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
2129
On a vu l’actuelle poussée à Washington pour retrouver les conditions d’une “Grande Guerre” contre le terrorisme (“
Notre interprétation de la situation actuelle est que la bureaucratie de sécurité nationale tente de relancer le mythe d’une “Grande Guerre”, d’une “Long War”, etc., essentiellement pour sortir du guêpier irakien et démontrer qu’un tel engagement ne correspond pas à la guerre générale (donc, plus de nouvel Irak), et établir de vastes plans d’influence et de restructuration de ses engagements généraux. Cela ne fait que retrouver, stricto sensu, la situation immédiatement post-9/11. On identifiait alors une poussée médiatique et virtualiste pour installer le mythe d’un tel conflit aux dimensions planétaires et quasiment infinies du point de vue de la durée.
Il nous a paru intéressant de mettre en ligne une partie de la rubrique de defensa du numéro du 25 octobre 2001 (Volume 17 n°03) de notre Lettre d’Analyse dd&e. On verra qu’on y traite de cette même question, qui peut paraître surréaliste mais qui est une partie, aujourd’hui, de la réalité (?) stratégique américaine, — la question de savoir quelle guerre va être menée, sur quelle longueur, de quelle forme, etc. On voit bien que cette situation dément, par exemple, les remarques de Simon Tisdall, dans The Guardian du 7 février : « The Bush administration's re-characterisation of its “global war on terror” as the “long war” [...]reflects a significant upgrading of the “generational” threat posed by worldwide Islamist militancy which it believes to have been seriously underestimated. [...] Gone is the talk of swift victories that preceded the 2003 Iraq invasion. This will be a war of attrition, it says, fought on many fronts. »
En réalité, rien de bien nouveau mais, au contraire, retour à la case départ, à l’immédiat post-9/11, lorsqu’on parlait d’une nouvelle Guerre froide ou, pendant qu’on y est, d’une nouvelle “Guerre de Cent Ans”, ou, puisqu’on y est et que c’est Colin Powell qui le disait le 22 septembre 2001, — d’une « guerre de l’Amérique contre le terrorisme [qui] réussira mais […] pourrait ne jamais finir. »
On le voit, à côté de ces emportements le “concept” de « Long War » est une savonnette raisonnable à lancer sur le marché.
Le problème du conflit qui a débuté le 11 septembre, avec confirmation le 7 octobre, c’est de savoir le but qu’il poursuit. Détruire le terrorisme ? Non, il s’agit d’être sérieux.
Puisque les puissants du jour — les Américains, — le veulent, qu’il en soit ainsi : nous sommes en guerre. Les Américains, qui ont la gâchette sensible mais l’esprit mal disposé à la spéculation à terme, ne se doutent pas des problèmes qu’ils ont ainsi créés et installés, par cette simple affirmation : « America is at war ».
La guerre contre qui ? C’est tout trouvé : contre le terrorisme. D’aucuns remarquent : mais on ne peut être en guerre contre un mode de violence, une tactique, une attitude. On les fait taire, ceux-là. On a tort, car ils soulèvent l’intéressant problème de la confusion de la forme et du fond : dans ce cas, le motif de l’acte le cède à la forme de l’action. D’autre part, on comprend bien la cause de cette confusion. Qualifier cette “guerre” par les motifs de ceux qui ont commis l’acte du 11 septembre, c’est faire la guerre au fondamentalisme islamique, et, très vite, par simple assimilation de crise, on se trouve sur la pente que tout le monde repousse avec horreur, qui est la pente du “choc des civilisations” du professeur Huntington (l’emprunt serait abusif mais nous sommes en guerre et l’excès domine), — la guerre de l’Occident chrétien contre le monde musulman. Pour éviter le pire, nous en sommes réduits à cette horreur sémantique d’une guerre contre une méthode, contre un comportement, contre une façon d’agir.
