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891En quelques jours, le ton des relations entre le Pentagone (et, plus généralement, l'administration GW) et la presse américaine a changé. Les intéressés eux-mêmes s'en aperçoivent, comme le montre un article du Washington Post du 17 février, sous le titre « War Coverage Tooks a Negative Turn ». L'affaire des pertes civiles causées en Afghanistan par les attaques américaines constitue notamment un des points essentiels de ces nouveaux rapports de la presse avec le Pentagone, avec une violente critique sous-jacente des méthodes du Pentagone par la presse américaine. (Cette attitude critique a pour point de départ la “bavure” d'une attaque d'un village afghan par des forces spéciales US le 24 janvier, et la mort de 17 civils : le village avait été faussement identifié comme un repaire de forces d'Al Qaïda.)
C'est un point intéressant dans l'évolution de la vie publique aux USA depuis le 11 septembre. La presse américaine (on parle ici de la presse grand public mais jusqu'aux organes les plus prestigieux comme le Washington Post et le New York Times) s'était alignée sur les consignes du Pentagone, dès le 11 septembre, avec une unanimité et un zèle qui apparurent stupéfiants par rapport à la réputation d'indépendance critique vis-à-vis du pouvoir faite en général à cette presse. Cette attitude contribua fortement à forger àla fois l'unanimité américaine depuis le 11 septembre, et le durcissement continue de la politique américaine depuis cette date. Pour autant, les antagonismes classiques n'avaient pas disparu et la droite républicaine radicale a continué àattaquer la “presse libérale” en l'accusant de faiblesse, voire de ne pas faire son devoir patriotique face au terrorisme. Le climat est donc resté à l'antagonisme, voire à la chasse aux sorcières, comme il est de coutume aux USA dans les périodes de tension. Cela laisse à penser que la ralliement initial d'un nombre appréciable d'organes libéraux à une ligne super-dure pouvait être aussi bien , sinon plus, un réflexe de crainte conformiste par rapport au climat ambiant, qu'une attitude de patriotisme exacerbé.
Quoi qu'il en soit, l'évolution actuelle de la presse, avec la réapparition d'une critique de la ligne officielle, peut s'avérer être un élément important si elle se confirme. Dans ce cas, elle transformerait le “front intérieur” américain, avec l'apparition d'une situation conflictuelle entre différentes forces corporatistes et différentes tendances politiques. Il est possible, — mais encore nullement certain pour l'instant, — qu'une éventuelle attaque contre l'Irak devienne le test de cette nouvelle situation, notamment quant à sa réalité et à sa profondeur. L'enjeu est tout simplement colossal, puisqu'une attitude changée de la presse, passant à une observation critique de l'action de l'administration, pourrait faire resurgir les conditions qui furent celles de la guerre du Viet-nâm, où la presse constitua à partir de 1966-67 la principale force d'opposition à l'engagement américain.
On n'a pas été sans noter, comme le fait le journal Le Monde, un article révélateur d'un journal saoudien, se lamentant de l'attitude des pays arabes face aux pressions militaristes grandissantes des États-Unis, et affirmant que seule l'Europe est capable de jouer, et commence à jouer effectivement un rôle de frein, voire de contrepoids, à la poussée américaine. Les diverses déclarations de ministres et d'hommes politiques européens depuis le début du mois sont évidemment l'une des causes principales de ce nouveau jugement sur l'Europe. Elles mettent en évidence que seule l'Europe présente la puissance structurelle et le poids politico-économique pour éventuellement peser sur l'évolution des relations internationales.
Dans cette logique, certains commencent à réclamer des mesures beaucoup plus sérieuses, c'est-à-dire, principalement, des mesures pour mettre en place une véritable politique étrangère européenne. Un exemple de cette démarche peut être trouvé dans les mesures proposées par Steven Everts et le Centre for European Reform (CER), dont la présentation était prévue ce mardi 19 février à Bruxelles, en présence de Javier Solana. Le CER de Charles Grant est connu depuis au moins 4 ans pour constituer le think tank le plus avancé au Royaume-Uni, et peut-être en Europe, du point de vue de la réflexion européenne pour des mesures dans les domaines de la politique extérieure et de la sécurité. (Le CER est proche de Tony Blair. Ses positions sont souvent plus nettement européennes que celles du premier ministre. Pour cette raison, le CER est souvent considéré comme un instrument permettant de lancer des idées que Blair lui-même ne peut suggérer, et mesurer leurs effets.)
