Semaine du 27 août au 2 septembre 2001

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Une mesure “technique” qui ressemble au prélude à un désengagement américain d'Europe

Le secrétaire à l'U.S. Army a annoncé l'intention de l'U.S. Army de procéder à un transfert d'équipements d'Europe vers la région Pacifique-Asie (en fait, principalement sur l'île de Diego-Garcia, dans l'Océan Indien, cette île servant de base-arrière à toute activité militaire américaine dans le Golfe Persique, dans le Pacifique et surtout en Asie). Les causes de cette décision sont évidentes : les Américains estiment que les foyers de tension grave dans cette partie du monde (Irak, Iran, Inde-Pakistan, Indonésie, et jusqu'à la Chine) sont potentiellement beaucoup plus graves que tout ce qui peut survenir en Europe dans la situation actuelle. En temps normal, il n'y aurait guère de quoi épiloguer sur un tel transfert, qui répond à un soucis stratégique évident— mais il n'est pas sûr que nous soyons dans des temps “normaux”, surtout lorsqu'il s'agit des relations transatlantiques. Effectivement, cette mesure, présentée comme très technique on l'a dit, a aussitôt été interprétée dans un sens politique, comme un signe de désengagement américain d'Europe pouvant signifier un complet renversement stratégique. Cette interprétation est-elle justifiée ? Notre conviction est qu'il s'agit effectivement de l'amorce d'un tel renversement. Plusieurs points sont à considérer selon une logique opérationnelle et stratégique : le transfert de matériels et de munitions de soutien entreposés comme réserves de guerre a une profonde signification opérationnelle pour l'armée américaine. Cette armée extrêmement lourde, qui place l'emploi du matériel comme sa principale force, tient l'entrepôt de matériel sur place comme la principale mesure d'un déploiement opérationnel effectif. En un sens, le déploiement du matériel de soutien a presque plus d'importance que le déploiement des forces elles-mêmes. D'autre part, mais tenant compte de ce contexte, il devrait vite apparaître illogique de garder des troupes déployées dans une zone où elles ne disposent pas de leurs réserves de matériels, alors que ces réserves se trouvent déployées dans une autre zone. Cela est d'autant plus illogique que l'U.S. Army est aujourd'hui le plus mal loti des trois services des forces armées américaines, et se trouve dans une crise profonde de moyens et d'effectifs. Elle n'a plus aujourd'hui de troupes à “gaspiller” dans un déploiement qui n'a pas grand sens opérationnel. Le moins qu'on doive envisager est que l'U.S. Army estimera rapidement nécessaire de devoir reprendre un contrôle plus direct de ses forces en Europe, en les redéployant dans une zone plus centrale, ou en les rapprochant de la zone Pacifique. On en arrive à ce constat : si les USA basculent vers une stratégie d'« Asia First », comme cela semble devoir être effectivement le cas, les deux divisions restant encore en Europe sont destinées à quitter ce continent. Ce sera présenté comme une mesure technique mais cela constituera évidemment un événement politique et stratégique de première importance. Il devrait survenir assez rapidement, car l'administration GW Bush est pressée de faire passer ses projets de réforme stratégique dans la réalité.

Désormais, les Européens ne peuvent plus ignorer cette évolution stratégique américaine. Ils l'ont d'ailleurs indirectement justifiée, — contre leur gré, évidemment — en développant leur initiative de défense européenne (la PESD), dont il y a fort à prévoir que les Américains vont rapidement dire beaucoup de bien après l'avoir souvent très fortement critiquée. Si tout le monde est d'accord pour dire que la PESD est une initiative heureuse et qu'elle donne des moyens importants aux Européens pour assurer leur propre sécurité, pourquoi s'inquiéter d'un désengagement militaire américain ? Si ce constat semble assez évident, énoncé de cette façon, l'on sait qu'il est en réalité beaucoup plus complexe. Il est complètement politique et repose sur des rapports transatlantiques difficiles et parcourus d'exigences contradictoires. On ne pourra simplement s'en tenir au fait, à une comptabilité opérationnelle. Il y aura nécessairement un aspect politique, c'est-à-dire une crise politique majeure entre l'Europe et les USA.