Ayant accepté cela, si l’on considère l’action du 11 septembre dans son contexte et non réduite à la brutalité et à l’illégalité de l’acte, on convient que le problème devient plus complexe. Beaucoup ont déjà réfléchi sur les responsabilités multiples et diverses qui conduisent à la situation actuelle ; d’une part le constat des rapports directs de cause à effet (notamment la responsabilité américaine, dans l’activation de l’action clandestine islamiste, alors qualifiée de résistance, dès juillet 1979 en Afghanistan) ; d’autre part le constat des rapports indirects, encore plus vaste (politique occidentale vis-à-vis des pays arabes et liée à la question du pétrole, d’abord essentiellement britannique, ensuite, à partir de 1945, essentiellement américaine) ; enfin, le constat des rapports généraux de civilisation (les politiques occidentales de colonisation puis de décolonisation, avec les concurrences, souvent fondamentales, entre ces diverses politiques). Le problème se complique horriblement. Il devient quasiment un problème de civilisation, et non seulement un problème de civilisation lié à l’époque actuelle mais lié à près de deux siècles d’activité des relations internationales où les schémas de concurrence, d’affrontement et de coopération ne peuvent être réduits à une vision schématique (Nord-Sud, chrétiens-musulmans, etc). Autrement dit, en maintenant cette caractérisation de la guerre par la guerre contre une forme d’activité, une façon d’être dont beaucoup soupçonnent qu’elle est la conséquence plus ou moins directe de deux siècles de politiques diverses et le plus souvent occidentales, et non contre un choix intellectuel, une idéologie ou une religion, on évite effectivement la schématisation abusive du “choc des civilisations” mais on débouche sur une problématique beaucoup plus complexe, beaucoup plus grave. Cela n’est pas dit, puisqu’on préfère en rester à la “guerre contre le terrorisme”, sans plus et sans trop s’interroger, mais cela pèse de tout son poids et ne cessera de peser plus. C’est une fatalité d’autant plus forte que la faible intensité de la guerre du point de vue technique permet cette sorte de réflexion, voulue ou subie, sur sa véritable substance, ses causes, ses racines.
Au fur et à mesure que cette guerre se poursuivra, s’accentueront les différences de conception et d’appréciation. Cela se marquera dans la question des buts de la guerre. Avec un poil de réalisme, l’on comprend d’ores et déjà que la proposition : détruire le terrorisme, n’est pas vraiment sérieuse. Elle relève du slogan. On ne l’ignorait pas vraiment, si l’on parle droit.
Du “choc des civilisations” au débat sur notre civilisation
Qui vont être les acteurs de cette guerre, du côté conceptuel qui verra la floraison des conceptions et des appréciations différentes, voire contraires ? Pas les terroristes, puisqu’on a vu qu’ils ne représentent qu’une façon d’agir et qu’on se refuse à leur donner acte d’une conception ou d’une idéologie qui risquerait de nous entraîner dans le “choc des civilisations”. Alors, ce seront les parties de la coalition. Quelles parties ? Les Arabes sont entre deux chaises, entre deux mondes et deux illégitimités (celle de l’Occident et celle des fondamentalistes), c’est-à-dire entre deux craintes ; ils sont hors de notre choix, parce qu’ils s’interdisent de spéculer, et on les comprend. Les Asiatiques ? Ils sont énigmatiques et étrangement absents, y compris les Chinois (ou bien trop impliqués, comme Pakistanais et Indiens). Ils soutiennent sans s’impliquer ni y croire vraiment, ou pour sauver les meubles, et finalement parce qu’ils sont, bien plus que les Arabes, dans un autre monde où la perception du monde compte plus que la religion, où la perception du monde enfante la religion (pas le contraire). Les Africains, eux, sont de ce continent dont tout le monde sait qu’il n’est plus dans notre époque depuis que les colonisateurs l’ont abandonné. Restent nos larrons habituels : les Européens et les Américains, avec ceux qui sont autour (Russes notamment). Du “choc des civilisations”, nous passons au débat sur la civilisation, ce qui est une chose autrement sérieuse.
