Semaine du 28 octobre au 3 novembre 2002

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Semaine du 28 octobre au 3 novembre 2002


Où en est l'Europe ? Nulle part, est-on tenté de répondre, sauf à laisser les habituels discours, pompeux à souhait, recyclés depuis un demi-siècle, ressassant les mêmes voeux pieux et les auto-congratulations démocratiques. Nulle part, parce que, depuis sa création, et à côté des discours convenus, on sait que la pensée générale est que l'Europe peut et doit s'en remettre à l'Amérique pour les matières qui comptent. Ce qui se passe à propos de l'Irak, quant à l'action de l'Europe, — qui est plutôt l'inaction de l'Europe, — ce n'est en aucun cas une surprise. Qu'on en rajoute, si l'on veut, 10 ou 12 en plus des 15, on ne fera que rajouter 10 à 12 impuissances à 15 impuissances d'ores et déjà regroupées.

Car l'Europe, avec son irrésistible et inévitable penchant pour le “plus petit commun dénominateur”, réduit les puissances à de l'impuissance. Les États qui agissent en-dehors d'elle, quand ils se trouvent dans elle, perdent leur substance qu'est leur autonomie. Le processus est observé tous les jours. On ne doit s'étonner de rien.

Alors, quelle mouche les pique ? A côté de cela, les résultats d'une longue enquête, minutieuse, précise, conduite dans six pays européens et aux USA, portant sur un nombre considérable de citoyens (autour de 40.000), montrent que les Européens, dans leur très grande majorité, pensent que l'Europe doit devenir et deviendra une “superpuissance” destinée à jouer un rôle aussi important que celui que tiennent les USA.


« One of the sharpest trans-Atlantic splits in perception revealed by the polls concerns the future balance of power between Europe and the United States. Whereas 52 percent of U.S. respondents think their country should be the only world power, only 14 percent of Europeans polled agree with that. Indeed, 65 percent of European respondents want their region to attain superpower status to work with the United States as an equal partner.

»N>“There is a sharp divergence between Europeans and Americans here,” Pierangelo Everts, political science professor at the University of Siena, Italy, and one of the new report’s authors, said Oct. 28. “Washington doesn’t like the idea of an eventual European superpower.” »


Cette idée-là, d'une “Europe superpuissance”, on la retrouve souvent. Bien des experts américains la partagent. Pour eux aussi, l'Europe doit devenir une “superpuissance” à l'égal ou presque des USA, voire capable de supplanter les USA et irrémédiablement conduite à le faire (thèse de Charles Kupchan, professeur à Georgetown University expert de plus en plus en vogue).


Qu'est-ce que la puissance aujourd'hui ? La réalité des effets d'un phénomène donné ou l'image que ce phénomène nous renvoie ?

On dira que c'est une question d'“image”. L'Europe, au travers de ses agitations avec les sommets réguliers, les rencontres ministérielles et autres, au gré de ses expansions, voire à l'image de la réputation qui est faite à sa bureaucratie, a effectivement une image de puissance. Mais qu'est-ce qu'une image comparée aux exigences de la puissance ? “L'Europe, combien de divisions ?”, voilà la question que les critiques et les sceptiques ont aussitôt à l'esprit. Ils n'ont pas tort, certes. Mais ont-ils raison pour autant ?

Peut-on comparer l'Europe et les USA, comme tout le monde est irrésistiblement conduit à faire ? L'Amérique nous dicte la définition d'une super-puissance, ce statut dont certains prétendent qu'il est celui de l'Europe, ou qu'il le sera sous peu. Alors, sautons au plus facile et au plus critique, au point où, par définition, se fixe et s'alimente l'essentiel du débat sur l'Europe-puissance (l'Europe-superpuissance) : effectivement, l'Amérique représente une puissance militaire incontestable, et le jugement convenu dans ce domaine est même de dire que c'est une puissance qui n'a pas de précédent, qui dépasse en force et en capacités absolues tout ce qui a précédé. Voilà donc la référence pour l'Europe ?

