Semaine du 17 décembre au 23 décembre 2001

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L'exception culturelle strikes back

Comme une réponse aux déclarations de Jean-Marie Messier (voir notre rubrique Journal de la semaine dernière), les chiffres du cinéma français en 2001 apparaissent exceptionnels. Les commentaires français, même parmi les médias les plus retenus en cette matière sont particulièrement enthousiastes. C'est une curieuse situation : ces faits qui viennent en complète contradiction des affirmations théoriques, et largement médiatiques et opportunistes de Messier, représentent par ailleurs une excellente nouvelle pour le système général de fonctionnement et d'investissement du cinéma français, qui est un dispositif bien connu au centre duquel trône Canal +, qui appartient à Vivendi du même Messier. Au niveau des recettes et des bénéfices, c'est une bonne nouvelle pour Messier-Vivendi. Stratégiquement et philosophiquement, puisque effectivement tous ces grands dirigeants de ces grandes entreprises qui prétendent représenter un monde à elles seules s'occupent désormais de stratégie et joue au philosophe à ce même niveau, la nouvelle est fâcheuse.

L'excellente vigueur du cinéma français, et un cinéma français plus que jamais d'auteur, plus que jamais “exception culturelle”, constitue une évolution imprévue qui pourrait, en plus, avoir des prolongements à l'heure où Hollywood est en pleine crise conceptuelle entre ses obligations patriotiques sous la pression du gouvernement plongé dans sa grande guerre contre le terrorisme, et ses interrogations conceptuelles après 9/11 (que mettre dans les films hollywoodiens désormais ? Comment intégrer 9/11 et briser en même temps avec la ligne hyper-violente, pourtant bien rémunératrice, qui est accusée par certains de servir de modèle à de mauvais esprits anti-américains ?). En même temps, le succès aux USA du film français Amélie (Le destin fabuleux d'Amélie...), qui a fort peu de précédent dans un pays caparaçonné dans un protectionnisme exceptionnel, renforce la réflexion. Le succès d'Amélie est, par rapport aux règles des philosophes de la globalisation et de l'américanisation, la plus étrange rencontre possible d'un succès commercial, d'un succès d'estime intellectuel (la plupart des critiques US sont enthousiastes) et d'un succès cinématographique français aux États-Unis. Peu importe ici ce que vaut Amélie, nous parlons bien évidemment du fait culturel à partir de l'appréciation (souvent stéréotypique) qu'on se fait des spécificités culturelles en présence. Le phénomène qu'on décrit était déjà marquant lors de la sortie d'Amélie àNew York, en novembre 2001, lorsque divers reportages avaient mis en évidence la satisfaction d'un public pour un film qu'il jugeait intelligent, nuancé psychologiquement, etc (bref, “bien français” selon les stéréotypes US à cet égard), et qu'il voyait comme une source bienvenue de réconfort après l'attaque terroriste du 11 septembre. C'était une impression étrange, comme si le remède à l'attaque terroriste et à tous les événements, les angoisses et les mises en question que cette attaque avait fait surgir, aurait été un surcroît d'intelligence, de nuance psychologique, etc. On comprend qu'il s'agit là, implicitement, d'un débat culturel fondamental, entre une culture de masse abêtissante, qui aurait nourri une attitude conduisant à des situations tragiques comme celle qu'on connaît aujourd'hui, et la volonté d'une culture plus élevée, qui serait le remède à ces situations tragiques.

Cela nous conduit à penser que les grands stratèges et philosophes des affaires n'ont toujours rien compris au débat autour de ce qu'on nomme l'exception culturelle, et autour du débat sur la culture tout court. Les slogans (multiculturalisme, globalisation, ouverture des marchés, et blablabla) ne suffisent pas à faire une philosophie, surtout quand le commerce et le bénéfice sonnant et trébuchant, dans ce cas avec le succès du cinéma français en France et la percée d'Amélie aux USA, ne viennent plus absolument confirmer la stratégie de plomb et la philosophie au marteau de nos dirigeants de multinationales globalisées.

