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69412 décembre 2018 – ... On aura traduit, j’espère, nous qui sommes des latinistes patentés : Secessio Plebis signifie “sécession de la plèbe”. Je me demandais comment les Romains auraient traduit “Gilets-jaunes” et je m’aperçois que “Gilets-jaunes” est peut-être bien la traduction en code de Secessio Plebis.
Rendons à César, – car c’est bien le cas de le dire... Je n’ai pas sorti cette expression de “sécession de la plèbe” de ma belle imagination et de ma vaste culture. Je l’ai entendue (hier en fin d’après-midi, sur RT) de la bouche de monsieur Lucien Leclercq, rédacteur-en-chef de Nouveau Cénacle, parlant des trois événements, des trois “sécessions de la plèbe”, expression consacrée, qui marquèrent l’histoire de Rome, successivement en 494, 449 et 293 avant notre ère. Si l’on veut, la “plèbe”, la foule, le peuple, “démissionnait” d’être ce qu’on disait qu’elle était et avec la façon dont on la traitait, mécontente de ses élites corrompues, et elle faisait sécession, quittant Rome pour s’installer sur une hauteur avoisinante. Monsieur Leclercq traçait un parallèle entre ces événements et les Gilets-jaunes, ces derniers représentant le peuple qui fait sécession, à sa manière et avec les moyens du bord, de ses élites et des institutions qu’elles (les élites) sont censées représenter et servir. L’image me va comme un gant, même si le processus diffère ; il est vrai que je résiste mal à l'impériale noblesse d'une citation latine.
Pour mon compte, je le répète et m'en délecte, la trouvaille est heureuse. Aux habituelles “émeute”, “insurrection”, “révolution”, ces mots éculés utilisées dans le simple but de la dramatisation approximative appuyée sur des clichés historique idéologisés (« C’est une révolte ? – Non, Sire, c’est une révolution »), je préfère ce mot de “sécession”. Il est à la fois rupturiel et institutionnel, ce qui fait dans notre cas une sorte de “rupture de légitimité” qui est une contestation heureuse et décisive de la légitimité faussaire, du simulacre des élites. Le mot va au cœur de la crise, celle des Gilets-jaunes comme la Grande Crise d’Effondrement du Système elle-même.
Par sa simplicité tranchante armé d’une solide référence historique (la Guerre de Sécession fait partie de notre mémoire historique sans interférer sur notre histoire), le mot convient à l’événement que nous vivons, parce que cette “simplicité tranchante” fait un caractère crisique complètement de notre temps, en mettant le nom qu’il faut à la recette inédite du remplacement des “révolutions” de rue, avec le maniement des masses, devenues impossibles à cause de la communication.
(Voir le 24 novembre : « Ainsi peut-on se demander si l’étrange-événement n’est pas en train de nous dévoiler la recette cherchée depuis mai-68 en fait, c’est-à-dire la recette perdue des événements de rue [...] essentiellement à cause du caractère “anesthésiant” des poussées populaires que suscite la circulation très rapide des informations rétablissant l’empire de la raison sur cette sorte d’explosion en étiolant sa spontanéité. Est-ce que la recette pour les temps nouveaux a été trouvée ? »)
Dire ainsi que le peuple “fait sécession” explique évidemment le comportement des Gilets-jaunes, devant lesquels le commentaire est impuissant, l'argument inutile, la négociation vide de sens et la chaise vide in abstentia, le maintien de l’ordre aussi contrôlable qu’un morceau de savon humide sur un carrelage trempé. Dans ce cadre si simple, – car le vide et l'absence sont choses simples, – le message des “sécessionnistes” devient lui aussi d’une simplicité biblique, ou bien d’une “simplicité institutionnelle” puisque nous sommes dans La-République ; il est de dire : “Il se trouve que nous existons, et nous ne voulons pas exister avec vous parce que vous êtes des imposteurs”.
Ainsi le problème devient-il dramatique pour les élites-Système jusqu’alors occupées à nous préparer leurs réformes-bouffes expédiées de Bruxelles par courrier exprès et impératif, et comptables de ces réformes devant le seul Bruxelles : “Comment exister encore sans eux puisqu’ils existent et ne veulent plus exister avec nous ?”... Car une élite, toute élite-Système qu’elle soit, une élite sans peuple ce n’est plus une élite puisque devenue élite de rien.
On peut toujours discuter, on dirait à perte de vue, sur les violences qui sont absolument regrettables et inacceptables, sur les groupes qui s’infiltrent et sur ces Gilets-jaunes qui se laissent infiltrer, sur leurs chiffres de “mobilisation” qui baissent selon le plus brillant ministre de l’Intérieur depuis Monsieur Thiers (celui des années 1830), sur leurs doléances et leurs revendications sans conditions souvent abracadabrantesques et qui font bon marché des procédures de La-République, sur la durabilité du mouvement selon les sondages, sur les conséquences économiques et le regard furieux de Madame Lagarde. Il reste ce fait simple que la révolte des Gilets-jaunes, considérée dans son ensemble et dans les circonstances qui les accompagnent, dans le climat que nous connaissons, dans la situation générale de la globalisation qui constitue un formidable champ de bataille où se décide notre destin, – cette révolte s’explique parfaitement, s’illumine dirais-je même, si elle est appréciée comme une déclaration de sécession.
Moi qui me suis depuis si longtemps considéré comme un dissident, – depuis les temps anciens (début des années 1980) où je suivais les samizdat russes en URSS, sans doute, – je ne peux être que sensible à cette typologie du mouvement des Gilets-jaunes. Nous sommes dans une époque où la contestation, l’opposition ne suffisent plus : il faut rompre, et il faut rompre en affirmant sa propre légitimité contre la légitimité-faussaire de leur simulacre. Alors, “faire sécession” cela fait l’affaire. Le Parti a essayé de dissoudre le peuple (Brecht) mais ça n’a pas marché ; alors le peuple fait sécession.
Et après ? me direz-vous. Je n’en sais fichtre rien, mais peu m’importe de n’en fichtre rien savoir. Il est temps que les vrais problèmes de l’effondrement du Système les touchent, eux, ceux-là des élites-Système qui ont si bien servi le Système et qui gémissent, et qui geignent, et qui pleurnichent devant l’incompréhensible sécession des peuples.
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