Justement, — dès qu’on a réduit notre analyse à ces deux partenaires-concurrents, il suffit d’aborder cette question des buts qui ouvre notre chronique pour être au coeur de notre sujet. Schématiquement, nous proposons ces deux hypothèses pour caractériser les buts des uns et des autres, avec certaines humeurs et habiletés (celles des Britannique) qui placent à part ceux qui les expriment et les subissent, dans une zone plus indistincte, un entre-deux qui paraît (Tony Blair le croit) une vertu mais qui pourrait être un calvaire :
• Pour l’Amérique, la guerre actuelle prend de plus en plus une justification en soi : son être est en soi un but, pourvu qu’il prenne une certaine forme. Cette guerre a donc pour but de se transformer, de s’installer en une nouvelle guerre froide, la Guerre froide-II.
• Pour les Européens, la guerre actuelle devrait de plus en plus devenir une opportunité pour quelque chose d’autre, c’est-à-dire une guerre “contre le désordre mondial”, la Coming Anarchy dont parlait l’historien Robert Kaplan dans un article d’Atlantic Monthly, de février 1994.
Notre hypothèse sur cette différence de buts est renforcée par le constat d’une différence d’attitudes (toujours avec les Britanniques à part) : l’élan conceptuel (on n’ose dire enthousiaste mais on y pense) des Américains pour la guerre, à peine contenu par des considérations diplomatiques, n’a d’égales que la prudence et la réticence européenne, et cela dès le premier jour. Parce que l’Amérique était touchée, et pas l’Europe ? Cette explication sous-estime gravement l’affection fascinée des dirigeants européens pour l’Amérique (nous affirmons ici, quasi-solennellement, que le « nous sommes tous Américains » des premiers jours, chez certains éditorialistes, correspondait à une réalité de leur coeur, — donc nous étions frappés comme les Américains eux-mêmes). Elle est contredite par le précédent du Kosovo : là aussi, élan américain, prudence et réticence européennes. Pourtant, cela se passait en Europe.
L’Amérique est sur le sentier de la guerre (froide). En même temps elle voudrait bien “revenir à la normale”. En même temps, elle s’affole devant l’attaque suivante de Ben Laden. Confirmation : c’est en Amérique qu’est l’épicentre de la crise.
Voyons donc le cas américain. L’offensive est lancée, et rondement, pour faire de la guerre qui s’ouvre une deuxième guerre froide (Guerre froide-II). On a entendu Rumsfeld à ce propos (voir notre édition du 10 octobre). Walter A. McDougall, dans Orbis, dont il est l’éditeur, traite du même sujet, sous le titre révélateur : « America Needs You, Harry Truman. » En réalité, nous croyons qu’il y a dans cette interprétation américaine, non pas un constat ni une prévision raisonnable mais un voeu formidable, porté par une angoisse comme ce très grand pays n’a jamais connue, une angoisse à l’échelle de sa grandeur autant que de la grandeur que son interprétation a donné au drame du 11 septembre. Cette angoisse extraordinaire se manifeste également dans cet élan conceptuel pour faire de cette guerre la Guerre froide-II, essentiellement avec les caractéristiques de durée et de stabilité propres à la guerre froide en général.
L’appréciation du premier mois d’activité de l’administration GW Bush en guerre est en général pleine de louanges. Aux débordements fâcheux des premiers jours (croisade, Osana dead or alive et ainsi de suite) aurait succédé une période studieuse, du type-according to the rules, de confection d’une coalition cousu-main, de consultations mesurées, de conviction calmement transmise aux hésitants (les Pakistanais en tête) avec l’activité d’un Powell très “main de fer dans un gant de velours”. Un rapport d’officiels européens à Washington définit la décision d’attaque du 7 octobre comme « une décision froidement mesurée, calculée, très rationnelle » (comme l’étaient, par exemple et sans rire, les décisions d’engagement au Viet-nâm, au début des années 1960). Bref, nous enrobons l’administration GW et l’Amérique elle-même d’un manteau superbe de rationalité. C’est une divine surprise, après les années d’errance et de manifestations désordonnées de puissance mâtinée d’hubris, après les tristes pantalonnades de l’élection de GW. Nous croyons qu’il y a dans cette interprétation (essentiellement européenne ou d’esprit européen) une sorte de soulagement sollicité et d’une puissance extraordinaire, après la peur-panique qui fût nôtre, de voir Washington nucléariser, sous la fureur qu’avait fait naître l’attaque, quelques rogue states de circonstance. A l’angoisse américaine que nous suggérons plus haut correspond notre angoisse que les Américains ne soient pas conformes à l’image, si possible d’Epinal, que nous nous sommes forgée d’eux. Il est vrai que cette image tient lieu de justification centrale à toute notre politique des rapports transatlantiques et ce qui en découle, et qui est, selon ces mêmes illusions qui conduisent notre interprétation, l’espérance d’une situation de stabilité et de prospérité.
