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La diffusion publique de la NPR par le Los Angeles Times et les diverses réflexions que cette divulgation a suscité (voir notamment nos textes :
• D'une part, une intense suspicion pouvant aller jusqu'à une condamnation complète du comportement de l'Amérique. On trouve des signes impressionnants de cette évolution dans la presse occidentale, et l'on citera comme exemple
• d'autre part, une vision de plus en plus noire de l'état de désordre où s'abîme le monde, ou bien, où menacerait de s'abîmer le monde. Un exemple de cette vision se trouve dans l'article de Franz Schermann, sur Pacific News Service : «The Road to the global hell ». Un autre texte d'une veine approchante, comme celui qu'a publié Karel Van Wolferen le 10 mars, trace le portrait d'une politique américaine calquée sur un schéma orwélien (« To Keep a Population in Line, Wage Perpetual War Against a Vague Enemy »), et établit ainsi un lien entre la critique de la politique américaine et le désordre qui se répand dans le monde entier, évidemment du fait de cette politique.
Cette évolution intellectuelle, particulièrement frappante dans le monde des commentateurs anglo-saxons et qui commence à pénétrer dans les milieux académiques, constitue une situation exceptionnelle. C'est en effet un cas sans précédent que de voir la responsabilité du désordre directement attribuée à la plus grande puissance constituée, la puissance qui assure l'hégémonie, celle qui a naturellement en charge ce qu'on pourrait nommer la police du monde, le maintien des équilibres, la stabilité en général. L'évolution du jugement va dans le sens le plus radical, hors de toutes les étiquettes convenues, pour se rapprocher des critiques les plus radicales énoncées depuis longtemps aux États-Unis même, et jusque-là complètement marginalisées, — que ce soit les critiques de l'extrême-droite libertarienne et isolationniste américaine, adversaire de la politique hégémonique et globalisante des États-Unis (par exemple, les chroniques de Justin Raimundo) ; que ce soit la critique radicale de gauche, conduisant au diagnostic que l'Amérique est le premier des États-voyous et « a nuclear rogue State », selon le mot de Noam Chomsky, qui est certainement l'intellectuel le plus représentatif de cette tendance.
Dick Cheney a donc effectué le voyage tant annoncé au Moyen-Orient, pour, selon le terme d'un expert français, « siffler la fin de la récréation » et regrouper tout son monde derrière l'idée brillante de l'attaque contre l'Irak. Mais la récréation tarde à se disperser. Il paraît difficile de qualifier cette visite de quoi que ce soit qui puisse se rapprocher, même sur la pointe des pieds, de l'idée d'un succès. Au contraire, toutes les indications montrent que Cheney s'est heurté, ici à des réticences sérieuses, là à une franche mauvais humeur, là enfin à une hostilité à peine voilée. Les avertissements ne cessent d'être diffusés sous diverses formes, les plus sérieux étant ceux des Saoudiens et des Égyptiens, des fidèles alliés de Washington, qui estiment qu'une attaque contre l'Irak entraînerait une rupture de la coalition et des conséquences géopolitiques extrêmement graves. (Très intéressante également, parce que plus inattendue, la déclaration du Premier ministre turc, le 16 mars en marge du sommet européen de Barcelone, pour affirmer qu'il n'y avait absolument aucune raison qui justifie l'attaque contre l'Irak que les Américains veulent lancer.)
Pendant que se déroulait la tournée de Cheney, Zinni se rendait sur les lieux du conflit israélo-palestinien. La “diplomatie” américaine montrait ainsi son goût pour le troc, en arrangeant à toute vitesse un voyage de l'envoyé spécial du State department, le général à la retraite du Marine Corps Zinni, en donnant l'une ou l'autre instruction à Sharon et à Arafat, en lançant une initiative de cessez-le-feu. Les groupes extrémistes et terroristes n'ont, quant à eux, pas accepté le troc et n'ont pas fait de trêve. Ils voient en celle-ci une manoeuvre pour tenter de faciliter la mission de Cheney et lui donner un argument auprès de ses interlocuteurs arabes, — ce qui est l'exacte réalité : cette trêve ne peut être qualifiée autrement que du mot manoeuvre. A Washington, la manoeuvre fut renforcée par des condamnations de la dernière offensive de Sharon, à commencer par la condamnation de Bush lui-même, qui jugea cette offensive dans des termes qualifiés de « sévères » par des sources officieuses américaines. Effectivement, qualifier de « harsh rebuke » un commentaire de GW consistant à juger que l'offensive de Sharon lancée pendant le week-end du 9-10, et qui violait un nombre appréciables de lois et de coutumes du droit international, n'était pas « helpful » pour la situation générale, a quelque chose d'un peu surréaliste qui mesure les conditions où évoluent aujourd'hui les rapports américano-israéliens et le rôle réel que pourrait jouer une véritable “diplomatie” américaine dans le conflit :
« President Bush delivered a harsh rebuke to Israel today for its deadly military operations against Palestinians in the West Bank, saying that the actions of Prime Minister Ariel Sharon's government were ''not helpful'' and suggesting that they went well beyond self-defense. »
Le voyage de Cheney n'a pas apporté la clarification attendue. Le débat à Washington, sur l'opportunité d'une attaque de l'Irak, va se poursuivre et s'accentuer. En même temps, les affirmations et les menaces d'une attaque prochaine vont se poursuivre, contribuant à tendre encore plus l'atmosphère générale. Pour autant, notre conviction est que les conditions générales ne cessent d'apparaître plus difficiles pour lancer effectivement une attaque, sans compter les réalités opérationnelles (à la fois les moyens de l'attaque et les bases pour lancer cette attaque, avec les pays arabes réticents ou hostiles). La situation continue à se renforcer d'un mélange étrange d'une rhétorique guerrière maximaliste, jusqu'aux menaces directes d'emploi de l'arme nucléaire, et d'une confusion grandissante sur la possibilité et la capacité de faire cette guerre.
Le mois de mars, entre la publication de la NPR et le débat sur la prochaine guerre en Irak, apparaît comme une étape de plus dans la plongée de la politique américaine dans le maximalisme et le chaos. Par voie de conséquence, c'est aussi une étape de plus dans l'isolement grandissant de l'Amérique.