Semaine du 23 au 29 septembre 2001

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Semaine du 23 au 29 septembre 2002

A propos d'un colosse empêtré et inquiet

J'avoue (confie l'auteur de cette chronique) que je n'aurais pas écrit ces commentaires sur le moment (cette chronique écrite un mois après les événements qu'elle prétend commenter) ; commentaires sur cette situation où l'affaire irakienne s'est retrouvée à l'ONU, avec les Américains par conséquent, depuis le si fameux 12 septembre (discours de GW). On n'aurait pas osé écrire ces commentaires bien qu'ils fussent évidemment écrits dans la logique des choses. On n'aurait pas osé envisager un tel développement pour la puissante Amérique bien que tout dans les circonstances y menât. On est trop “sous le charme” de la puissance américaine pour croire qu'effectivement, au moment où cela s'amorce, alors que cela se fait sous vos yeux, elle se trouve précipitée dans un processus où elle perdrait force et influence.

Bien qu'on se trouve là devant un phénomène de récurrence, dans ces moments qui surgissent brusquement, en contraste complet, on est toujours à nouveau étonnés par ce que ces moments découvrent de la fragilité des arguments américains, de l'absence de vision stratégique de la diplomatie américaine, de l'absence de conviction profonde et lucide derrière le bruit sourd de l'énorme mécanique qui tourne, de l'absence de capacité d'adaptation. Ce phénomène qui ne cesse de nous rappeler que la diplomatie américaine est une machine de force qui se nourrit effectivement de sa seule dynamique, revient aujourd'hui avec une force plus grande que jamais.

La diplomatie américaine, ou ce qu'il en reste (elle a perdu tellement par rapport à son lustre d'antan), a atteint ce point étrange où, finalement, elle semble gaspiller sa force immense, où, finalement, elle ne semble plus s'exercer qu'en fonction de ses propres faiblesses psychologiques ; elle est comme un esprit malade, d'une puissance extraordinaire mais qui semble avoir perdu le goût du sens ; elle semble n'être plus rien sans la force des armes, elle semble n'y plus rien comprendre si le moindre obstacle, sur sa route, fait mine de résister (elle ne sait plus ce que c'est que “contourner l'obstacle” ou “écarter l'obstacle”). Ce spectacle d'une force aussi considérable aussi rapidement réduite par des accidents somme toute anodins, ou évidemment prévisibles, ne cesse pas de surprendre.

Pourquoi avoir fait cela ? (Curieux, une semaine après et sur un sujet assez proche, la même question revient à propos de la politique américaine. Non, pas curieux, logique.) Pourquoi s'être empêtré dans cette affaire onusienne et, en même temps, refuser de jouer le jeu qu'il faut savoir jouer pour l'emporter ? Voici, par exemple, la déclaration qui nous a tant frappés du secrétaire d'État Colin Powell, que nous nommions «colombe d'occasion» pour l'occasion, affirmant aux sénateurs (américains, bien sûr) que, de toutes les façons, si le Conseil de Sécurité décide d'envoyer des inspecteurs en Irak, les Américains feront tout ce qu'il faudra pour saboter la mission.


Pour rappel, le Washington Times du 21 septembre : « The secretary of state went so far as to say the existing inspections regime — flouted by Saddam for years before he kicked U.N. inspectors out of Iraq in 1998 — is so unacceptable that “if somebody tried to move the team in now, we would find ways to thwart that.” »


Powell, l'excellent Colin Powell, partout célébré, et pourtant faisant comme les autres, foulant aux pieds les principes dont son pays se prétend le plus éminent porteur et détenteur. Est-ce parce qu'il se trouve devant les sénateurs ou est-ce parce que les choses sont devenues comme ça ? Ainsi les Américains déclenchent-ils eux-mêmes des processus dont ils s'empressent aussitôt d'avertir qu'ils en violeront évidemment les règles, par leurs moyens habituels. La conviction américaine est là, lourde du poids de l'arsenal, et elle nous répète : de toutes les façons, quoi que nous fassions, quand nous le voudrons ils se mettront tous au garde-à-vous (traduction approximative de l'expression, répétée par tous les experts et dirigeants politiques US, comme autant de perroquets dont il faut au moins reconnaître qu'ils retiennent leur leçon : « They will fall in line. ») ... Jusqu'ici, et c'est bien le pire de l'indignité de cette tragédie, ou de cette tragi-comédie, jusqu'ici ce n'était pas faux.