Notre analyse est au contraire, et malheureusement, que l’administration GW est, depuis le 11 septembre et cette journée homérique de folie où le pouvoir central de cette grande puissance a erré de base reculée en base reculée, complètement affolée et incapable de parvenir à la moindre compréhension de la situation. Et, bien sûr, et comme nous-mêmes répétons notre conviction, ce ne sont pas Ben Laden ni les Talibans qui importent à l’administration GW affolée, mais la situation américaine, son état présent, son avenir. Il n’est pas nécessaire de trouver des signes d’agitation dans le comportement américain pour être conforté dans cette analyse, mais de bien comprendre ce que recouvre le calme américain du dernier mois. La réaction de l’administration est du pur classique américain, avec l’apaisement de l’esprit et des sens qui l’accompagne : écarter radicalement le problème stratégique en le considérant comme résolu et passer à l’application tactique de cette soi-disant stratégie. C’est le choix de l’attaque de l’Afghanistan considérée comme une évidence (question stratégique résolue), et le calme s’installe pour la nouvelle mission qui s’impose alors : comment attaquer l’Afghanistan ? C’est l’heure de Powell (cela, très conforme au personnage de ce général, dont chacun sait qu’il est un remarquable exécutant et un excellent tacticien sans aucune vision stratégique). Il est de plus en plus possible que l’attaque de l’Afghanistan débouche sur un bourbier type-Viet-nâm (c’est la thèse de l’institut d’analyse Stratfor). Nul ne s’en étonnera et, pour un peu, on en serait même rassuré : n’est-ce pas, le Viet-nâm, une situation typique de la Guerre froide ? [L’on aurait, là encore, confirmation de cette absence complète de stratégie, de ce refus de la stratégie au profit de la tactique : selon Stratfor, l’Afghanistan menace de devenir un nouveau Viet-nâm parce que les USA n’ont rien prévu de stable pour l’après-Taliban.]
A la recherche d’une structure de guerre
La direction américaine veut une structure de guerre, qui implique Ennemi et mobilisation, parce que le problème posé par 9/11 l’a complètement affolée, et qu’une structure de guerre est en soi, pour elle, le problème résolu avant même d’être posé, simplement en étant écarté, éventuellement avec brutalité (ou mieux, comme disait un général américain à son collègue belge Briquemont : « En Amérique, on ne résout pas les problèmes, on les écrase »). Et, encore mieux certes, une structure de guerre froide, une Guerre froide-II, presque par incantation magique, — parce que la Guerre froide, cette période si pleine de nostalgie pour les experts de l’establishment, c’est à la fois la mobilisation, la durée et la stabilité. La nostalgie tient lieu, aujourd’hui, de stratégie américaine. L’administration encourage (ou implore ?) ses concitoyens : “Go back to normal” (la vie normale, comme si 9/11 n’avait pas eu lieu), et en même temps elle nous joue « Go back to the past » (retour à la Guerre froide). Sur tous les fronts, c’est la stratégie de la nostalgie.
