Semaine du 30 juillet au 5 août 2001

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La résurrection en douceur de la NMD


Les décisions annoncées à la fin juillet par le Pentagone concernant la défense antimissile (MD), et concernant le développement de types spécifiques d'armement, soit maritimes, soit spatiaux, sont analysées par le Center of Defense Information de Washington, par Theresa Hitchens et Tomas Valasek. L'approche est intéressante : pour Hitchens-Tomasek, les réticences des alliés (européens surtout) des USA ont convaincu les spécialistes de l'administration GW Bush qu'il était préférable de développer des technologies qui permettent de se passer de l'aide et de la coopération de ces mêmes alliés. Ainsi est annoncé le développement d'un radar de repérage naval et de systèmes spatiaux capables de détruire des missiles : Hitchens-Tomasek font remarquer que ces systèmes permettent de se passer notamment des bases de repérage radar au Royaume-Uni et au Groenland, ainsi que d'éventuelles bases terrestres pour des missiles d'interception. Cette évolution rejoint l'avis de Richard Perle, lors d'une audition au Congrès, en juin dernier. Perle notait que les consultations actuelles avec les alliés des États-Unis, essentiellement les alliés européens, se termineraient dans la confusion et conduiraient les Américains àdévelopper seuls le système MD. Ces décisions et l'orientation qu'elles mettent en évidence impliquent également la quasi-disparition des possibilités de coopération industrielle et technologique majeure entre les USA et l'Europe, et, d'une façon plus générale, d'une participation opérationnelle active des Européens au système. Ce n'est rien de moins que la résurrection discrète de la NMD (National Missile Defense), système exclusivement américain, système dont la principale conséquence est moins une éventuelle déstabilisation stratégique que l'isolation stratégique des États-Unis (quoique cela, cet isolationnisme stratégique, doive bien entendu être vu en soi comme une déstabilisation stratégique majeure). Bien entendu, il n'y a pas vraiment de raison d'être surpris de cette évolution àla lumière des tendances actuelles des États-Unis, qui se résument à l'idée d'un repli accéléré sur la dimension continentale pour ce qui est des relations avec la sphère euroatlantique. Selon cette appréciation et en contradiction avec toute l'histoire de ces cinquante dernières années, on observe l'absence complète, du côté américain, d'une volonté sérieuse d'exercer des pressions sur les Européens, là où ils auraient pu le faire pour obtenir finalement un soutien actif au réseau MD non-isolationniste, et sans aucun doute avec de très fortes chances de succès. C'est une situation très particulière et complètement inédite, cette impression qui prévaut dans tous les domaines que les Américains n'attendent qu'un prétexte, la première indication venue, pour renoncer à des pressions constructives (selon leur point de vue), abandonner toute tentative de forcer, par leur influence qui est très puissante, leurs alliés à s'aligner dans un système général qu'ils contrôleraient. Cette attitude vaut à 100% pour l'Europe mais elle ne vaut pas du tout pour l'Asie, et même au contraire. Si l'on est attentif aux véritables significations de l'histoire, en laissant de côté la bouillie pré-mâchée servie en général sous l'étiquette d'histoire officielle, on relève qu'il s'agit là du schéma de la grande époque isolationniste de l'Amérique (fin du XIXe siècle jusqu'en l'entrée en guerre de 1917, puis la période 1920-1937) : refus d'engagement structurelle en Europe, présence ponctuelle marquée dans le Pacifique et en Asie. Si l'on développe cette logique aux points particuliers, les engagements européens actuels, et particulièrement celui des Balkans (voir ci-après), ne sont plus que des résidus de l'ancienne politique américaine de la guerre froide.


La Macédoine, — un nouveau chemin vers le désastre ?


