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929Cette semaine s'est tenu au Royaume-Uni le Salon aéronautique de Farnborough. Evénement important, le deuxième Salon au monde en importance après Le Bourget. (Indirectement, nous avons parlé de Farnborough cette semaine, par les matières traitées dans notre F&C du 25 juillet.)
A Farnborough, on trouve de tout en matière d'informations, de rumeurs, d'impressions. C'est un endroit intéressant pour humer l'atmosphère et le climat de cette grande activité moderne, et parfois post-moderne, qu'est l'industrie stratégique (aéronautique, espace, électronique, tout cela civil et militaire, et au-dessus tout cela, la “communication” pour nous expliquer ce que nous devrions comprendre). L'atmosphère, cette année, était très particulière, — à la fois la puissance et l'incertitude inquiète, peut-être très inquiète. Ce paragraphe de l'éditorial de Aviation Week & Space Technology (AW&ST) du 29 juillet, de David M. North, nous éclaire :
« Most of the industry officials responded to questions about their impression of the show, with words like “flat” and “indicative of an industry in survival mode.” As one longtime show observer said, “It reminds me of a person treading water fairly well. Unfortunately, the person cannot spot land, so does not know which way to swim.” »
A l'heure de la grande Guerre contre la Terreur, du triomphe de la plus grande “hyper-puissance” que l'Histoire ait connue ; à l'heure de l'exaltation des liens de coopération entre l'Europe et les USA, dans tous les cas dans ce domaine de l'aéronautique (le choix du JSF par un nombre imposant de pays européens, coopération made in USA) ; à l'heure de ce que certains désignent sans hésiter comme le triomphe de la civilisation occidentale dont une part importante de la vertu s'appuie sur ses capacités technologiques, lesquelles sont si présentes dans l'industrie stratégique, — à cette heure-là, un tel constat de désarroi de notre nageur perdu est bien surprenant ; à cette heure-là, il a de quoi nous inquiéter.
Le même éditorial de David M. North, nous dit ceci : «
Prenons un premier cas : Farnborough a été le théâtre d'annonces diverses concernant des coopérations, ou des évolutions impliquant comme si c'était une évidence nécessaire une duplication par les Britanniques des conceptions américaines. On parle du développement d'armes de haute technologie et de grande précision du côté britannique, et ce développement, pour certains programmes, se fait aux USA, avec coopération des Britanniques avec les Américains. Autre cas : les Britanniques lancés dans l'exploration de programmes UAV/UCAV, présentés clairement comme étant une imitation des conceptions américaines en plein développement. Fort bien. Cela signifie que, pour ce cas, plus que jamais, selon le mot de Churchill, les Britanniques ont « choisi le grand large ».
A côté de cela, tout à côté, avez-vous lu la presse britannique ? (Il suffit d'ailleurs de suivre, même de loin, notre rubrique Nos Choix.) Elle est pleine d'imprécations, épouvantables et extrêmement britanniques, contre les Américains. Le chorus venu des militaires britanniques, notamment, est fameux. Des généraux britanniques dénoncent quotidiennement l'absurdité et la maladresse des techniques, tactiques, processus militaires américains, leurs interventions opérationnelles, et ainsi de suite. Un chef d'état-major a même été “limogé” à la mode actuelle (départ anticipé), pour avoir été tellement critique, ès qualités, vis-à-vis de ces « cow-boys » irresponsables, avec « leur obsession des technologies » que seraient les Américains. Pourtant, l'amiral Sir John Boyce était un atlantiste notoire lorsqu'il prit son poste.
Alors, à quoi correspond ce suivisme technologique britannique, derrière les Américains, ce “copier-coller” pour tous ces joujoux technologiques qui offrent une victoire-éclair (Afrganistan octobre-novembre 2001) débouchant directement sur un désordre généralisé (Afghanistan aujourd'hui), dont les Britanniques ont d'ailleurs eu directement à supporter quelques-unes des conséquences ? N'est-ce pas là le nageur qui nage si bien, mais on se demande vers où, et pourquoi, et à quoi tout cela peut-il bien servir ?
Si l'on s'attache à réfléchir un peu plus à cette question de la coopération avec les Américains, on est vite conduit à soulever le lièvre de la nécessité d'interopérabilité avec les USA, c'est-à-dire du devoir d'interopérabilité avec les USA, qui est une sorte de voie sacré, un chant plein de fièvre religieuse réservé aux experts et aux généraux. C'est aussi le domaine où l'on ne craint ni la contradiction ni les situations paradoxales et inquiétantes, pas plus que précédemment. Les Anglo-Saxons, les Britanniques pour tout dire, en sont les expérimentateurs patentés.
Dans le même magazine (AW&ST), un article est consacré à ce qui est désigné comme « a precarious balancing act », devant la perspective duquel est placé le très britannique MoD (Ministry of Defence). Explication de ce «
Expliquons-nous de façon un peu moins technique. D'un côté, les Britanniques veulent garder des forces armées fonctionnant selon une structure indépendante, de façon à ce que leur pays en conserve la maîtrise et en contrôle l'usage. Rien de plus sain. D'un autre côté, ils veulent établir une interopérabilité avec des forces américaines en pleine évolution, et évoluant vers une structure de contrôle hyper-centralisé et, évidemment, totalement automatisée. La logique du développement américain implique que l'on évolue vers une structure où, si vous voulez trouver votre place (et opérer avec elle), vous devez effectivement entrer dans cette structure et vous placer sous le contrôle de son centre, — c'est-à-dire, abdiquer votre autonomie. C'est exactement la tendance en cours de développement avec le programme JSF, l'avion devant effectivement entrer dans une structure (dite system of systems) où il faut se placer sous le contrôle du centre qui ne peut être qu'américain. (Et, pour les alliés, pour coopérer avec les Américains et utiliser leurs JSF de façon efficace, avec des données venues de l'ensemble du système et dont il dépend, entrer effectivement dans cet ensemble et abdiquer le contrôle de leurs appareils.)
Cette mise au point n'est pas inutile, comme il n'est pas inutile de pousser les raisonnements à leur terme. On retrouve ici, au niveau technique, le double du cheminement politique britannique en cours actuellement. Ayant choisi de soutenir les Américains, Tony Blair se trouve entraîné dans un développement politique qu'il ne contrôle évidemment pas puisqu'il se fait à Washington, où l'on ne cesse d'annoncer une attaque contre l'Irak, puis d'autres attaques à venir, sans offrir de stratégie acceptable ; alors que l'opposition à ces aventures ne cesse de grandir au Royaume-Uni, aussi bien dans les élites que dans le public, et que cette opposition s'appuie évidemment sur l'exigence d'autonomie du Royaume-Uni. Un choix politique initial qui se voulait tactique et habile (coopération avec les USA) entraîne vers une situation qui réduit de plus en plus les conséquences de ce choix, directement aux dépens de l'autonomie nationale, jusqu'à une situation stratégique insupportable.
Que ce soit du point de vue technique, comme son répondant du point de vue politique, l'appréciation qu'on peut faire de cette situation est qu'elle transforme l'habile politique de Tony Blair (politique de coopération avec les USA en plus du reste, dont notamment la coopération avec l'Europe, et évidemment contrôlée par l'autonomie nationale) en un choix brutalement vital et, dans tous les cas, cornélien : coopération avec les USA contre tout le reste, y compris l'autonomie nationale.Une volonté affirmée de “suivisme” technologique des Britanniques vis-à-vis des USA, — justifié par quoi dans la situation actuelle ?
Les perspectives techniques de coopération à l'image de la situation politique actuelle : le Royaume-Uni comme laboratoire du dilemme de demain