Car tout cela, certes, a bien de la peine à dissimuler l’angoisse. D’abord, sur la tactique elle-même, celle qui est censée résoudre le problème général en l’écartant (en l’écrasant). Le journaliste David Corn rapporte cette confidence d’un officiel américain, de l’entourage de Paul Wolfowitz, l’archi-hawk du Pentagone : « Il est difficile d’imaginer à quel point nous ne savons pas [comment mener une guerre contre le terrorisme]. » (Ou bien, cette autre confidence, conservée en anglo-américain, d’un officiel du Pentagone au correspondant au Pentagone de la NBC Jim Miklaszewski : cela sera une « come as you are war. We’re making it up as we go along. ») Et puis le reste, l’angoisse qui domine tout le reste, devant ce pays frappé comme par la foudre par la barbarie des Terres Extérieures, et qui ne sait comment retrouver son équilibre. (Tactique absurde, marque de l’affolement, mais par ailleurs tactique inévitable puisqu’elle concerne deux termes antagonistes, et tous les deux aussi nécessaires l’un que l’autre : exhorter le citoyen à revenir à une vie normale, et, en même temps, décrire dans les termes les plus alarmistes les menaces de nouvelles attaques terroristes [« Il y a 100% de chances qu’une nouvelle attaque aura lieu » dans une période très rapprochée, dit un officier du FBI lors d’une audition devant une Commission sénatoriale le 5 octobre]. Absurde seulement en apparence : le citoyen doit revenir à la normalité qui sera la normalité de la Guerre froide-II, comme la première guerre froide fut la normalité ; en même temps, l’installation de cette Guerre froide-II passe par la prise en compte de la réalité de la Menace, et aujourd’hui c’est le Terrorisme [majuscule comprise] comme hier c’était le Rouge, et cela suppose l’alarme générale. Les Américains ont connu ce type de situation contradictoire à l’époque du maccarthysme, et l’époque qui commence pourrait lui ressembler, mais dans des conditions bien plus durables car, en même temps, s’installe un nouveau cadre législatif et judiciaire totalement tourné vers la surveillance, la suspicion, la répression, tandis que les garanties des libertés individuelles subissent des pressions de réduction sans précédent.)
On comprend combien la guerre et le but de la guerre ont pour Washington un lien extraordinairement puissant, combien l’épicentre de la crise, le lieu même de la crise, c’est l’Amérique elle-même. Pour mieux apprécier l’événement de la crise actuelle, tous les calculs et toutes les supputations sur la “guerre” devraient être faits en fonction de la situation intérieure américaine. Ce que recherche l’actuelle direction, répondant en cela à la pesanteur naturelle du système qui cherche la stabilité tout en conservant ses caractères militaro-industriels, c’est une structure de guerre permanente. C’est pourquoi, après le cafouillage initial qui a effectivement abouti à une catégorisation du conflit radicalement différente en Europe (c’est un acte de terrorisme global) et aux USA (c’est une guerre), le système a aussitôt capitalisé sur cette réaction initiale pour officialiser l’état de guerre. En quelque sorte, l’occasion (l’état de guerre déclarée dans le chaos initial du premier jour) fait le larron. Reste maintenant à installer des structures pérennisant cet état.
Pour faire la guerre il faut être deux. Les Américains ne sont pas sûrs que “ceux d’en face” (Ben Laden ? Talibans ? Terroristes ?) soient des partenaires très sérieux. De ceux qui jouent le jeu. Angoisse supplémentaire.
Il y a aujourd’hui un bras de fer, — entre les Américains et “les autres” (qui? Les terroristes? Les Talibans et Ben Laden? Pas de vraie réponse). L’Amérique est engagée dans une phase de pression maximale pour imposer “sa” conception de la guerre. Cela apparaîtra comme un spectacle fascinant, quand on pourra l’observer à bonne distance, c’est-à-dire à distance historique.
