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806Cette semaine a finalement mis en pleine lumière le rôle particulier que joue le Royaume-Uni dans la crise. Tout s'y trouve, — les tentations, les contradictions, les dures retrouvailles avec la réalité, et ainsi de suite, et, au bout du compte, les fameuses special relationships dont on ne cesse, à Londres, depuis un demi-siècle, et même depuis plus d'un siècle si l'on rappelle les premières tentatives de Cecil Rhode qui datent de 1875, d'attendre monts et merveilles. L'aspect le plus particulier, le plus exotique disons, de cette mise en évidence du problème britannique dans la crise est certainement la mise en évidence des ambitions que certains, au Royaume-Uni, entretiennent à cet égard. A la conférence du Guardian et du Royal United Services Institute (RUSI), le 31 octobre, l'historien Nial Ferguson, qui a su se ménager une réputation de non-conformiste pour habiller une position assez classique de néo-impérialiste britannique, a fait une déclaration tonitruante, — dans tous les cas, dont nous croyons qu'on devrait la juger tonitruante. Ferguson invite les Américains à abandonner leur attitude classique d'« informal Empire », pour le rôle plus conforme à la tradition historique de « formal Empire ». Ferguson est de cette catégorie assez inattendue aujourd'hui qu'on qualifierait d'isolationnisme britannique, célèbre pour sa thèse sur la guerre 14-18 selon laquelle les Britanniques auraient dû laisser les Français en découdre seuls avec les Allemands, se faire écraser par eux (aucun doute dans l'esprit de Ferguson là-dessus, quant à la défaite française, ce qui est vision très anglo-conformiste de ce conflit), et s'arranger d'un empire allemand sur l'Europe. Aujourd'hui, l'isolationnisme de Ferguson (passant par un euroscepticisme de la plus belle eau) passe (cela n'étonnera personne) par des liens serrés avec les USA, selon la thèse que le Royaume-Uni doit savoir orienter les USA vers là où il faut, bref être le cerveau de cette masse énorme que sont les USA, avec les avantages qui en découleraient. (La thèse était déjà élaborée, telle quelle, en 1944 ; au Foreign Office, notamment dans une note interne de mars 1944 rendue célèbre par la publication qu'en fit John Charmley dans son excellent Churchill's Grand Alliance de 1994.)
Les arguments de Ferguson relèvent de l'analyse extrémiste qu'on trouve chez les neo-conservatives (neocons) américains, comme Wolfowitz, Perle, le sénateur McCain et les collaborateurs de Weekly Standard. Ferguson demande des engagements armés des USA, des invasions, des occupations manu militari, etc, dans des pays exotiques comme l'Irak, le Soudan, la Corée du Nord, c'est-à-dire l'habituelle liste des rogue states. Il fait une comparaison budgétaire, arguant que l'Empire britannique, pour maintenir son domaine mondial au XIXe siècle, ne dépensa en pourcentage guère plus que ce que les USA consacrent à la défense. L'argument est séduisant par sa promptitude, mais aussi extrêmement court. D'abord, et déjà de façon péremptoire, avec le fait que ce que dépensent les USA aujourd'hui, transcrit en capacités militaires réelles, est totalement insuffisant pour seulement amorcer les premières mesures vers une concrétisation des projets de Ferguson. On oublie souvent, dans le débat sur les engagements que devraient ou non envisager les USA aujourd'hui, que ce pays n'a plus, tant s'en faut, les moyens d'une telle politique militaire. Actuellement, les USA ne pourraient déployer plus de huit divisions sur pied de guerre, après un nombre respectable de semaines (de mois) de préparation, et ce serait encore insuffisant pour lancer une invasion massive conventionnelle de l'Afghanistan. Il faudrait passer à la mobilisation de réserves, c'est-à-dire commencer à établir un véritable pied de guerre. Cela ne fait pas partie du schéma de l'historien Ferguson, qui ne parle que d'un fonctionnement guerrier/impérial de temps de paix.
Ce concept connu aujourd'hui comme « The New Imperialism », dont on parle beaucoup en ce moment et dont Ferguson nous vante les mérites, repose plus sur des nostalgies impériales que sur une vision post-moderne d'un “nouvel ordre mondial” qui serait évidemment à très forte connotation anglo-saxonne, qui aurait l'avantage, en passant, de ressusciter pour les Britanniques l'ivresse de l'époque impériale. C'est bien ce qui caractérise cette crise, qui n'a aucune borne, qui ne répond à aucun critère connu : l'exacerbation des esprits, l'excitation des imaginations, le développement de grands projets théoriques qui, à défaut de se concrétiser, ont pour effet d'alimenter la spéculation des experts. Car cette crise est aussi, parmi ses multiples prolongements, l'occasion d'une tentative de résurrection de la confrérie des experts mise au chômage par la fin de la Guerre froide, d'une tentative de résurrection des grandes thèses qui furent développées par ces experts, bref l'occasion d'une tentative de re-conceptualisation du monde. On mesure, avec l'exemple de Ferguson, à quelle distance sidérale la spéculation se trouve désormais de la réalité.
