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1069La tournure prise jusqu'à maintenant par la guerre en Afghanistan, l'accord de Bonn, la relative stabilité des divers pays voisins et, plus généralement de la coalition, voilà qui sont des motifs de satisfaction pour les États-Unis, ce 7 décembre, alors qu'on annonce la chute de Kandahar. Dans son éditorial du jour, Le Monde passe en revue la situation américaine et affirme que, «[f]rappés le 11 septembre dans les symboles de leur puissance, les Etats-Unis étaient soudain apparus comme vulnérables. [...] Trois mois après les attentats, ils sont en passe de gagner leur guerre d'Afghanistan et ont déjà plus que restauré leur image de super-puissance ». Tout serait donc au mieux si les États-Unis avaient, à cette occasion, modifié un de leurs comportements les plus haïssables, toujours selon le quotidien français. « Au lendemain des attentats, on disait [les Américains] contraints de ravaler leur vieille tentation d'unilatéralisme, de remiser au placard leur projet de bouclier antimissiles, de s'impliquer davantage dans le règlement du conflit au Proche-Orient, de se montrer plus ouverts sur toutes les questions d'intérêt général (environnement, élimination des armes sales, justice internationale). Autant d'éventualités qui, en trois mois, ont fortement régressé. » D'où la conclusion du quotidien : « S'il se confirmait que les Américains n'ont rien appris du 11 septembre, leur victoire serait pour beaucoup bien amère. »
Il s'agit d'une analyse justement cartésienne de la situation, une analyse qui est officiellement en cours dans nombre de chancelleries occidentales. On dit bien : officiellement, car il est possible d'entendre, de façon beaucoup plus officieuse, des discours très différents. L'analyse du Monde rend fort justement compte, d'une manière concise, de toutes les illusions officielles qui, aujourd'hui comme hier mais bien plus qu'hier (puisque, entre temps, la situation s'aggrave), marquent les analyses européennes à propos de l'Amérique.
• Une première illusion concerne la puissance américaine (la puissance extérieure, qui est intervenue en Afghanistan). Croire qu'elle ait été amoindrie, ou mise en question par l'attaque du 11 septembre n'a pas grand sens à partir du moment où l'on parle de la puissance d'influence et de projection de force, qui constituent la puissance extérieure des États-Unis. Celle-ci n'avait pas été entamée une seconde par l'attaque 9/11 et, d'ailleurs, personne n'y songeait. C'est l'image de l'Amérique pour les Américains eux-mêmes qui a été attaquée le 11 septembre, ce fut à la fois une attaque symbolique et virtualiste qui affecta la situation intérieure américaine, d'abord psychologique puis le reste. De ce point de vue, la situation n'est absolument pas rétablie : la situation économique américaine continue à s'aggraver ; les conditions intérieures de la vie publique, notamment au niveau des modifications de la législation et des libertés publiques, deviennent un sujet de préoccupation grandissante ; il y a une mésentente intérieure grandissante sur la stratégie extérieure à suivre concernant de nouvelles attaques extérieures (Irak ? Somalie ?) et on observe, notamment dans le cas du problème israélo-palestinien, une radicalisation extrême au niveau intérieur, dont les conséquences seraient d'aligner la politique américaine sur la ligne Sharon. Tous ces faits témoignent d'un déséquilibre intérieur persistant qui a évidemment directement à voir avec les effets de 9/11, et qui s'alimente d'autre part à une psychologie américaine qui reste profondément bouleversée par l'attaque du 9/11.
• Une seconde illusion concerne l'évolution, annoncée et acclamée par avance un peu partout au lendemain de 9/11, de la politique américaine de l'unilatéralisme vers le multilatéralisme. Bien entendu, c'est le contraire qui se produit, et c'est un signe de plus de la gravité de la blessure infligée à l'Amérique par l'attaque 9/11. D'un point de vue psychologique, avec la situation qu'on constate au niveau opérationnel extérieur et au niveau juridique et policier intérieur, l'Amérique ne cesse de s'isoler davantage chaque jour. Les tentatives des Européens pour bloquer cette évolution sont évidemment vouées à l'échec dans la mesure où l'unilatéralisme américain renvoie évidemment à une situation psychologique américaine. L'alignement des Britanniques sur Washington, qui est à la fois tactique et pathétique, et qui se fait alors qu'officieusement les Britanniques ne cachent ni leurs craintes ni leur exaspération de l'attitude US, — cet alignement est tactiquement compréhensible mais il n'aura aucun effet sur l'attitude américaine. Cette “contribution” extérieure à la résolution d'un problème intérieur américain qui ne peut être traité que par les Américains eux-mêmes aura finalement pour effet d'accroître la piètre considération que les Américains ont pour leurs alliés (Britanniques et autres dans ce cas), avec l'attitude qui va avec, un unilatéralisme de plus en plus brutal.