Le paradoxe extraordinaire est que l’Amérique a subi une attaque dont les effets ont été effroyables parce que ceux qui l’ont imaginée et conduite à son terme ont utilisé une conception totalement nouvelle de la guerre, dans tous les cas par rapport aux normes américanistes de la guerre qui tiennent le haut du pavé et font la norme générale. Les Américains ont imposé depuis un demi-siècle une conception de la guerre fondée sur le développement exponentiel de la technologie, avec comme corollaire nécessaire la création d’un univers spécifique pour servir de cadre à cette guerre (démarche dite de virtualisme, selon notre classification). Les adversaires de l’Amérique ont refusé ce terrain (d’ailleurs parce qu’ils ne peuvent faire autrement) et, autant que faire se peut, ils ont retourné la puissance américaine contre l’Amérique. Ils ont innové dans ce domaine qu’on nomme “guerre asymétrique”, mais d’une façon inattendue (pour les Américains), en abaissant brutalement et radicalement le niveau technologique de l’intervention, en refusant l’univers virtualiste créé par l’Amérique, au contraire en mettant à nu cet univers. (L’impréparation américaine face à l’attaque du 11 septembre n’est pas due à l’absence de renseignements, à l’absence de vigilance, etc., mais au refus psychologique de cette attaque. Les Américains se préparent depuis longtemps à la “cyber-guerre”, l’attaque de leurs systèmes informatiques, à leur niveau technologique : c’était là, selon eux, que les terroristes devaient attaquer, c’était là, selon eux qu’allait se développer la guerre asymétrique, — un seul “cyber-terroriste” manipulant un virus pour infecter les circuits du Pentagone et ceux de Wall Street. Il paraissait impensable que l’adversaire ne se haussât pas, c’est si tentant, au niveau technologique de l’Amérique.)
Le paradoxe extraordinaire devient aussi ce paradoxe affreux : la nouvelle guerre, la guerre moderniste, et l’on dirait plutôt post-moderniste (parce qu’elle s’inscrit dans notre modernité et, à la fois, propose un futur de guerre qui est l’antithèse de notre modernité), consiste en l’abaissement radical du niveau technologique de l’action, en la négation obscène de l’outil moderniste par excellence. Ce bras de fer sur la forme de guerre implique un bras de fer sur la conception du monde, parce qu’effectivement la conception du monde de l’establishment, — héritage de l’Age d’Or qu’est la Guerre froide — se résume à sa conception de la guerre. L’enjeu est d’une importance inouïe, il s’agit de l’orientation de la modernité ; la menace pesant sur l’Amérique revient à ce que sa conception du monde, son orientation (la haute technologie et le reste), ne soient plus la marque de la modernité mais, au contraire, devenue soudain la marque de l’archaïsme. L’Amérique ne résisterait pas à une telle volte-face de l’histoire, qui ne serait rien moins qu’une trahison. C’est pour cette raison que les frappes en Afghanistan ont une réelle importance conceptuelle (peu importe leur effet opérationnel ici, et l’on se demande même si cet aspect des choses est pris en compte), puisqu’elles sont faites pour imposer la forme de guerre américaine aux Talibans, ou, mieux encore, pour implorer les Talibans d’accepter cette forme de guerre américaine. (Le malheur est que, même s’ils le voulaient, les Talibans ne pourraient répondre à cette attente. Ils ne savent pas. On ne parle pas la même langue.)
Sortir de la sphère virtualiste
Alors qu’elle est isolée et enfermée dans son monde virtuel pour tout le reste, sur ce point de la forme de la guerre et des structures de guerre permanente à établir, l’Amérique, ou, plutôt, son establishment, va être contraint, et est déjà contraint à chercher à tout prix à défendre, et même à “vendre” cette conception de la guerre et ce qui va avec auprès du reste du monde (Rest Of the World).
L’attaque du 11 septembre a complètement renversé la situation d’avant. Jusqu’alors, l’Amérique dictait sa conception de la guerre (hautes technologies) au reste du monde. Elle n’avait aucun besoin de s’aventurer dans le monde pour cela, elle était à la fois l’exemple et la référence et le reste du monde n’avait comme seule possibilité que de s’épuiser à tenter d’évoluer vers le niveau américain, proclamé par définition irrattrapable. L’attaque du 11 septembre, qui est ainsi une traîtrise inimaginable du point de vue américain, change tout cela ; elle oblige l’Amérique à sortir de son univers virtualiste, au risque de le perdre, pour empêcher le reste du monde d’accepter les conceptions nouvelles (post-modernes !) de la guerre telles qu’elles ont été exposées et imposées le 11 septembre. Comment pourrait réagir l’Amérique, sinon en affirmant sa propre conception de la guerre avec tout son poids, toute sa puissance, en opposant cette conception à celle que le 11 septembre voudrait lui imposer, en décidant à tout prix de tenter d’y convertir le monde, en se référant à cette référence suprême dans son histoire psychologique qu’est la Guerre froide, sa vastitude, son universalité, sa stabilité.