Au reste, cela n'a pas grand sens, on dirait : du point de vue méthodologique et fondamental, de poser un tel jugement : “une puissance qui n'a pas de précédent, qui dépasse en force et en capacités absolues tout ce qui a précédé”. Les puissances militaires sont relatives aux situations, aux moyens techniques et technologiques, à la puissance des adversaires, à l'état d'esprit général de l'époque, aux nécessités d'une époque et ainsi de suite. Il n'y a rien qui soit plus relatif. Cela n'a pas grand sens de juger d'une matière aussi relative en termes aussi absolus, lorsqu'on juge de la puissance militaire américaine. En allant plus loin, on découvre qu'il existe nombre de restrictions d'emploi, qui sont plutôt des sortes d'auto-restrictions d'emploi affectant l'efficacité de cette puissance militaire américaine, et qu'elles sont de plus en plus fondamentales, qu'elles comptent de plus en plus. (Ce sont des choses comme le poids de la bureaucratie, la crainte des pertes avec une partie de plus en plus grande des forces affectée absurdement à la protection des forces, la confiance aveugle et systématique faite aux technologies avancées, etc.).

Entre la perception d'une puissance extraordinaire et les limites importantes, voire décisives de cette puissance, on découvre que, d'une façon générale, la puissance américaine est d'abord une “image de la puissance”. Non pas que cette puissance n'existe pas mais on est de plus en plus fondé à se demander si cette puissance a autant de capacités que son poids laisse supposer d'une part, si ces capacités sont adaptées aux réalités qui constituent aujourd'hui les menaces d'autre part. Il n'empêche : le poids existe, et la représentation de la puissance est alors évidente au travers de la projection d'une image. La puissance américaine est d'abord une représentation politique dont l'effet est évident dans ce domaine justement, dans le domaine politique de la pression, de l'influence, de l'orientation, jusqu'à l'ultimatum.

C'est une “réalité” de l'époque, et c'est peut-être la réalité essentielle : ce qui importe n'est pas les effets et les actes d'un phénomène quelconque dans la réalité, mais bien l'image que renvoie ce phénomène. Aussi ne doit-on pas écarter d'un haussement d'épaules ou d'un sarcasme entendu l'idée que l'Europe possède une image de super-puissance qui ne représente pas une réelle super-puissance.


Finalement, peu importe ce que nous disent nos hommes politiques européens lorsqu'ils parlent de l'Europe et de sa puissance : l'important est qu'ils croient à leur mensonge, le reste suivra

En ce sens de l'explication que nous essayons de donner ici, la politique mondiale et les relations internationales sont devenues un jeu, et précisément un jeu de miroirs dont la principale règle concerne l'image. Une bonne connaissance des règles et des perspectives et, surtout, la conviction qu'effectivement la puissance fonctionne aujourd'hui de cette façon, devraient conduire à l'utilisation efficace des images quand celles-ci existent. C'est le cas de l'Europe, qui bénéficie (?) peu ou prou, et quoiqu'il en soit de l'absurdité du propos par certains points de vue, d'une image de super-puissance, — en formation ou déjà faite.

Les derniers à convaincre de cette étrange “réalité” sont les hommes politiques, les dirigeants politiques eux-mêmes, alors que plus de 80% de leurs populations en est convaincu, alors qu'un bon nombre d'experts américains en est également convaincu. Cela est simple, au fond, d'une simplicité démoniaque : il faut que les hommes politiques européens, qui ne cessent de nous parler de la puissance européenne, se prennent et se mettent à croire à ce qu'ils disent ; et alors, incontinent, qu'ils agissent conformément aux mots dont ils nous charment. Si eux-mêmes croient à ce qu'ils disent, alors le reste suivra.

.... Dans tous les cas, c'est à tenter. Alors que l'on travaillait à l'Encyclopédie, Voltaire remarquait que la maîtrise des mots, leur définition, leur sens, etc, représentaient « le savoir, et donc le pouvoir ». Aujourd'hui où tout est devenu scène et théâtre, et montage, et mise en scène, la maîtrise des mots représente la clef de la représentation, et par conséquent le pouvoir.

En d'autres mots (!), conseil un peu cynique à nos hommes politiques : d'accord, mentez, mentez, mais au moins, croyez à vos mensonges, et que cela se voit. Le reste suivra.