Semaine du 18 au 24 février 2002

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Afghanistan, la guerre telle qu'elle est réellement avec ses perspectives d'enlisement et de troubles civils

Le conflit en Afghanistan n'est pas fini. Cette idée commence àfaire son chemin, y compris aux USA où, il y a quelques semaines encore, l'Afghanistan était devenue une préoccupation secondaire et qui faisait partie du passé. Les Américains commencent àréaliser que la situation sur le terrain est loin d'être stabilisée et que ce serait plutôt l'idée et l'analyse contraires qui devraient être envisagées ; que les “chefs de guerre” locaux sont de plus en plus difficiles àcontrôler et que l'autorité du gouvernement central est pour de plus en plus théorique, passée une zone de quelques kilomètres autour de la capitale et quelques autres points dans le pays . De plus en plus d'indications précises sur les conditions générales du conflit sont mises à jour, ainsi que sur les erreurs du renseignement US, qui ont mené à des erreurs dans les attaques et à des pertes civiles considérables, et, au-delà, à des erreurs politiques. Il apparaît que ces conditions ont naturellement contribué à une déstabilisation générale qui commence à pouvoir être mesurée aujourd'hui de façon beaucoup plus réaliste.

Une idée générale fait également son chemin à Washington, dans la logique de la précédente, selon laquelle les Américains eux-mêmes n'en ont pas fini avec l'Afghanistan. Le sénateur démocrate Joseph Biden l'avait dit il y a une semaine et les militaires commencent à l'admettre également. Le problème qui se poserait aux Américains si cette dégradation de la situation devait se poursuivre serait particulièrement délicat. Il s'agirait d'envisager une implication plus importante et, surtout, plus active des forces américaines. La perspective est plus que préoccupante : il ne s'agirait de rien moins que d'une implication dans une guerre civile marquée plus par le désordre que par l'évidence des causes.

Un mot revient alors à l'esprit : Viet-nâm. On l'avait utilisé au début de la campagne, en octobre dernier, et il est certain que l'obsession du Viet-nâm a pesé fortement sur l'esprit des planificateurs américains dans la façon de préparer leur intervention. Celle-ci a essentiellement consisté en une intervention aérienne, avec quelques interventions terrestres de forces spéciales au bout d'un laps de temps qui a dépassé le mois, et d'abord pour agir de façon indirecte : arranger et contrôler des ralliements, suppléer ou renforcer certaines structures de forces “amies” sur le terrain, etc, — dans tous les cas, rien qui ressemble de près ou de loin à ce que fut le Viet-nâm. Mais c'est là le casse-tête des Américains : n'est-ce pas justement cette absence d'engagement plus prononcé qui est la cause des difficultés actuelles ? On sait ce qu'on doit penser de la politique du “dollar corrupteur”, celle qui consiste à acheter des chefs de guerre pour une circonstance donnée mais laisse ensuite dans une position souvent inexpugnable des gens et des forces qui ne montrent aucune loyauté, et qui n'ont bientôt plus d'intérêt pour la cause américaine.

Ces remarques sont trop parcellaires pour donner des indications satisfaisantes sur la réelle perspective des effets de l'évolution de la situation en Afghanistan, dans l'hypothèse où une aggravation de cette situation amènerait les Américains àune implication plus grande, c'est-à-dire à cette “vietnamisation” tant crainte et si détestée. Ce qui doit dominer, dans nos analyses, c'est combien l'intervention américaine en Afghanistan a été décidée en fonction de facteurs intérieurs américains, d'une façon écrasante, d'une façon qui déforme les réelles données du problème. Pour les dirigeants américains, l'intervention en Afghanistan n'a pas été envisagée selon ses mérites propres, et dans le seul but des résultats àobtenir sur le terrain, mais d'abord selon les conditions existantes aux États-Unis. Deux impératifs ont gouvernés l'analyse américaine : la nécessité de riposter, de frapper très fort avec cette riposte, pour imposer un événement à la hauteur de l'attaque du 11 septembre et ainsi répondre àl'attente du public américain secoué jusque dans ses tréfonds par l'attaque terroriste ; conduire cette riposte de façon àéviter toute implication terrestre qui serait hors du contrôle des autorités de Washington, c'est-à-dire qui risquerait de mener à un engagement qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à celui du Viet-nâm. D'où les deux axes choisis : le caractère essentiellement aérien et massif de l'intervention américaine et une politique systématique de recrutement de forces afghanes, essentiellement par l'afflux d'argent pour acheter le concours de divers contingents aux intérêts incontrôlables. Le résultat a été que l'objectif a échappé aux planificateurs américains, puisqu'on est passé de l'objectif de destruction du terrorisme à l'objectif d'éviction des Talibans, plus facile pour l'offensive aérienne et seul intérêt réel commun des factions afghanes achetées par les Américains, intéressées d'abord par la récupération du pouvoir.