Voilà le défi où s’est engagée l’Amérique en acceptant dans le désordre et, à notre sens, bien imprudemment, dès le premier jour, dès le 11 septembre, l’idée que c’est une guerre, — et peut-être, l’avenir le dira, cette acceptation c’est tomber dans le piège qui lui était tendu, car si l’Amérique ne parvient pas à imposer sa conception de la guerre, et par conséquent sa conception guerrière des relations internationales, elle sera plongée dans un trouble immense. (Mais, certes, et il faut le rappeler régulièrement, et, dans ce cas, pour faire mesurer l’exacte dimension et la force de l’enjeu, — quand on dit “Amérique” dans ce cas, on parle du système de l’américanisme. Ce système peut se retrouver dans certains cas en opposition violente avec la population américaine, c’est sa crainte constante depuis la Grande Dépression. C’est la cause de sa préoccupation constante et centrale pour l’équilibre du caractère américain, de la nécessité où il se juge être d’entretenir la mobilisation qui rassemble et appelle à l’union, de rechercher des structures de guerre qui soient des structures mobilisatrices.)
Le système veut à nouveau imposer une structure de guerre pour imposer l’idée d’une situation exceptionnelle. Cette structure doit être mondiale. Elle doit retrouver la structure du temps passé, de la Guerre froide.
L’attaque du 11 septembre a provoqué un étrange phénomène. Unanimement présentée comme l’événement qui clôt (enfin) la Guerre froide et l’après-Guerre froide, qui va (enfin) obliger à s’adapter à une époque nouvelle, la chose fondamentale qui fait que “rien ne sera plus jamais comme avant”, elle est désormais perçue, confusément mais on y viendra de plus en plus du côté du système de l’américanisme, comme l’occasion exactement du contraire. Elle est perçue comme l’occasion du retour à l’Age d’Or que fut la Guerre froide. Peu importe l’Ennemi, les systèmes d’arme, les tactiques, la seule chose qui importe est la vision d’une stabilité retrouvée et réinstallée pour des décennies.
Le système veut voir rétablie une structure de guerre ; bien sûr, il ne l’a jamais complètement abandonnée dans les faits (voir le Pentagone) mais il veut la voir rétablie dans sa légitimité. Il veut voir rétablie la structure d’une situation exceptionnelle (la guerre est la situation exceptionnelle par excellence) qui corresponde à l’exceptionnalité de la nation qu’est l’Amérique. D’où le refus évidemment de considérer le terrorisme comme firent et font les Européens, qui “font avec” depuis des décennies, luttent contre lui selon les moyens classiques, — directement avec la patience, le renseignement, la pénétration des réseaux, le démantèlement des réseaux sans trop de spectaculaire ; indirectement, parfois, avec des réformes, des changements qui modifient les situations à la base du terrorisme. (Même lorsque les Américains vont dans le sens des méthodes européennes, ils en refusent l’esprit, implicitement mais résolument : lorsqu’ils font pression sur Sharon et prennent leurs distances d’avec les Israéliens au profit des Palestiniens, comme ils ont fait ces dernières semaines, c’est bien plus parce qu’ils veulent ménager leurs partenaires arabes de la coalition que parce qu’ils voudraient réduire les causes fondamentales éventuelles du terrorisme. Sharon, plus fine mouche qu’on croit, ne s’y trompe pas lorsqu’il accuse les Américains d’être des “Munichois” [Munich, 1938] : il accuse les gens de l’administration Bush de capituler devant leurs alliés arabes, Saoudiens en tête, et c’est exactement ce qu’ils font.)
