Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
831La fureur du Guardian, par la plume de Hugo Young le 17 janvier, est impériale, rappelant fastes et intransigeance de l'empire britannique. Le piquant est que le Guardian/Hugo Young s'adresse à rien moins qu'au cousin américains et qu'il lui dit : « We will not tolerate... » (Au fait, quel journal, quel journaliste, dans quel autre pays, oserait, aujourd'hui, s'adresser à nos alliés américains pour leur parler en ces termes ?) Cette affaire de prisonniers détenus sur la base de Guantanamo a largement contribué à envenimer les relations anglo-américaines, comme on l'a vu également avec la demande d'explication du ministre britannique des affaires étrangères concernant les photos de prisonniers qui ont été diffusées.
La position américaine sur cette affaire, en fait sur cette sorte d'affaire du respect du droit international au sens le plus large, et dans cette matière du respect des lois de guerre, est en général que les États-Unis agissent conformément à leurs propres lois qui sont évidemment excellentes et les meilleures qui soient, et conformément àleurs traditions qui ont les mêmes caractères, et que tout cela est une garantie suffisante. Cette approche est très bien résumée par l'extrait de dépêche d'agence ci-dessous, présentant les explications de John Negroponte, ambassadeur US à l'ONU, le 19 janvier, à propos d'observations extrêmement critiques du Commissaire de l'ONU Mary Robertson (Negroponte dont on connaît la réputation, “sulfureuse” comme on dit dans la presse populaire : Negroponte est régulièrement accusé d'avoir, lors de ses ambassades dans des pays d'Amérique Latine où il représentait son pays, régulièrement supervisé et conseillé des groupes para-militaires pratiquant la liquidation et la torture d'opposants de gauche) :
« Her stance [of Mary Robinson] appears to have rankled US Ambassador John Negroponte. ''As far as what we do to respond to these terrorist attacks,'' Negroponte said, ''I just am totally convinced that whatever we do is going to be completely consistent with our political and historical values. I don't have any concern in that regard, and I don't think Mary Robinson should have any concern either.'' »
Il est probable que la querelle sur le traitement des prisonniers devrait pouvoir être rapidement contenue et contrôlée. L'incident a confirmé ce qu'on savait déjà, que les special relationships entre USA et UK sont de moins en moins spéciales, sinon par la tension et l'acrimonie qui les caractérisent, et il devrait confirmer par ailleurs la capacité de Tony Blair, au nom de sa politique sacrée de l'équilibre entre des rapports privilégiés avec l'Europe et avec les États-Unis, à avaler les couleuvres américaines.
Un autre aspect de l'incident est plus intéressant et, en plus de cela, relativement nouveau dans le cadre de la crise du 11 septembre 2001. Il commence à apparaître nettement que cette querelle transatlantique, qui oppose ici USA et UK mais où l'on peut mettre le reste de l'Europe du côté du Royaume Uni dans ce cas, d'une part se place de plus en plus sur le terrain de la substance et de moins en moins sur le seul terrain de l'accident, d'autre part concerne un domaine qui échappe au simple rapport de forces comme c'est le cas quand il y a des mésententes sur la stratégie, sur l'utilisation des forces, sur le commandement etc. Comme on le voit dans l'article du Guardian, ce qui est mis en cause ce sont les conceptions éthiques américaines par rapport aux conceptions britanniques (et européennes) : « Guantanamo could be where America and Europe part company », tel est le titre de l'article de Hugo Young. Peut-être est-ce exagéré et sans doute l'affaire de Guantanamo ne sera-t-elle pas précisément la crise centrale mais, dans tous les cas, elle apparaît comme une étape d'un chemin où l'on constate de plus en plus la divergence des valeurs auxquelles les uns et autres se réfèrent pourtant pour affirmer le caractère intangible de l'alliance transatlantique. (Et l'aspect préoccupant est bien que, àpart ces valeurs-là, les événements tendent plutôt, notamment au niveau des intérêts, des stratégies, etc, à séparer les deux bords de l'Atlantique. C'est dire que, si l'appréciation de ces valeurs divergent, il reste fort peu de choses en commun.)
Dans tous les cas, il nous apparaît difficile que ces péripéties transatlantiques, qui touchent directement à des questions essentielles du côté britannique, ne laissent pas des traces profondes dans ce pays. Les rebuffades constantes subies par les Britanniques de la part des Américains, la politique systématique d'alignement de Tony Blair, même si on en comprend bien la tactique, finit par atteindre directement la question de leur dignité même pour les Britanniques. Le débat est profond, au Royaume-Uni, de savoir si le Royaume Uni ne compromet pas directement sa souveraineté, son autonomie, son indépendance, en même temps que ses intérêts, en compromettant de la sorte sa dignité avec l'acceptation où on le voit du comportement américain à son encontre. On a peu d'écho de ce débat parce que, au Royaume-Uni, les débats importants se font dans la discrétion. Le malaise est certain et, si le comportement américain se poursuit dans l'orientation qu'il a actuellement, et rien n'indique qu'il puisse changer, il paraît inévitable que les Britanniques doivent affronter une sérieuse crise d'identité.