La “guerre” en Afghanistan a été chargée de trop d'interprétations n'ayant rien à voir avec la guerre elle-même, le terrain, les opérations, etc. Elle a été chargée d'interprétations qui concernent l'Amérique elle-même, son équilibre, sa propre crise après 9/11. Si la situation actuelle devait mener à un ré-engagement américain et une sorte d'enlisement dans une guerre civile, il s'agirait d'un nouveau Viet-nâm beaucoup plus explosif que le premier, — mais beaucoup plus explosif pour ses conséquences déstabilisantes aux USA, non pour la guerre elle-même.

Sharon de plus en plus contesté en Israël : le résultat d'une politique sans perspective

La nouvelle importante, au Moyen-Orient, c'est la dégradation très rapide de la position intérieure du Premier ministre israélien Ariel Sharon. Les chiffres sont très impressionnants : la popularité de Sharon est passée de 77% en juillet 2001 à 70% en décembre 2001 à 38% ce mois-ci (février). Ce tableau de la situation politique de Sharon est complété par les indications très concrètes, de plus en plus nombreuses, du malaise grandissant dans l'armée israélienne.

Cette dégradation générale de la situation en Israël marque deux choses essentiellement : la mise en évidence grandissante de l'impasse qu'est la politique de force (dite “politique sécuritaire”) suivie par le premier ministre israélien ; le pessimisme grandissant des Israéliens, après un espoir, en 2001, sous la pression des attentats, qu'effectivement la situation pourrait être réglée de façon unilatérale, par l'application de la force. Ce qui semble particulièrement peser sur les Israéliens, comme le montre la révolte grandissante chez les militaires, ce sont les conditions même de la répression telles que Sharon les a généralisées dans l'armée. Outre les interventions qu'on connaît, il y a le régime général des arrestations arbitraires, des tortures, etc. D'autres conflits d'un genre approchant, comme la guerre d'Algérie ou la guerre du Viet-nâm, ont montré que de telles pratiques ont des effets dévastateurs sur les militaires. Le fait, pour eux, d'être transformés quasiment en policiers chargés d'une répression très dure et, en plus, avec des activités cruelles et proches de l'illégalité, ou simplement illégales, amène des effets extrêmement déstabilisants au niveau psychologiques. Les révoltes chez des officiers de réserve ou chez des appelés israéliens en sont la conséquence la plus visible.

Il y a un enseignement plus général à observer. Sharon représente l'achèvement d'un système israélien complètement organisé à partir du modèle américain, c'est-à-dire une transposition en Israël du complexe militaro-industriel américain. (A nouveau, nous attirons l'attention sur ce texte du chroniqueur israélien Ran HaCohen, qui donne des indications précieuses sur un système qui coopte les généraux vers les postes de ministres et établit une quasi-osmose entre pouvoir militaire et pouvoir civil, au profit du premier.) Le déclin de la popularité de Sharon, c'est le déclin de ce système, qui conduit en fait Israël depuis le milieu des années 1980. (Nous fixerions le basculement vers ce pouvoir militaro-industriel complètement manipulé par le Pentagone aux années Reagan, les années 1980, et à l'abandon du programme d'avion de combat national Lavi , en 1986, sous la pression du Pentagone : le Lavi représenta la dernière tentative israélienne de sauvegarder sa souveraineté et son indépendance vis-à-vis des USA au travers de la production d'un système d'arme national essentiel à sa sécurité, et le dernier moyen pour le pouvoir civil de rester indépendant du système militaire américano-israélien.) Cela signifie que, lorsque les Israéliens en viendront à envisager de chercher à remplacer Sharon, il s'agira d'une épreuve de force considérable, dont l'issue serait pour l'instant incertaine, et au terme de laquelle, si Sharon la perdait, aucune alternative n'est encore vraiment envisagée.