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944Nous pourrions commencer la revue de cette semaine du 29 juillet par un extrait du commentaire de The Economist, qui a paru ce jour-là précisément, le 29 juillet. L'hebdomadaire londonien ne s'est jamais montré avare de soutien pour la politique américaine. Son commentaire est à l'abri du soupçon de partisanerie, dans ce cas du soupçon d'être nourri par une hargne anti-américaine. Voici ce que dit The Economist :
« A decade ago, George Bush senior let a seemingly simple re-election slip out of his grasp, as economic problems and a perception that he was out of touch obscured his triumphs abroad. Now the son appears to be drifting. He needs to change his economic team, which has no steadying figure to match, say, Donald Rumsfeld at defense. And the war against terrorism? Bush has enjoyed wide support, largely because he has generally been seen to be acting in the interests of the whole world. Soon the issue of Iraq will present itself. Any well-founded impression that the timing is governed by domestic political concerns would be ruinous. »
The Economist se trompe-t-il ? En une semaine, du 29 juillet au 5 août, la sensation de fragilité extrême de l'administration GW dans les affaires intérieures, la perception diffuse de la très grave crise où se trouve le système capitaliste, tout cela semble être dissipé. En une semaine, tout a basculé vers l'Irak, vers la guerre contre l'Irak, la guerre qu'on ne peut pas ne pas faire, même si on se demande pourquoi. Cela permet de mesurer combien GW, lorsqu'il parvient à se dégager de son bourbier intérieur pour entrer dans ce qu'il croit être une perspective libératrice (la guerre à l'Irak, ses ors et ses pompes), retombe en réalité dans une perspective où se fragilité est tout aussi forte.
La première sensation qui se dégage de ce regain de tension, mais “regain de tension” sur le front intérieur et nulle part ailleurs, c'est qu'il s'appuie sur une idée fixe. Un commentateur américain assez mal embouché compare GW à un âne qui poursuit avec l'entêtement propre à cet animal la seule idée qui puisse accaparer son attention et la seule idée à laquelle il accorde de l'importance — mais quelle importance, certes ! A ses côtés, des conseillers qui, pour l'essentiel, sauf l'inévitable Powell bien entendu, ont eux aussi une seule idée à l'esprit ; disons qu'eux, ce serait par choix, car la rumeur dit qu'ils seraient capables d'avoir plus d'une idée.
Laissons là ce qu'on pourrait prendre pour de l'ironie, et qui n'en est pas exactement. Ce qui se passe dans l'équipe GW, et chez GW lui-même, c'est une véritable auto-intoxication, une évolution psychologique qui a placé tous ces gens dans une position où ils ne peuvent plus imaginer autre chose que cette attaque contre l'Irak. De façon plutôt inattendue, on dirait que la plus active, peut-être devrait-on dire la plus responsable (ou irresponsable) dans cette affaire est Condoleeza Rice. Ce n'est pas qu'elle soit la plus “faucon” de tous, mais elle l'est suffisamment pour ne pas tenir la position qu'elle aurait dû tenir dans sa fonction de conseiller pour la sécurité nationale, une position d'équilibre, pouvant éventuellement intervenir comme influence modératrice auprès du Président.
Il n'en est rien. Rice a évolué, par opportunisme et par manque d'affirmation personnelle, dans le sens majoritaire du durcissement. Désormais, elle est l'une des plus dures parmi ceux qui donnent des conseils au Président, et toujours en occupant cette position centrale. Dans une fonction qui est en général plutôt modératrice, ou, dans tous les cas, qui devrait donner une synthèse équilibrée, elle a institutionnalisé une position extrême. (Un conseiller de sécurité nationale peut parfois être un “faucon”, comme fut Brzezinski avec Carter, mais dans la mesure où la tendance majoritaire est plutôt modérée, comme l'étaient effectivement, pour le même cas, le secrétaire d'État Vance et le secrétaire à la défense Harold Brown.)
Cette étrange situation d'une équipe de conseillers qui s'est d'elle-même décalée par rapport au centre qu'elle est censée tenir a engendré une situation tout aussi étrange. Cette guerre contre l'Irak devient une nécessité ontologique pour cette équipe et non plus la conséquence d'un choix politique, lequel aurait été déterminé par une analyse (juste ou fausse, cela est discutable). Du coup on se trouve dans un cas assez rare pour être si frappant où une direction politique est déjà engagée dans une action, — virtuellement certes et il ne peut en être autrement, — dont elle s'avise qu'il lui faut trouver la cause, le motif et le but.
Le résultat de cette “étrange situation” est qu'en même temps qu'elle relance l'idée de la nécessité de la guerre, l'idée même que la guerre est d'ores et déjà commencée, la direction politique américaine provoque simultanément des réactions contraires. En même temps que cette semaine voit une re-mobilisation pour la guerre contre l'Irak, on constate combien l'opposition à cette guerre prend soudain de l'ampleur. Le centre de cette opposition est, naturellement, l'état-major.
Les militaires américains ne comprennent pas cette étrange chimie qui consiste à placer l'acte avant le processus général, intellectuel, politique et autre, qui aboutit à la détermination de cet acte. Les militaires ne sont pas des “surréalistes”, dans la mesure où l'on pourrait certes assimiler cette démarche de la direction politique américaine à une sorte de phénomène absurde comme en concevaient, dans les années vingt, les “surréalistes” français. Les militaires n'ont pas la tournure d'esprit qui porte à accepter cette formule de renversement de l'ordre logique des choses de la politique.
Cette résistance des militaires n'est pas rien dans un pays où l'absence de conception régalienne fait du gouvernement un rassemblement d'intérêts où les uns et les autres parlent et sont entendus selon le poids qu'ils représentent. On comprend, par conséquent, que le poids des militaires, dans la circonstance, pèse d'un poids particulier. On comprend, par conséquent encore, que l'allure de cette administration, qui proclame qu'elle va très vite et qu'il faut aller très vite (pour faire la guerre, certes), revient de plus en plus à faire du sur-place dans une sorte d'étrange théâtre où tout le monde fait une danse de Saint-Guy sans avancer d'un pouce. C'est surréaliste, justement, et certains, chez les commentateurs d'habitude aimables pour les forces du pouvoir, commencent à s'en agacer, — tel le New York Times qui commentera, le 5 août, comme pour clore cette semaine :
« With all their talk about forcing a regime change in Iraq, President George W. Bush and his aides are creating the 2002 equivalent of the 1939 “phony war” in Europe — the period following the German invasion of Poland when everyone knew war was coming but the shooting hadn't commenced.
» The anticipation of war stirs uncertainty and puts people on edge, which is the way America, already shaken by Sept. 11, is feeling these days. It is time for Bush to level with the nation about his intentions. There may be a compelling case to be made for war with Iraq. The administration has not yet made it. »
En d'autres termes et pour prendre une référence connue, c'est ce qu'on nomme une “vietnamisation” des esprits. Cette guerre contre l'Irak qui devrait être éclair commence par un bourbier, — c'est-à-dire qu'elle est un bourbier avant de commencer.