Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
728Après l'attaque du 11 septembre 2001, le point le plus important, bien que le moins immédiatement traité par les commentateurs, concerne l'effet en profondeur de ces événements sur l'Amérique, de même que, ceci va avec cela, l'effet d'une façon générale sur les relations internationales. On a été très rapide à estimer que cet événement était fondamental, historique évidemment, et qu'il ouvrait une nouvelle époque historique. La phrase qui revenait souvent est celle-ci : « désormais, il y aura un avant et un après le 11 septembre 2001 ». Cette analyse est acceptable mais n'est pas assurée. L'immédiateté de l'événement, sa brutalité inouïe, sa représentation médiatique d'une force exceptionnelle, tout cela pèse beaucoup sur le jugement. (Il faut se rappeler qu'il y eut des commentateurs pour avancer qu'« il y aura désormais un avant et un après la Guerre du Golfe », aussi bien que « désormais, il y aura un avant et un après l'attaque de l'OTAN au Kosovo ». L'histoire en est encore à mesurer l'importance de tel et tel événement, et l'attaque du 11 septembre 2001 subira la même épreuve du temps pour qu'on puisse apprécier son importance exacte.)
Cette appréciation bien comprise pour ce qu'elle est, — une simple mise en perspective, — reste à voir dans quel domaine l'événement exercera le plus ses effets. Là, il nous semble qu'il y a essentiellement une alternative : l'effet le plus important se fera au niveau américain, et ce sera essentiellement du point de vue psychologique, ou il se fera au niveau des relations internationales, et ce sera essentiellement du point de vue stratégique. Si nous plaçons cela sous forme d'une alternative avec ses deux termes, c'est que nous croyons qu'il y a une certaine liaison entre les deux. Autrement dit, si l'effet est grand au niveau psychologique chez les Américains, l'effet (direct) stratégique le sera moins parce que cet aspect psychologique agit essentiellement au niveau de la situation intérieure. (Naturellement, à terme et de façon indirecte, il y aura des conséquences dans les relations internationales, c'est-à-dire au niveau stratégique, puisque toute évolution intérieure américaine a des effets extérieurs. Mais il s'agira d'effets indirects, on le comprend.)
L'effet psychologique ne peut être que celui qui serait induit par l'événement d'une attaque de cette importance touchant pour la première fois, de façon si massive, le coeur de la puissance et du territoire US. En général, les commentaires US qu'on peut lire sur les perspectives de la situation pour les Américains s ont lugubres, voire crépusculaires. Ils tournent autour d'un thème fameux du commentaire symbolique américain : “la perte de l'innocence”, c'est-à-dire la pénétration brutale du monde extérieur (certains pourraient dire : la barbarie extérieure) au coeur de l'Amérique. Ce constat assez général est étonnant, au moins par l'implication qui l'accompagne qu'avant le 11 septembre l'Amérique était exempte (“innocente”) de la pénétration du monde extérieur ; est-ce à dire qu'elle était isolée, est-ce à dire qu'elle était plongée dans l'isolationnisme ? Cette logique de commentaire sur la perte de l'innocence et l'irruption du monde (de la barbarie) extérieur(e) est intéressante, parce que venue en général de commentateurs de la presse mainstream, c'est-à-dire de commentateurs conformistes et internationalistes qui répètent depuis plus d'un demi-siècle, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, que l'Amérique s'est ouverte au monde, qu'elle a enterré l'isolationnisme.
