Semaine du 26 août au 1er septembre 2002

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Semaine du 26 août au 1er septembre 2002

Les Européens se déchirent-ils à propos de l'Irak et de la politique irakienne des États-Unis ? Même pas. On dirait qu'ils évitent le sujet. Non seulement ne désirent-ils pas confronter leurs positions qui divergent souvent de façon appréciable, — mais non, cela, encore, nous paraît accessoire. La vérité est qu'il y a ceci, il y a ce trouble immense qui a saisi les Européens, et Tony Blair lui-même quand il y pense, devant l'évolution de la politique américaine. Nous avons déjà cité cet article et nous le citons à nouveau, celui de Ian Black, du Guardian, qui constate à ce propos, le 30 août : « Europe unites in doubt » (c'est le titre de l'article). Nous citons à nouveau ce passage qui nous a tant frappés ...


« The mood is one of disarray and dismay. Rarely have the terms of the transatlantic debate — crudely summarised as wimps versus warriors, law-based multilateralism versus the raw military might of the world's only superpower — been so acrimonious.

» The genuine solidarity expressed by Europeans after the September 11 attacks last year seems a thing of the distant past. Unease over Afghanistan has given way to deep anxiety about Iraq. »


Comment voudrait-on s'y reconnaître, comment voudrait-on entendre quelque chose qui ressemblerait à une “voix européenne” et voir quelque chose qui ressemblerait à une “voie européenne” ? Rien qui y ressemble. Il n'y a d'européen, de collectivement européen que les désarrois, les abstentions, les lâchetés. (Cela ne signifie pas, — certes non, — que les manifestations diverses des côtés nationaux soient glorieuses par contraste et qu'on laisse les déchets à l'Europe ; cela signifie que l'Europe n'est pour l'instant que le réceptacle et le miroir sans fard des impuissances nationales additionnées.)

Cela ne signifie pas non plus qu'il n'y a rien d'intéressant à commenter que ces constats funèbres. Certaines manifestations individuelles valent un peu d'attention. C'est le cas, pour cette fois, du ministre belge des affaires étrangères, Louis Michel.


Le cas du ministre des affaires étrangères de Belgique, un exemple intéressant d'une politique influencée par l'humeur et par le tronc culturel


Louis Michel est qualifié glorieusement par Ian Black selon le commentaire qui suit (extrait du même article déjà signalé) : « the most instinctively anti-American member of the EU, the outspoken foreign minister, Louis “the lip” Michel ».

D'où la célébrité renouvelée du ministre belge Louis Michel. On pourrait croire, si l'on avait l'esprit soupçonneux, qu'il juge tenir un bon cheval de bataille pour les élections nationales (en juin 2003) avec son activisme européen, c'est-à-dire anti-américain et (surtout) anti-britannique, pour une fois en toute impunité. Même les Anglais commencent à s'en inquiéter, et les Belges seront les premiers être étonnés (et secrètement ravis ?) qu'on prenne désormais au sérieux le ministre des affaires étrangères de la Belgique. (Non, ces supputations électoralistes nous semblent à la réflexion déplacées, ou alors quelle surprise si la Belgique débattait effectivement d'une question si grave de politique extérieure pour ses prochaines élections.)

Voici quelques remarques du second article cité, cette fois plus précisément consacré au seul Louis Michel :


« Tony Blair got a fresh warning of trouble ahead from Europe yesterday when the Belgian foreign minister openly attacked him for “submissively” following the US lead on Iraq. Remarks by Louis Michel were shrugged off by British officials but found an echo in a wider Europe increasingly alarmed at signs of US determination to bring down Saddam Hussein.

(...)

» Mr Michel told the Belgian daily Het Laatste Nieuws: “Morally and politically we could take charge in the world. But the British are blocking that. They still don't understand that they could play a pioneer role in Europe instead of submissively following the US.” »


S'il y a un terme juste à propos du personnage et de son attitude qualifiée d'“antiaméricaine” (soyons prudents dans le propos, ce terme d'“antiaméricanisme” est de la dynamite sémantique), c'est le “instinctively” cité par Ian Black. Dans cette matière du jugement sur l'Amérique, Louis Michel est gouverné par son expérience instinctive et ses attitudes culturelles. Il y a, dans cette attitude qui est commune à nombre d'Européens, et de plus en plus, une sorte d'incompréhension grandissante pour l'Amérique, et une incompréhension qui manque de chaleur. Au départ, cette incompréhension a plus à voir avec Disneyland et le tintamarre hollywoodien qu'avec la politique de “frappe préventive” de GW. (Ces derniers temps, cette nouvelle politique de GW n'a pas arrangé les choses, elle les a rendues plus dramatiques. En ce sens, pourtant, on ne peut dire qu'elle vienne tout à fait comme une surprise. Elle marque une courbe générale d'aggravation du sentiment.)

