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811On a vu, vendredi 1er février à New York, à la tribune du World Economic Forum (ex-Davos, cette année à New York), une sainte colère du chancelier Schröder. Le chef du gouvernement allemand s'est emporté contre les évaluations alarmistes qui sont faites actuellement de la situation politique et surtout économique de l'Allemagne. La sortie a naturellement des arrière-pensées électorales puisque Schröder se présente dans quelques mois avec une situation économique difficile et un chômage important comme principal bilan de son gouvernement. Cette situation apparaît de plus en plus dans les commentaires comme une sanction de ce qu'on pourrait appeler l'“expérience Schröder”, c'est-à-dire une tentative sociale-démocrate d'effectuer une adaptation accélérée au modèle économique anglo-saxon, quelque chose comme la “troisième voie” à-la-Tony Blair, qui n'est pas autre chose que l'adoption des thèses libérales par la gauche, permettant d'habiller ces thèses d'un vernis soi-disant progressiste.
(Le pendant au niveau de la sécurité, qui est constaté un peu partout en Occident, surtout dans les pays à dominante anglo-saxonne, est l'acceptation par cette même gauche des thèses humanitaro-bellicistes, conduisant à des interventions militaires qui sont en fait une politique de “suivisme” délibérée de la ligne dure du complexe militaro-industriel américain telle qu'elle fut développée sous l'administration Clinton, et menant inéluctablement, par enchaînement de la logique d'un mouvement dirait-on, à l'actuelle politique interventionniste extrémiste de l'administration GW Bush. Cette orientation est caractérisée en Allemagne par le complet alignement des Verts, au travers du ministre des affaires étrangères Joska Fisher, sur la politique otanienne comme on a pu le constater lors du conflit du Kosovo.)
Schröder avait démarré son terme à la tête de l'Allemagne, en 1998, selon l'idée qu'il allait rééquilibrer l'orientation allemande vers une position plus équilibrée entre la France et le Royaume-Uni. Cela impliquait de facto un rapprochement du second et une certaine stagnation des relations avec la France. L'évolution passait essentiellement par le domaine très idéologique aujourd'hui, avec une forte connotation culturelle, de la doctrine économique, là où, justement, la France gardait sa réserve traditionnelle : plus vers les conceptions libérales et anglo-saxonnes, recul de la tradition rhénane du capitalisme allemand (cela correspondait au personnage, un Allemand du Nord plus proche des courants maritime et protestant succédant au Rhénan Kohl). Les commentateurs nommaient cela du réalisme, impliquant par simple logique la vertu britannique et l'immobilisme archaïque français ; en réalité, il s'agissait pour Schröder de tenter de bénéficier d'un mouvement général qu'il jugeait irréversible pour renforcer la puissance allemande, éventuellement au dépens de la position française. Ce schématisme partisan a vécu, notamment avec l'évolution de l'Allemagne de Schröder, mais aussi avec les évolutions française et britannique, et avec l'évolution générale.
Le résultat est que l'Allemagne n'a absolument pas trouvé le regain de puissance qu'elle espérait dans cette évolution (le principal argument de la puissance allemande aujourd'hui est démographique, face à son inexistence politico-militaire et àsa débâcle économique). Pour autant, cela ne s'est pas fait au bénéfice de l'un ou l'autre. France et Royaume-Uni ont poursuivi chacun de leur côté leur propre déclin général, selon les attitudes traditionnelles (notamment leur présence importante au niveau militaire en Europe, depuis les accords de Saint-Malo). En fait, c'est l'ensemble européen qui a décliné, dans un ensemble global qui est confronté à une crise sévère du modèle économico-culturel dominant, et chaque puissance européenne a du négocier avec cette tendance les termes général de son affaiblissement. L'Allemagne de Schröder, dans ses rapports avec France et UK et les situations dans ces deux pays, illustre bien la situation actuelle : elle a tenté de troquer sa faiblesse nationale, notamment son absence de capacité de gouvernement et de décision au niveau politico-militaire et son effacement culturel, pour un renforcement par le courant extérieur, sans distinguer que ce courant extérieur était bâti sur une illusion de puissance d'ores et déjà en déclin. Aujourd'hui, l'Allemagne se retrouve, lorsqu'on examine ses capacités de puissance et d'influence, en n°3 européen derrière les deux autres. Il n'est plus question aujourd'hui de la revendication allemande d'un siège permanent au Conseil de Sécurité, comme l'ont France et UK. Le pari du chancelier Schröder est perdu et Schröder le paiera peut-être aux prochaines élections.
Pour le reste, l'épisode Schröder montre que les entités nationales ne se renforcent pas et même déclinent mais que cela ne se fait pas à l'avantage d'une hypothétique entité supranationale (l'Europe). C'est l'ensemble qui décline, les forces nationales gardant toute leur puissance relative dans l'ensemble collectif, qui prend sa place de son côté.