Nous acceptons pourtant cette idée de l'irruption du monde extérieur comme si l'Amérique en était protégée auparavant, au moins parce que la perception va dans ce sens. En quelque sorte, c'est une représentation virtualiste de la réalité, mais elle est si forte, compte tenu de la force des événements sur lesquels elle s'appuie, qu'elle s'impose effectivement comme une réalité. Nous ne croyons pas que ce constat de la pénétration du monde extérieur va conduire l'Amérique à s'ouvrir elle-même, mais bien que cela va peser sur la psychologie, le caractère américain, considéré en général pas l'establishment comme marqué par une très grande faiblesse. Ce point est désormais un facteur nouveau d'incertitude, ou, plutôt, un facteur d'incertitude classique qui prend une dimension et une vigueur nouvelles. Bien entendu, l'évolution de l'importance de ce facteur psychologique, qui est objectivement pour la direction américaine une cause constante d'inquiétude ainsi renforcée et réactivée, dépendra dans l'immédiat de l'évolution des événements, et, en premier lieu, de la forme et de la fortune des entreprises de riposte et de représailles après l'attaque du 11 septembre.
Au niveau “opérationnel”, c'est-à-dire, du point de vue américain, au niveau de la riposte à l'attaque qui ne pourrait être qu'opérationnelle et militaire (ainsi a-t-il été implicitement admis quasiment dès les premiers commentaires, toute possibilité de réaction politique ou diplomatique seulement étant exclue), la question s'est aussitôt posée de la forme et des objectifs que prendrait cette riposte. La complexité du problème est évidente, dans la mesure où l'adversaire n'est pas identifié avec certitude, ou bien, lorsqu'il l'est, dans la mesure où l'on ignore réellement quelle force il représente, quels sont ses buts, etc. Cette complexité est encore accrue par les considérables ambiguïtés qui accompagnent le statut et l'histoire de cet adversaire (dans le cas de Ben Laden et des Talibans : tout le passé très récent, jusqu'en 1996-97 pour les Talibans, de coopération entre les USA et cet adversaire, appuyé sur le fait que l'infrastructure islamique en Afghanistan a été suscitée, installée et équipée à partir du début des années 1980 par divers services opérationnels américains pour lutter contre le communisme et l'Union Soviétique).
L'évolution actuelle de l'appréciation opérationnelle de la riposte est, aux États-Unis, sans aucun doute dans le sens d'une radicalisation extrême, et elle s'appuie sur un terreau idéologique très propice. Au niveau du gouvernement, la fraction modérée représentée par Colin Powell et son département d'État est isolée. Les militaires appuient la radicalisation, qui implique pour eux un énorme supplément de puissance et un statut brutalement régénéré, avec la possibilité très forte que toutes les démarches de réforme du secrétaire à la défense Rumsfeld soient (pour l'instant ?) mises de côté, voire abandonnées. D'une façon générale, l'état d'esprit dominant, s'appuyant sur un corps législatif chauffé àblanc (voir les votes 97-0 ou 98-0 du Sénat sur toutes les matières tenant à cette nouvelle “guerre”), est celui des conceptions extrêmes, exprimées notamment par la tendance politique dite des neoconservatives, et dont divers textes dont celui de Kagan et Kristol parus dans le Weekly Standard du 24 septembre, donnent un bon aperçu.
Contrairement à ce qu'on pourrait penser en s'appuyant sur la logique, cette radicalisation n'est pas promise à s'éroder, à notre point de vue. Elle s'entretient au contraire d'elle-même, notamment par le montage virtualiste gigantesque qui baigne toute cette crise. Elle va conduire à un entretien, voire un développement de la tension, aux États-Unis même et entre pays occidentaux. Des interventions sont probables au niveau des libertés publiques aux États-Unis, et certains groupes de défense des droits civiques s'en inquiètent déjà. Pour autant, on peut être assuré de ne pas retrouver, aux USA, une situation stable dans la radicalisation. Au contraire, le climat actuel et les perspectives radicales qu'ouvre cette crise vont exacerber les concurrences internes entre les agences, les départements, les bureaucraties concurrentes, les groupes de pression. Il va devenir plus difficile que jamais d'apprécier l'évolution de la politique américaine, et d'apprécier notamment l'équation du pouvoir au sein de l'administration, d'autant que le président s'est confirmé durant cette crise comme une personnalité effacée, sans peu d'idées personnelles, sans influence de charisme ou autre.