Depuis qu'il est ministre des affaires étrangères (1998), Louis Michel ne s'est pas précipité pour rencontrer ses homologues du gouvernement américain, contrairement à la coutume. (C'est un peu une coutume d'allégeance, c'est vu aussi de cette façon.) Il a fallu déployer des trésors d'adresse pour le faire rencontrer Madeleine Albright (quelques minutes en marge d'une session à l'ONU) alors qu'il s'était déjà beaucoup amusé à plusieurs rencontres avec Vladimir Poutine. (Avec Powell, Louis Michel a eu plus de contacts, d'abord parce qu'il a été pendant 6 mois [juillet-décembre 2001] avec son pays à la présidence de l'UE, et puis on était en plein 11 septembre, alors que les rapports USA-Europe étaient sous le coup de l'émotion qui avait rapproché les deux partenaires transatlantiques.) D'une façon générale aujourd'hui, les Belges préfèrent les Russes, voire les Chinois (sans parler des amis-cousins congolais) aux Américains, pour leurs rencontres extra-européennes. Le désordre russe, que les Russes ne cherchent même pas à cacher, leur paraît sans doute une vieille connaissance, plus “humaniste” peut-être, d'un humanisme à la belge, — plutôt que les certitudes robotisées et arrogantes des Américains, qui n'en cachent pas moins un grand désordre, mais là désordre de l'esprit et du jugement.

Il y a dans ces attitudes européennes vis-à-vis des Américains, dont les Belge et leur ministre des affaires étrangères sont un bon exemple, à la fois une question d'humeur et un constat de culture. L'humeur est peut-être la conséquence de la culture. (On veut dire l'humeur agacée devant des incompréhensions culturelles si profondes.) C'est beaucoup plus sérieux que toutes les analyses politiques.


Le cas de la Belgique, ou l'exemple même du “compromis à la belge” : comment une politique alternative peut être également complémentaire, — et vice-versa


Il n'y a pas que cela, — l'homme et son humeur. Louis Michel, avec son attitude vis-à-vis de l'Amérique, représente, même si on peut juger que c'est plutôt accidentel ou personnel, une grande tendance qui est naturelle à la Belgique. Cette tendance passe par la politique du ministre des affaires étrangères Harmel en 1966-67, par celle du ministre de la défense Guy Coëme en 1988-91. C'est une tendance alternative, mais souvent complémentaire, à la politique traditionnelle, totalement alignée sur l'axe anglo-saxon, de la Belgique. Les Belges étant ce qu'ils sont, on en a tant dit là-dessus, chez eux l'alternatif fait souvent office de complémentaire et vice-versa. C'est ce qu'on appelle “le compromis à la belge”.

Il y a du gaullisme dans cette politique alternative/complémentaire, mais sans les ors et la pompe des Français, sans l'esprit, le verbe et la ferveur mystique du grand Français. Certains diront, avec la condescendance qui sied à ces appréciations, que les Belges font parfois du “gaullisme à la belge” ; on dira qu'ils font du gaullisme à leur mesure et à leur manière, c'est-à-dire de l'intérieur (par exemple, en restant dans la structure intégrée de l'OTAN) plutôt qu'à l'extérieur. Ces gens peuvent apparaître avoir une politique très audacieuse (Harmel, Coëme) s'apparentant à la recherche d'une “troisième voie” du temps de la Guerre froide (et la Guerre froide finissante) tout en ayant une politique extrêmement conformiste, d'un atlantisme mâtiné d'une grande proximité des Britanniques qui coupait parfois le souffle par son conformisme (répétons le mot) déclaré et présenté comme une vertu indélébile. Cette ambiguïté fut réchauffée et entretenue à plusieurs occasions pendant la Guerre froide, et vécue parfaitement comme une ambiguïté (là aussi, le “gaullisme belge” n'a rien à voir avec l'original), comme une tendance et une habileté belges, comme on parvient à être Belge tout en étant Flamand ou Wallon (ou Bruxellois, ne pas oublier, SVP).

Ces derniers temps (on parle du laps de temps depuis 1989-91), la Belgique a commencé à prendre ses malheurs au sérieux. Le fameux “éclatement de la Belgique”, annoncée au moins depuis 1967-68 pour demain matin, a pris des allures de problème européen chronique. (Certains Belges, pas des moindres, vous chuchotent que c'est déjà fait, que la Belgique a déjà éclaté, mais que personne ne s'en est officiellement avisé ; encore une habileté belge.) La fameuse crise de 1996-97 (affaire Dutroux et le reste) a été vécue sur un fond d'éclatement de la Belgique annoncé, programmé, c'est comme si c'était fait. Le problème est toujours à l'ordre du jour, immuable, urgent, pressant, sans fin, toujours reporté car il peut attendre.

Enfin, c'est tout de même sérieux. Cela vous explique que la Belgique est le pays le plus fondamentalement et sincèrement européen, et certainement du point de vue institutionnel. La Belgique s'est persuadée qu'elle ne tient ensemble que parce que l'Europe existe et qu'elle pourra à la fois éclater tranquillement et éviter les affres de l'éclatement quand l'Europe existera complètement. Ambiguïté, compromis à la belge. Cela vous explique que Louis Michel se permet d'apostropher Tony Blair parce que l'Anglais empêche, paraît-il, l'Europe d'avoir une vraie politique étrangère et de sécurité commune. Cette nécessité extraordinaire du compromis vous explique que ce pays du compromis peut parfois avoir une politique qui peut être objectivement perçue comme extraordinairement audacieuse et non-conformiste dans une époque si conformiste. Tout est relatif.