Le conflit entre le Government Accounting Office (GAO, dépendant du Congrès) et le Vice-président Cheney est un point en flèche du scandale Enron. Le GAO demande les transcriptions des entretiens de Cheney avec les dirigeants d'Enron, lors de l'élaboration de la politique énergétique de l'administration, au printemps 2001. Un long article de John Dean présente ce conflit politico-juridique, à partir d'une expérience intéressante (Dean fut le conseiller juridique du président Nixon et démissionna en mai 1973, àcause de son refus d'assumer des demandes du président face au Congrès dans l'affaire du Watergate). Pour Dean, le conflit GAO-Cheney peut aller jusqu'à la Cour Suprême et il faudrait que celle-ci retrouve ses lignes partisanes qui assurèrent l'élection de GW Bush le 14 décembre 2000 (5-4 en faveur de GW) pour que Cheney l'emporte. Ce serait une procédure hautement politisée, dans une atmosphère qui est d'ores et déjà celle d'une grave crise intérieure autour du scandale Enron, par conséquent un risque supplémentaire de déstabilisation intérieure.
Cet événement majeur aux USA, si important que des commentateurs US de qualité (Paul Krugman et William Pfaff) en font un événement plus important pour les USA que l'attaque 9/11, est totalement ignoré en Europe, du point de vue de cette importance fondamentale. Cela n'a rien d'étonnant, les Européens acceptant l'image fabriquée par le système US pour l'extérieur comme la réalité américaine.
L'évolution du scandale est très caractéristique. L'évaluation habituelle au cynisme européen est que ce scandale implique tous les partis et la plupart des hommes de l'establishment, qu'il sera donc étouffé parce qu'il est trop dangereux. Cette évaluation a pu avoir un certain sens mais semble désormais dépassée. Il semble qu'on méconnaîtrait, en la soutenant encore, la combinaison des redoutables mécanismes juridiques américains et, surtout, de la réelle situation américaine. La situation américaine n'est en rien celle de l'unanimité et du contrôle du système face à un soi-disant ennemi global. Cette apparence, que nous gobons en général (voir et entendre nos exclamations devant le patriotisme US dans la crise), est le produit du conformisme américain qui n'a jamais été aussi puissant qu'aujourd'hui. La vraie situation aux USA, c'est un gouvernement corrompu avant même d'accéder au pouvoir, c'est-à-dire un pouvoir émanant des puissances corruptrices américaines (« nous avons un gouvernement Enron » a dit le sénateur démocrate Hollings). C'est un peu le schéma du gouvernement Harding de 1920 qu'on retrouve. (En 1920, les puissances corruptrices étaient régionales, venues de l'État de l'Ohio après avoir fabriqué le candidat Harding, bien décidées à investir le pouvoir ; on peut estimer que c'est la même situation d'une puissance corruptrice régionale, la puissance corruptrice existant au Texas qui a investi le pouvoir washingtonien, avec l'équipe GW qui nous a fabriqué GW.) Ce gouvernement corrompu est, comme tous les gouvernements corrompus, un gouvernement faible. Il a réussi a verrouiller l'opposition dans une unanimité conformiste grâce au montage 9/11 mais la haine politicienne de l'opposition est plus forte que jamais. Malgré le risque pour elle et selon le calcul que l'implication de l'équipe GW est considérable et que le scandale se réglera sur des faits de gouvernement dont elle est elle-même innocente, l'opposition peut effectivement décider d'activer le scandale Enron comme machine de guerre contre l'administration GW ou simplement de refuser de faire de son blocage une bipartisan issue. C'est la version Enrongate.
Mais on peut aller beaucoup plus loin, le risque est considérable. Enrongate n'a fondamentalement rien àvoir avec Watergate (ou Whitewater dans le cas de Clinton). Ce n'est pas un cas personnel, l'erreur/l'indélicatesse d'un homme, etc. C'est un craquement profond et énorme du système tout entier. C'est une menace fondamentale contre la structure centrale du système capitaliste. C'est-à-dire qu'on pourrait aller, dans le cas le plus grave de ses prolongements, au bout d'un scandale engendrant une situation qui menacerait l'ensemble de l'édifice du capitalisme américain, c'est-à-dire la cohésion et l'unité du pays.
Les politiciens sont-ils conscients du risque ? Non, bien sûr, puisqu'ils sont complètement partie prenante dans le montage virtualiste de l'hubris américaine, cette affirmation d'une puissance déchaînée et invincible. D'autre part la réponse à cette question n'importe guère, justement parce ces politiciens, à cause de leurs divisions et de leurs faiblesses, ne peuvent plus agir efficacement pour contrôler le fonctionnement du système. Le système est out of control. Avec sa bombe à retardement type fusées à plusieurs étages qui a déjà commencé à exploser, avec Enrongate dans ses soutes, cela peut aller loin.