L'attaque du 11 septembre fut prestement surnommée “9-11” (les chiffres du mois et du jour de l'attaque), l'un ou l'autre commentateur notant avec un sentiment mélangé qu'il y avait là un humour macabre (911 est le numéro d'appel des urgences). La présentation médiatique de l'événement a été d'une puissance, d'une intensité sans précédent. Le journaliste-présentateur du JT de 20H00 de France-2, interrogé le 15 septembre, estimait que la présentation de l'événement par la télévision privilégiait presque exclusivement « l'émotion ») ; il semblait laisser le reste, — la réflexion, l'analyse — au “reste” justement, c'est-à-dire principalement la presse écrite et la presse d'analyse. C'est là un grand et grave problème, bien entendu : à privilégier l'émotion lors de l'événement, et de plus en plus à mesure que l'événement est puissamment représenté par l'image, on enferme le jugement initial hors du domaine de la réflexion et de l'analyse. D'où l'écho formidable, inimaginable du drame 9-11, par comparaison au piètre écho rencontré par des drames dont on devrait juger qu'ils ne sont pas moins graves en intensité de souffrance, en injustice, etc (le génocide du Rouanda, le conflit palestinien, sont des exemples souvent cités).
Au reste, tout dans cet événement est marqué par notre époque, par le phénomène que nous nommons virtualisme, par la civilisation de l'image et de l'entertainment, peut-être jusqu'au choix de l'attaque et des modalités de cette attaque. Des commentateurs ont d'ores et déjà noté l'existence d'un rapport aussi divers et aussi puissant entre cette réalité du drame du 9-11 et l'univers médiatique et virtualiste. Effectivement, le scénario de l'attaque du 11 septembre relève bien plus de l'imagination des scénaristes d'Hollywood ou d'un auteur de best-sellers comme Tom Clancy, que du registre des planificateurs du Pentagone qui n'ont rien vu venir. Le déroulement de l'attaque pourrait être interprété (cela a été le cas de certains commentateurs) comme sacrifiant également aux nécessités de l'écho médiatique, avec le second avion percutant la seconde tour du MTC près d'une demie-heure après le premier, avec toute l'infrastructure déjà en place pour le filmer.
Cet aspect d'influence virtualiste du monde de l'entertainment n'est pas nouveau, mais il a certainement atteint avec le drame du 11 septembre une intensité sans précédent. Il s'étend d'ailleurs au-delà de la seule mise en scène de l'opération et autour de l'opération. Il touche les conditions politiques générales. En effet, face à l'évolution dramatique que représente l'attaque du 11 septembre, les attitudes et les mesures habituelles de sécurité ont été sans grand effet. Les activités de renseignement n'ont communiqué aucune appréciation suspecte, malgré des avertissements divers, notamment venus du commandant Massoud en Afghanistan, peu avant sa mort. Les réseaux de surveillance et de repérage sur le territoire américains ont également été pris de court, et, parfois, dans des circonstances suspectes, qui laissent penser au moins à de réelles défaillances. Dans tous ces cas, il s'agit d'un état d'esprit refusant certaines possibilités parce que ces possibilités sont écartées de la planification comme peu sérieuses, ou ne correspondant pas aux préoccupations du jour. Il y avait longtemps que Massoud n'était plus écouté à Washington. La menace envisagée n'était plus au niveau des détournements d'avions, effectivement laissés aux scénaristes d'Hollywood, mais aux hackers cybernétiques. La menace elle-même, d'ailleurs, depuis mars-avril, c'était la Chine, et plus du tout le terrorisme islamiste. Soudain, tout cela est bouleversé, et l'on se retrouve devant une menace qui apparaît, dans la représentation qu'on en fait, comme encore plus grave que la menace soviétique, et qui semblait avoir été écartée. Bien entendu, des thèses déjà vieillies ont été ressorties pour l'occasion et connaissent une vogue nouvelle, comme celle du choc des civilisations du professeur Huntington dont les liens avec les conceptions occidentales de la fin du XIXe siècle sont évidents.