Ces diverses données ne font que confirmer l'importance potentielle de l'Europe, mais ne résolvent pas pour autant le problème de l'Europe, qui est de trouver une position assez unitaire pour utiliser et exprimer sa propre puissance dans une politique concrète. On peut douter que l'Europe elle-même (l'Europe seule) y parvienne. Mais elle peut y parvenir avec l'aide involontaire de Washington : au plus Washington durcira sa politique, au plus il la développera sans concertation, au plus son action sera déstabilisatrice, au plus l'Europe sera forcée d'affirmer son désaccord grandissant, voire peut-être même conduite à affirmer effectivement une politique étrangère et/ou de sécurité significative.
Un article du Washington Post est d'un particulier intérêt cette semaine : celui qui nous révèle « The Way Bush Sees the World », et cela sans sarcasmes déplacés ni ironie particulière, comme c'est courant lorsqu'on aborde le chapitre des activités intellectuelles de GW. Steven Mufson a fait une longue enquête, publiée le 17 février, et qui s'attache à une référence littéraire particulièrement intéressante. Mufson nous révèle que GW s'est passionnément attaché, l'année dernière (ce devait être en février 2001), à un livre de Robert Kaplan, Estward to Tartary. Mufson nous dit que GW épouse complètement les thèses de Kaplan.
On connaît Robert Kaplan depuis février 1994, depuis qu'il a publié un long article dans The Atlantic Monthly de ce mois-là, suivi d'un livre du même titre. (Depuis, Kaplan a beaucoup publié, notamment Ghosts of Balkans.) Les thèses de Kaplan se résument en un mot : désordre. Pour lui, le monde post-Guerre froide est destiné à devenir un immense désordre, cruel, sanglant et incontrôlable, particulièrement dans tous ces pays du Tiers-Monde, de l'ex-URSS, d'Afrique et d'Asie, d'Amérique latine, d'une partie de l'Europe, etc, — tous ces pays qui ne sauront pas s'adapter à l'hyper-modernisme américain et qui vont s'abîmer dans les guerres civiles, ethniques, tribales, dans les tensions centrifuges, dans le séparatisme, dans la dissolution des autorités centrales, des États, etc. De l'autre côté, la citadelle du progrès et du développement du monde développé. On songe essentiellement à l'Amérique, certes, et c'est évidemment dans ce sens que GW a réagi. (En fait, la thèse initiale de Kaplan était plus nuancée, ou bien plus complexe. Il n'hésitait pas à faire s'étendre ce désordre jusqu'aux pays avancés puisqu'il prévoyait la possibilité que le mouvement centrifuge touche les USA eux-mêmes, que certaines zones des USA soient tentées par des tensions séparatistes, ou rattachistes avec des régions voisines non-US. Cet aspect de la thèse semble avoir été écartée depuis. Ce n'est pas la moins intéressante du propos, et ceci explique peut-être cela.)
La vision de Kaplan n'a cessé de devenir plus apocalyptique au fur et à mesure qu'elle s'est développée. On pourrait la rapprocher de celle du colonel Ralph Peters, dont nous avons déjà parlé dans une analyse, le 4 janvier sur ce site. Il s'agit d'une thèse qui implique dans l'aboutissement le plus pessimiste de sa logique la fermeture de l'Amérique sur elle-même, sa constitution en une sorte de forteresse fermée sur le monde extérieur. (Cette idée n'impliquant nullement le repli militaire, et même au contraire. Dans ce schéma, des expéditions militaires sont très possibles et même souhaitables, pour contenir le désordre, voire le faire régresser quand il devient trop menaçant.)
On comprend combien les événements du 11 septembre, tels qu'ils ont été interprétés à Washington, confortent complètement, et dans le sens le plus pessimiste, les thèses de Kaplan. On peut ainsi faire l'hypothèse que la radicalisation de GW, qui est patente depuis quelques semaines, notamment avec l'idée du « Axis of evil », répond à ce schéma général.