... Effectivement, rien n'est plus évident que cette politique américaine de désengagement d'Europe qu'en Macédoine (comme dans les Balkans d'une façon plus générale). Bien sûr, la politique est tordue. Elle consiste paradoxalement à s'engager à certains moments un peu plus, un tout petit peu plus, mais dans le but bien précis de protéger et de limiter l'engagement au Kosovo, comme l'explique excellemment le CATO Institute dans son analyse «Intervention Protection». Il s'agit par conséquent d'une position qu'on doit absolument définir comme défensive. Les Américains s'intéressent un peu plus à la Macédoine ces derniers temps parce qu'ils veulent laisser faire les guérillas albanophones pour n'avoir pas de représailles au Kosovo, et qu'ils ne peuvent laisser faire cette guérilla en Macédoine qu'en la soutenant aux frontières et sur place. Les albanophones, UCK et consorts, tiennent les Américains à la gorge parce que l'administration GW Bush veut absolument contenir le War Party (de McCain aux neoconservatives du Weekly Standard, aux bellicistes-progressistes du New Republic, tout cela démocrates et républicains confondus) ; c'est-à-dire que l'administration veut éviter de donner le moindre prétexte au War Party de faire redémarrer les tams-tams de l'intervention, ce qui pourrait éclater avec des incidents au Kosovo, et des pertes possibles. Cette extraordinaire politique, combinaison d'indifférence et de couardise, de la doctrine zéro-mort et de l'« >MI>intervention de protection » (46 Marines dépêchés à Skoplje pour protéger l'ambassade américaine du coin), a pour effet de donner un soutien maximal à la seule force vraiment déstabilisante de la région et à interdire toute organisation militaire sérieuse de se mettre en place (aujourd'hui en Macédoine) pour le rétablissement de l'ordre et la sécurisation des forces.

La politique américaine dans les Balkans est aujourd'hui marquée par une complète irresponsabilité de nature. Les Européens n'ont encore rien compris au schéma qui est en train de se mettre en place. Ils continuent à croire, à défaut de réfléchir à la réalité de la situation, que la fausse-puissance américaine a une vertu stabilisatrice. Ils raisonnent encore en termes d'influence, de prédominance US par l'intermédiaire de l'OTAN et de concurrence de l'OTAN avec n'importe qui (ici, l'UE en l'occurrence) ; ils raisonnent même, — c'est le comble de la confusion de l'esprit, — en termes de nécessité de maintien de la présence militaire américaine en Europe, comme il y a vingt ou trente ans, comme si la présence militaire américaine avait aujourd'hui le moindre aspect positif.

Ces analyses, bien plus que la présence et l'absence de tel ou tel contingent de forces, constituent l'un des plus graves dangers pour l'évolution de la situation en Macédoine. De façon régulière et répétée depuis 1993-94, les Américains pratiquent une politique systématiquement irresponsable de boutefeu dans les Balkans, pour simplement répondre aux sollicitations de groupes de pression à Washington et pour prolonger les querelles intérieures du systèmes, entre républicains et démocrates, interventionnistes et unilatéralistes, etc. Avec la Macédoine, l'irresponsabilité a atteint le développement maximal, à l'image de la détérioration de la responsabilité politique du pouvoir exécutif à Washington. Avec la Macédoine, on pourrait retrouver une situation aussi complexe et contradictoire que celle de la crise du Kosovo de 1998-99, mais avec des éléments en moins qui peuvent conduire à des issues totalement différentes (éléments en moins : l'absence d'un “méchant” type-Milosevic, interdisant une mobilisation médiatique, et, par conséquent, militaire ; l'absence totale d'une volonté d'intervention US ; la division grandissante entre Européens et Américains, avec un rôle accru des Européens). La conséquence extrême, et peut-être pas la plus mauvaise, pourrait être que la Macédoine devienne le théâtre d'une rupture complète entre l'Europe et les USA, avec des conséquences transatlantiques graves. Cela se ferait si les Européens admettent enfin qu'il est préférable d'assurer une stabilisation de la situation plutôt que de rechercher une soi-disant justice qui ne profite qu'aux bandes para-militaires et criminelles évoluant sur le terrain.