Le départ du juge Halphen a constitué en France, surtout àParis, un événement qui indique bien à la fois l'état d'esprit et l'état de la situation politique parisienne (insistons sur la localisation). A l'étranger, l'événement a été perçu dans les termes les plus défavorables possibles pour l'image de la classe politique française. Un exemple de cette appréciation est cet article du chroniqueur américain Alan Bock, qui compare la classe politique française à un système maffieux, avec l'évidence de la référence italienne. Les hommes politiques français récoltent là ce qu'ils ont semé pendant pratiquement deux décennies, par un comportement qui oppose de façon un peu trop insupportable des comportements politiciens, — dont on veut bien admettre qu'ils sont parfois inévitables, — et un discours moralisateur et une référence constante aux valeurs humanitaro-progressistes.
Les politiciens français sont certainement, avec les politiciens américains, les hommes politiques qui font le plus souvent et le plus systématiquement appel aux “valeurs” morales, aux références humanitaires, etc. Comme leurs collègues américains, les collisions entre ces attitudes officielles avantageuses et la réalité assez sordide de certaines activités ont des effets particulièrement dévastateurs. Mais la comparaison va plus loin encore, en mettant en évidence une divergence sur un autre point : alors que « la réalité assez sordide » des hommes politiques français est en général assez anodine, comparée au standard de corruption générale de notre temps, celle des hommes politiques américains est au contraire massive (le scandale Enron est sans exemple et sans comparaison outre-mer, dans ce cas l'Empire est également imbattable ; d'autre part, on sait bien que la corruption est, aux USA, quelque chose de complètement institutionnalisée et le plus souvent légal, ce qui n'est pas le cas ailleurs). Pour cette raison, la classe politique française, qui est sans doute l'une des plus discréditées avec l'américaine en terme d'image (de réputation, disons), qui est pourtant assez modeste comparée au standard de la corruption (voir les politiciens allemands, italiens, japonais, etc) et complètement dépassée par rapport à cette même classe politique américaine, représente l'exemple typique de l'incapacité française à, comme on dit en termes de publicitaire, “gérer son image”. C'est-à-dire qu'elle parle beaucoup, elle ment aussi mais très mal, et elle ne résiste pas au travers de la moralisation pour mieux mettre en évidence ses travers. Bref, c'est là le destin d'une classe politique française typique dans une époque de dépression et de décadence (mais cette époque de dépression et de décadence n'étant pas propre à la seule France).
La réputation de la classe politique française rejaillit-elle sur la France elle-même ? C'est là un étonnant phénomène. L'image de la France est certes touchée mais on se demande si cela importe : de toutes les façons, l'image de la France en termes modernistes est déplorable, toujours à cause de la maladresse française dans la “gestion de l'image”, mais aussi et surtout grâce à la malveillance systématique de tous les milieux et réseaux anglo-saxons et, en général, des milieux et réseaux transnationaux de la communication (publicité, relations publiques, communication liée à la finance, etc). Par contre, il demeure une réelle puissance de réputation de la France, au niveau de sa diplomatie, de sa capacité d'indépendance et d'autonomie, de ses capacités technologiques et, d'une façon plus générale, de son rayonnement qui est la conséquence générale et assez difficile à expliquer d'une histoire et d'une culture extrêmement puissantes. Malgré son discrédit général auquel sa classe politique collabore si activement, la France continue à jouir d'une réputation exceptionnelle, qui en fait une référence dans des domaines essentiels. En un sens, on pourrait se demander si la France n'est pas un cas intéressant pour montrer que la médiocrité morale, la stupidité générale et le goût de la bonne conscience inspiré des comportements habituels des coquins qu'on retrouve dans son actuelle classe politique, ne s'avèrent pas insuffisants pour réduire les avantages, en terme d'affirmation de puissance et d'influence, que donne une grande tradition historique et culturelle perpétuée dans quelques domaines essentiels de la vie politique actuelle.
Il est instructif d'opposer deux informations qui nous viennent à quelques jours, quelques heures d'intervalle. La première nous vient du journal El Paso Times et nous indique que, pour la première fois dans un débat électoral important, au Texas, une réunion électorale va se tenir en espagnol exclusivement, avec les deux candidats qui s'opposent, et dont les noms sont Sanchez et Morales. La seconde nous vient du site Newsday.com et nous apprend que deux hommes, qui parlaient espagnol dans un bar d'un trou perdu du Connecticut, ont été interpellés par un autre consommateur, un Américain de race blanche comme on dit, qui leur a rappelé rudement qu'on se trouvait en Amérique, et qu'en Amérique on parle américain, puis qui les a battus.
Bien sûr, ces deux informations anodines poursuivent les remarques que nous avions faites dans notre précédent “Journal”, concernant le nouveau livre de Patrick Buchanan. Elles servent à fixer simplement combien le débat, apprécié ici de façon fort théorique, se trouve là d'ores et déjà présent dans les faits, c'est-à-dire dans les incidents de la vie quotidienne américaine. Les suites de la crise 9/11, avec le durcissement observé au niveau des attitudes xénophobes qui sont si répandues dans la population américaine d'origine (WASP), risquent de rendre ces incidents de la vie quotidienne encore plus nombreux et plus pressants, et, au travers du relais médiatique, de transformer le débat sur l'immigration en une polémique de plus en plus pressante.