La menace d'un conflit entre l'Inde et le Pakistan : un produit typique de l'époque

La tension entre l'Inde et le Pakistan a considérablement augmenté en cette fin d'année, à un point où la perspective d'un conflit est désormais un fait politique avéré. Outre la cause structurelle de cette tension, toujours la même depuis l'indépendance de 1947 et la partition entre Inde et Pakistan avec la province du Cachemire à majorité musulmane revenant àl'Inde, il y a les causes conjoncturelles, qui sont d'un classicisme avérée dans le cadre général de la région depuis le 11 septembre : l'entrée des États-Unis dans le jeu de la région depuis le 11 septembre et les projets d'attaque en Afghanistan ; le rapprochement décisif des États-Unis du Pakistan pour obtenir l'aide pakistanaise en Afghanistan ; la colère indienne à la suite de cette décision, basée essentiellement sur l'analyse de la lutte contre le terrorisme, puisque l'Inde s'estime victime du terrorisme des groupes islamistes du Cachemire et juge, avec bien des raisons, que le Pakistan est derrière ces groupes terroristes (comme il a été derrière les talibans et les groupes terroristes islamistes de cette mouvance) ; l'activisme renouvelé des groupes terroristes du Cachemire, pour faire pression sur le Pakistan jugé trop arrangeant avec les USA dans la lutte contre les talibans et les islamistes d'Afghanistan et pour lui faire prendre une position en flèche contre l'Inde. Tout cela s'est concrétisé par l'attaque terroriste contre le Parlement indien de la mi-décembre et la tension extrêmement vive qui en a résulté, que l'on constate aujourd'hui. Le résultat est la menace d'une guerre du plus haut niveau possible, à la fois conventionnelle et nucléaire.

Cette menace de conflit est tout ce qu'on veut sauf une surprise. C'est le produit typique d'une époque où plus aucune mesure, plus aucune vue d'ensemble ne caractérise les relations internationales. Washington a abdiqué toute responsabilité à cette égard, uniquement préoccupé de la lutte contre le terrorisme proclamée combat suprême, et cela de son seul point de vue. L'habile manoeuvre tactique de se faire du Pakistan un allié inconditionnel, saluée par tous les analystes inféodés à la non-pensée stratégique occidentale, est en fait une démarche profondément déstabilisatrice du point de vue stratégique. On ne se place pas là du point de vue moral ou autre qui occupe ces mêmes analystes, mais du simple point de vue stratégique où la recherche de la stabilité est un but central : le renforcement contraint de la position du Pakistan, en rendant en même temps ce même Pakistan vulnérable à toute sorte de pression des groupes terroristes qu'il soutient, est une démarche complètement déstabilisatrice. L'absence totale de vision stratégique des Américains a été joliment illustrée le 27 décembre, lorsqu'un commentaire du département d'État nous a dit regretter la concentration de troupes pakistanaises sur la frontière indienne, non pas spécifiquement parce que cela augmentait la tension entre le Pakistan et l'Inde, mais parce qu'ainsi la frontière pakisto-afghane se trouvait d'autant dégarnie face aux groupes terroristes et autres talibans en déroute en Afghanistan et cherchant à passer au Pakistan.

Le seul frein à la guerre est la crainte réciproque des deux partis d'un conflit, notamment nucléaire. C'est un frein puissant et il y a des chances sérieuses que le conflit soit évité. Mais il y a désormais une bombe à retardement entre les deux pays. L'Inde, avec un gouvernement ultra-nationaliste, se retrouve, face aux groupes terroristes du Cachemire, dans la position d'Israël face aux groupes palestiniens. Les liens qui viennent d'être établis entre l'Inde et Israël, notamment avec l'effet de livraisons d'armes israéliennes sophistiquées à l'Inde, témoignent de façon très éloquente de cette situation conceptuelle. La crise du 11 septembre contribue décisivement à ces partitions et à ces tensions irrationnelles autour des faits de type religieux, qui conduisent à la mise en place d'équipes gouvernementales de plus en plus extrémistes, soumises de plus en plus aux pressions de groupes terroristes et sensibles à l'utilisation de la démagogie maximaliste. L'équipe en place à Washington, elle-même de cet acabit, ne fait rien là-contre.

L'irresponsabilité américaine depuis le 11 septembre 2001 au niveau stratégique et diplomatique, après des années de détérioration à cet égard, n'a d'égale que l'irresponsabilité des commentateurs qui continuent à voir dans cette puissance un empire et la plus grande puissance de l'Histoire, avec la responsabilité globale que ce classement implique. C'est accepter la fascination du nombre et du poids, en même temps qu'être la dupe du cirque virtualiste et médiatique. Le fait est que l'irresponsabilité de la puissance est aujourd'hui le fait majeur des relations internationales, et le seul fait d'une réelle importance. Tout le reste suit, y compris les tensions entre Inde et Pakistan.