Il n’y a donc plus d’après-Guerre froide, mais il y a Guerre froide recommencée, Guerre froide-II, si nécessaire avec une pincée qui peut être grosse de néo-maccarthysme pour la situation intérieure, pour ajouter encore à la cohésion. On en profite puisqu’il y a quasi-unanimité, et c’est exactement la recette du maccarthysme (le soutien populaire, et non-populaire d’ailleurs, était substantiel dans les années 47-54 pour la “chasse aux sorcières”). Mais il y a une autre nécessité : une guerre froide, comme toute guerre froide qui se respecte, doit être globale, world-wide si l’on veut. On ne fait pas ici dans la spéculation éculée internationalisme-versus-isolationnisme, mais bien dans la question de l’élargissement des structures de guerre, de la nation américaine aux dimensions globales. D’où l’utilité de la coalition.
Avec ce mot, “coalition”, nous revenons au réel. Considéré à la lumière du réel qui affecte le reste du monde, que veulent faire les artisans du système en installant une Guerre froide-II ? Ils veulent installer un autre monde virtualiste, un nouveau-monde virtualiste, après que l’attaque du 11 septembre ait pulvérisé ce qui restait de celui qui était en place (souvenir encore sérieux de la Guerre froide). Ainsi leur proposition de Guerre froide-II, implicitement offerte à la coalition, revient à proposer au reste du monde d’entrer dans ce nouveau-monde virtuel. C’est une étrange interprétation, dans la mesure où l’on a compris que la Guerre froide-II est une course contre le temps, une volonté de retour au passé et à sa stabilité, à une sorte de Paradis perdu : cela revient à proposer au reste du monde, non plus seulement d’accepter un futur américanisé comme c’était le cas jusqu’alors, mais de refaire le passé pour en faire également un passé américanisé. C’est plus ardu. En d’autres mots ? L’Amérique est lancée, au travers de ses projets de structuration belliciste et du contrôle de l’outil coalisé qu’elle a constitué, dans sa énième entreprise de domination mondiale (sans doute n’a-t-elle pas remarqué qu’elle domine le monde depuis 1945-48), mais cette fois, vraiment, dans un but très étrange : le retour à la Guerre froide, à la mobilisation, à l’état de guerre permanent, mais dans des conditions très particulières, sans blocs antagonistes, sans véritable Ennemi sinon des ennemis d’occasion qui entretiennent l’activité, au fond, au bout du compte, sans rien qu’une structure de guerre froide. For the fun, comme on dit en langage branché ? Nous ne sommes malheureusement plus au temps où l’on pourrait comprendre les buts fondamentaux car il n’y en a plus, sinon celui de la survie d’une bureaucratie qui a pris le pouvoir et fait marcher le système, en aveugle.
Une “nouvelle Guerre de Cent Ans”
Pour autant, et avant d’en venir au monde extérieur pour mesurer les obstacles à cette entreprise américaine de la Guerre froide-II, il faut considérer comme une annexe qui n’est pas sans intérêt un dernier aspect de la situation washingtonienne. Certes, la consigne est générale (pour chercher à reconstituer la stabilité structurelle d’une Guerre froide-II) mais elle n’est qu’implicite et certains peuvent s’y tromper. Les événements peuvent y aider, surtout s’ils sont interprétés, avec l’aide des médias et dans le cadre des querelles intra-bureaucratiques, entre agences et services concurrents, dans le sens qui va (par exemple, lorsque l’hypothétique offensive biologique [anthrax] est attribuée à l’Irak). Lorsqu’un officiel du Pentagone, décrit comme proche des super-hawks du groupe Wolfowitz-Perle, explique à l’
Il faut tenir compte de ce climat, de l’importance des postes détenus par Wolfowitz (n°2 au Pentagone) et Perle (président du Defense Policy Advisory Board, qui conseille le président), de la rapidité, si les circonstances s’y prêtent, de l’extension de leur influence dans l’atmosphère super-volatile de Washington, et quasi-exclusivement tournée vers le maximalisme. Les super-hawks sont un peu trop agités pour une Guerre froide-II, un peu trop partisans de la guerre chaude un peu partout, et avec eux la mobilisation c’est la guerre plus que la stabilité. Tout le schéma qu’on a décrit ci-dessus doit d’abord compter avec leur action, leur poids, leur influence. C’est une première difficulté de taille pour que ce schéma de la Guerre froide-II se réalise, car ils sont porteurs de déstabilisation dans un projet dont la logique même est le contraire.
Forum — Charger les commentaires