A côté de cela (à côté de la spéculation Ferguson), il y a les réalités. Cette semaine, au travers de différents détails qui nous sont parvenus et/ou ont été publiés, la réelle situation du Royaume-Uni apparaît de plus en plus en pleine lumière. Hors des déclarations et des descriptions dithyrambiques des agents de relations publiques de l'équipe Blair, on ne peut la qualifier autrement que par le qualificatif “pathétique”, principalement au travers du constat qu'on peut faire de la façon dont les Américains traitent les Britanniques. Du point de vue militaire, plusieurs textes, dont un du Daily Telegraph publié le 4 novembre, qui contient des détails révélateurs sur les rapports (ou, plutôt, les non-rapports) stratégiques entre Britanniques et Américains, permettent de découvrir et de reconstituer une situation sans précédent : jamais les Britanniques n'ont été dans une telle situation de coalition où ils se trouvent complètement soumis à une autorité étrangère, sans la moindre explication stratégique, sans la moindre indication tactique d'ensemble, alors que leur participation militaire est conséquente et importante. Dans quelle position seront les militaires britanniques, et leur autorité politique, lorsque seront lancées des opérations militaires à terre, et que des contingents britanniques seront envoyés en opération, avec les pertes inévitables, selon une stratégie sur laquelle ils n'auront eu aucune influence, pour des buts de guerre dont ils ignoreront tout ?
Cette position, autant que la position générale du Royaume-Uni aux côtés des USA dans un conflit de plus en plus impopulaire au Royaume-Uni même, alimente et gonfle le mécontentement, dont on peut voir et mesurer les effets dans différentes publications dans la presse britannique. C'est toute la stratégie de Tony Blair qui pourraient être implicitement mise en question, avant d'être mise en cause. Blair développe une stratégie de maximalisme, d'alignement à100% sur les USA, parce qu'il estime ainsi détenir deux cartes : une position d'influence sans pareille sur les USA, qui permettrait éventuellement de modérer ce pays dans certaines actions militaires qui peuvent être déstabilisantes ; un renforcement du statut du Royaume-Uni, notamment en Europe, par la position même d'allié privilégié et de “brillant second” des USA, donnant au Royaume-Uni un accès privilégié à cette puissance. Cette logique s'effondre si les USA traitent leur allié britannique en sous-fifre, tout juste bon àexécuter les ordres de l'état-major de Central Command ; la logique est même renversée et devient complètement négative. Ainsi, comme Tony Blair a pu le mesurer lors de ses déplacements dans les pays arabes (Arabie, Syrie, etc), la forte affirmation diplomatique du Royaume-Uni a surtout pour effet désormais que le Premier ministre britannique essuie dans ses visites toutes les rebuffades à la limite de l'humiliation que ces alliés hésitants et contraints de la coalition n'osent infliger aux Américains.
Cette position est évidemment d'autant plus dramatique que l'alternative est quasiment impensable : un dégagement britannique, un desserrement de l'alliance américaine dans ce conflit, dans ces moments de grande tension, reviendrait à une rupture dramatique, aux conséquences politiques incalculables. Le problème posé à Blair est dramatique : comment arriver à modifier le comportement américain, pour que le Royaume-Uni retrouve une position plus digne et plus responsable, qui soit politiquement plus acceptable ? Problème d'autant plus dramatique que les Britanniques n'ont pas en face d'eux une autorité politique solide et responsable. Le pouvoir américain, dans cette crise, est de plus en plus éclaté. Chaque bureaucratie est maîtresse dans sa partie. Si les revendications britanniques d'une position plus respectable dans la coalition sont soutenues par le State department de Powell, ce même Powell n'a quasiment aucun pouvoir sur le Pentagone. Les Britanniques sont dans cette position humiliante, face à un Rumsfeld déchaîné et tout entier absorbé par les difficultés qu'il a à convaincre ses généraux d'agir de façon plus décidée et plus efficace. Les susceptibilités et les calculs soi-disant habiles des Britanniques sont le cadet de ses soucis.