La grande nouvelle de l'été : les humeurs des intellectuels


Comme il y a peu de nouvelles pour meubler le temps de l'été et que la question du monstre du Loch Ness n'est plus d'actualité, voici les péripéties d'humeur des intellectuels parisiens. L'inévitable Le Monde met le feu aux poudres dans ses éditions des 29-30 juillet, avec un article dont le titre résume le débat : « Malaise grandissant entre les intellectuels et le PS. » A côté des aspects futiles habituels à cette sorte de débat, il y a une réalité intéressante à observer. Ce n'est pas un hasard si cette querelle apparaît deux semaines après le sommet de Gênes et les incidents qui l'ont accompagné. Depuis ces événements, on observe l'accroissement sensible d'un mouvement d'opinion mettant en question ce qu'il est coutume de désigner comme la globalisation, dont les avantages ne cessent d'apparaître chaque jour de plus en plus contestables ; ce n'est pas un hasard non plus si la question des intellectuels surgit après que Jospin ait mis quelque temps à réagir aux événements de Gênes, après que Chirac ait lui-même réagi aussitôt, d'une façon assez ouverte, au mouvement de contestation de la globalisation. En d'autres termes, le mouvement signalé par Le Monde ne représente rien d'autre que la prise en compte de l'évidence que le gouvernement de gauche de Lionel Jospin apparaît de plus en plus comme totalement dépourvu de la moindre fermeté de conviction, dans un sens proche des engagements de la gauche, vis-à-vis des événements qui secouent le monde. Après quatre années de gestion honnête du pouvoir, le terme devant être pris dans le sens le plus restrictif possible, le gouvernement Jospin apparaît comme presque “provincialisé”, incapable d'avoir une vision large, à la mesure d'un pays qui prétend jouer un rôle au niveau des grandes affaires mondiales, et qui le tient effectivement, mais on dirait en dépit de son gouvernement. C'est peut-être le phénomène le plus marquant de la situation en France aujourd'hui : que Jospin, en quatre ans de pouvoir, n'ait pas réussi à acquérir une dimension à la mesure du pays qu'il dirige, et, par conséquent, à la mesure de la fonction qu'il ambitionne pour 2002. A côté de cela, Chirac, aux abois avec les affaires qui le pressent, confiné àl'irresponsabilité d'une présidence isolée, à la tête d'un parti sans la moindre idée neuve et inconscient des véritables enjeux du monde, apparaît pourtant mieux taillé pour cette fonction, — et, éventuellement, pour un second mandat ? La contradiction est complète. Elle illustre la profonde crise du monde politique. Le malaise des intellectuels français, pour futile qu'il soit répétons-le, est également une bonne mesure de cette crise-là. Les intellectuels bien-pensants, type-Philippe Sollers (voir son interview dans Le Monde du 28-29 juillet), qui n'y voient qu'un désintérêt du pouvoir socialiste pour les intellectuels qui piquerait ces mêmes intellectuels, finissent involontairement par dire le vrai : ce désintérêt du pouvoir est celui de l'impuissance acceptée et de la reconnaissance que toute réflexion sortie de la gestion du quotidien est devenue inutile. Par ailleurs, ce malaise des intellectuels pourrait s'avérer un aiguillon intéressant pour la campagne présidentielle de 2002, qui pourrait retrouver le sel de la campagne de 1995, mais cette fois avec des enjeux plus nettement posés, et avec des candidats marginaux (comme Chevénement) pouvant profiter de cette situation nouvelle et jouer le rôle d'arbitre. La bonne nouvelle serait qu'ainsi, en dépit du pouvoir politique, un grand pays occidental, le premier finalement, parvienne à lancer un véritable débat sur les véritables problèmes de l'époque à l'occasion d'une campagne électorale. On pourrait assister à d'intéressants reclassements chez les intellectuels puis chez les politiques, et peut-être dans la population, hors des sempiternels clivages gauche-droite ou des clivages terroristes comme celui que l'on connut lors de la guerre du Kosovo.