La situation générale des relations internationales est très dangereuse. Le problème principal se trouve dans le contraste entre l'extérieur et l'intérieur ; entre une politique américaine extérieure qui se “déchaîne” de plus en plus, comme si la direction américaine tentait d'apporter une réponse extérieure au problème intérieur du déséquilibre psychologique de l'Amérique. Là aussi, la tentative est vouée àl'échec. Le résultat est qu'au niveau extérieur, l'activisme américaine ne va cesser de s'affirmer, d'une façon déstabilisante et extrêmement dangereuse et d'une façon de plus en plus opposée aux conceptions européennes (on doit relire un article du Hugo Young du 27 novembre sur cette question pour bien mesurer cette question) ; tandis qu'au niveau intérieur, les déséquilibres déjà signalées ne vont cesser de s'affirmer, avec les risques inhérents à cette évolution. Et, contre cela, des sondages de 80%-90% d'approbation n'ont guère de signification.
La parution simultanée, dans la page ops/ed du l'International Herald Tribune du 7 décembre 2001, de deux articles s'inquiétant de l'évolution de juridique de la lutte anti-terroriste aux États-Unis est un signe convaincant que cet aspect de la crise ne cesse de prendre de plus en plus d'importance. Dans cette même page, on trouve un article de Robert A. Levine, un économiste qui réserve d'habitude, comme c'est normal, ses commentaires à la seule économie ; et un article de Flora Lewis, spécialisée dans le commentaire de politique extérieure. L'intérêt de ces publications est certainement que ces deux articles viennent de commentateurs qui ne s'attachent pas, d'habitude, aux questions strictement intérieures de justice et d'éthique ; c'est aussi qu'il s'agit de commentateurs de l'establishment, qui ont des positions en général conformes aux grandes orientations de la direction américaine. Ce qui est caractéristique de ces deux textes, c'est moins une critique, une attaque, qu'une inquiétude générale pour l'évolution de l'Amérique en fonction des mesures qui sont prises actuellement.
Il n'y a pas de mouvement sérieux d'opposition aux mesures législatives de l'équipe Bush, à part chez les “dissidents” politiques, chez des commentateurs indépendants, etc. L'establishment américain est paralysé par la mobilisation patriotique menée de tous les côtés, par l'administration autant que par l'opposition, autant que par les diverses organisations privées, autant que par une énorme majorité de la population. (En fait, personne ne manipule personne : les uns et les autres se rassurent par leurs attitudes croisées, leurs jugements relatifs : l'équipe Bush agit en proclamant que les 80%-90% de soutien l'y obligent ; le public soutient à 80%-90% le gouvernement parce qu'il pense que le gouvernement sait ce qu'il fait et prend des mesures efficaces ; l'opposition démocrate applaudit cette unanimité et en veut sa part, et proclame que le soutien du public et la détermination du gouvernement suffisent à valider la politique d'érosion des droits civiques ; et ainsi de suite.)
La sensation est que de graves mesures sont prises sans que personne n'en mesure les conséquences, sans que personne soit d'ailleurs capable de mesurer ces conséquences. Cela n'empêche pas la tension (l'inquiétude, l'exaspération, etc) de monter ; si elle ne s'exprime pas, sauf parfois lorsqu'elle affleure dans un échange un peu vif ou dans les phrases feutrées de Lewis et de Levine, elle n'en est que plus conduite à s'accumuler et àconstituer une situation potentiellement explosive un jour ou l'autre, à une occasion où elle pourrait s'exprimer.
Le moral des Américains a subi une nouvelle pression, ces derniers jours, avec l'annonce du nouveau chiffre marquant l'évolution du chômage, en pourcentage de la population active, avec le chiffre de 5,7% de la population, le plus mauvais chiffre depuis le milieu de 1995. Surtout, et une fois de plus devrait-on dire tant ce fut le cas ces derniers temps, le chiffre de 5,7% survient comme une mauvaise nouvelle aggravée, puisqu'on prévoyait 5,5%, voire même une stabilisation à 5.4% (chiffre d'octobre). Le plus inquiétant, avec ce chiffre, se trouve dans le rythme qu'il révèle de l'évolution des pertes d'emploi, le pire pour deux mois de suite depuis mai et juin 1980 (période de crise cauchemardesque de la fin de l'administration Carter).
Cette nouvelle va assombrir les fêtes de fin d'année et l'habituelle poussée des dépenses à cette époque. Elle contrecarre les appels au « patriotisme économique » de l'équipe Bush et alourdit encore plus le climat psychologique en Amérique. Il est intéressant de noter combien cette psychologie joue le plus grand rôle en rappelant ce que nous notions la semaine dernière, à propos des préoccupations prioritaires des Américains ; nous notions en effet le contraste entre le soutien massif à Bush pour la guerre contre le terrorisme et le plus récent résultat du sondage de la société Public Opinion Strategies, qui est républicaine, et qui montre que la première préoccupation des Américain (41%) est l'économie, avant le terrorisme sur le sol américain (39%) et très loin devant la rubrique de la guerre extérieure qui est en-dessous des 10%. Le problème est effectivement que, dans le domaine psychologique, tous les domaines sont interconnectés. Il faut rappeler l'exemple de Bush père, en 1991, dont le soutien dans la population approchait les 90% (suite de la victoire de la guerre du Golfe) en août 1991 et qui était tombé à 42% en novembre à cause du mauvais climat économique (là aussi, affaire de psychologie puisqu'il n'était question que de perception : en réalité, l'économie US était sortie de récession en mars 1991 et repartait vers l'expansion mais la perception du public était toute autre). La dégradation de la situation économique, si elle se poursuit, pourrait finalement aboutir à une érosion du soutien du public à la guerre extérieure.