Le colosse dépourvu d'esprit critique qui s'engage dans l'imbroglio onusien

Certes, il y a quelque chose d'entièrement fascinant, — toujours ce mot, inévitable, lorsque nous parlons des Américains — de voir ce colosse qui clame depuis des mois sa volonté d'agir seul (puisqu'il en a la puissance il en a le droit, dit-on sans vergogne), qui crache son mépris pour les enceintes type-ONU, dont le Conseil de sécurité est évidemment l'archétype et le coeur, il est fascinant de voir ce colosse s'enfoncer peu à peu dans la procédure onusienne, dans la bataille de tranchées consistant à tenter de convaincre l'un, à tenter de convaincre l'autre, à mégoter, à compter avec les petits, les sans-importance.

En aucune façon le colosse ne s'intéresse à ce qui pourrait sembler être ce qu'on nomme un “esprit critique”, dont la première fonction, dans la civilisation, est de s'exercer à l'égard et, éventuellement, à l'encontre de soi-même. En aucune façon il ne semble daigner apprendre (on parle de l'expérience et des fruits qu'elle apporte) ; pire d'ailleurs, en aucune façon le colosse ne semble pouvoir apprendre. Il avance avec sa force incroyable, et seul compte l'instant présent, l'instant de sa force, et l'expérience d'hier est aussitôt répudiée alors qu'elle est si nécessaire pour prévenir les obstacles qu'on rencontrera demain.

Le colosse s'est engagé dans les dédales onusiens qu'il connaît bien, dont il sait qu'ils sont pleins de chausse-trappes, dont il faut prévoir que certains de ces chausse-trappes puissent fonctionner contre lui, — sans douter un instant qu'il n'en ferait qu'une bouchée. D'ailleurs, nous y avons tous cru, fascinés par sa force.


La puissance américaine est-elle « secrètement inquiète » ?

Car, à la fin du fin, pourquoi sont-ils allés à l'ONU ? On dit que Tony Blair a convaincu GW de le faire, ce qui permet à l'Anglais de garder comme en survie artificielle sa version idyllique d'une diplomatie à la fois héroïque et subtile, faite pour contenir et canaliser le buffle déchaîné. Mais cette explication n'est pas satisfaisante à elle seule, en plus qu'elle est suspecte comme tout ce que Blair fait et dit aujourd'hui. Le meilleur signe qu'il y a aussi un argument du côté américain pour jouer la carte onusienne, c'est que personne, ni le Weekly Standard qui continue à baver d'admiration devant l'habileté de GW, ni Rumsfeld qu'on n'entend plus guère, ni Cheney qu'on n'entend pas comme d'habitude, n'ont émis la moindre réserve à l'encontre de cette escapade onusienne. Tout juste si les chickenhawks de service ont mis quelques bâtons dans les roues de Powell, histoire de garder la main. Cela veut dire que tout le monde, à Washington, est plus ou moins d'accord ?

C'est qu'alors, il y a une autre explication. Il y a, dans l'emportement unilatéraliste américain de ces huit derniers mois débouchant sur la saga onusienne qui en est son contraire, quelque chose qui révèle un tourment des plus secrets. Tout comme ce désir effréné et fort singulier de partir en guerre, pour n'importe quel motif, contre un pays si faible et déjà écrasé, et de n'en pas finir dans les préparatifs, les plans, les supputations. Les théoriciens américains (les Kagan et cie) vous parlent de la conquête du monde, vous citent Hobbes et Kant, et l'on en est toujours à supputer l'invasion de l'Irak et à jeter ces supputations en pâture au Rest Of the world. Sur ce laps de temps, César était parti à la conquête de l'Europe et Alexandre galopait vers l'Inde. (Quant aux Américains qui observent tout cela, leur approbation de l'aventure irakienne est à un bon niveau si leur pays est soutenu par the Rest Of the World, et s'effondre de la moitié ou des deux tiers si ce soutien n'existe pas.)

L'Amérique, cette puissance formidable, cet optimisme et ces certitudes affichés comme autant d'étendards presque indécents à force de claquer, l'Amérique a un secret. Peut-être nous a-t-il été confié par cet esprit subtil d'artiste paillard et anarchiste qu'était Henry Miller, lorsqu'il parlait de « l'Amérique secrètement inquiète ». Miller parlait des Américains sans doute, et c'est dans ce sens qu'on cite souvent le mot, mais la citation vaut aussi pour la machinerie qui les emmène et les force dans un destin qu'ils ne veulent pas. Les Américains sont « secrètement inquiets » de cette énorme puissance qui les emporte et cette puissance elle-même, cette machinerie folle, soudain devenue humaine, éprouve à son tour cette “inquiétude secrète”. Peut-être même l'éprouve-t-elle, simplement, parce qu'elle découvre ce qu'elle est.