Le terrible fardeau dont s'est chargée notre époque en travestissant la morale en politique, ou en remplaçant la politique par la morale

Quel qu'en soit le résultat, la conférence de Durban sur le racisme aura donné, avant qu'elle ne débute vraiment, une grande et pénétrante leçon sur la situation présente d'avoir remplacé la politique par la morale, ou bien d'avoir travesti la morale en politique. Il n'est pas sûr du tout que cette leçon soit entendue. Au moins, elle existe désormais. On sait que la conférence de Durban, avant même qu'elle ne s'ouvre, était déjà traversée par des tensions d'une très grande force à propos de la question du Moyen-Orient et de la volonté de certaines délégations d'assimiler solennellement le sionisme au racisme. Cette volonté a été fortement affirmée peu avant l'ouverture par le vote des OGN regroupées en association, en faveur de cette assimilation entre le sionisme et le racisme. Un autre sujet de controverse, c'est la question de l'esclavage et des réparations demandés par certains groupements/pays, etc. Cette question divise les pays africains eux-mêmes. Ces diverses situations faisaient de la conférence, avant même qu'elle ne s'ouvre, une scène idéale pour l'exposition de toutes nos tensions et de toutes nos hypocrisies, les unes et les autres inévitables dans le contexte général de relations internationales où la politique est systématiquement remplacé par la morale. Ne dissimulons pas notre approche de ce problème : ce n'est pas, à notre sens, par vertu excessive que nos hommes politiques ont fait ou laissé faire ce phénomène de remplacer la politique par la morale, mais bien plus fondamentalement, par complète impuissance à maîtriser les affaires internationales, à réconcilier les réalités du monde avec les thèses utopiques, bref, complète impuissance à agir efficacement d'un point de vue politique.

Effectivement, les deux polémiques de la conférence de Durban sont exemplaires :

• La question sionisme/racisme ne se poserait pas si, dans la réalité, n'existait une situation de fait difficilement supportable par rapport au droit (occupation illégale de territoires par Israël depuis 1967), exacerbée par l'activisme (mesures d'apartheid, politique d'élimination d'opposants palestiniens, etc) d'un gouvernement qui représente une militarisation de facto d'Israël (avec le soutien du Pentagone) et par l'activité d'un terrorisme palestinien dont les effets sont évidemment aveugles et s'exercent sur une population civile innocente. La guerre de destruction entre Israéliens et Palestiniens représente d'abord l'effet de pressions extérieures, appuyées sur des conceptions qui manipulent des arguments moraux au profit d'ambitions stratégiques et politiques à peine dissimulées. Les arguments en général avancés par les Américains qui soutiennent la politique extrémiste actuelle d'Israël pour des raisons stratégiques sont révélateurs de l'impasse que constitue l'activisme politique sous le couvert de la morale.

• La question des réparations de l'esclavage pose encore plus directement le problème des effets de la morale à la place de la politique. Il y a moralisation des actes présents et surtout passés, qui engendre le besoin de moralisation du comportement de ceux (pays, individus, etc) qui sont mis en cause par cette moralisation, ce qui conduit à des impasses dramatiques. La question de la réparation de l'esclavage est née dans la logique de la cascade de la “politique” moralisatrice des réparations/excuses solennelles (repentance) qui s'est développée depuis une ou deux décennie(s). Avec l'esclavage, on arrive à l'impasse historique puisqu'on quitte le domaine de l'histoire immédiate. Pourquoi s'arrêter à l'esclavage ? (Accessoirement : pourquoi s'arrêter aux pays occidentaux dans la recherche des responsabilités de l'esclavage, et ne pas y adjoindre les pays arabes qui ont participé à la traite des Noirs, voire, dans certains cas, les Noirs entre eux ?) Pourquoi ne pas rechercher les responsabilités des conquistadores en Amérique, des Croisades, des invasions asiatiques en Europe, des invasions arabes, et ainsi de suite, jusqu'à l'Antiquité, puis jusqu'à la préhistoire ? La logique nous conduit à des domaines complètement absurdes, pour achever la démonstration de l'impuissance de la politique pervertie par la morale.