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1058La question est intéressante, surtout si la guerre a lieu (celle contre l'Irak, qu'on prépare depuis des mois, en discutant les plans en public), — cette question-là, si la guerre a lieu : combien de temps nos dirigeants politiques, ici en Europe, vont-ils porter sur leurs épaules ce fardeau (burden) écrasant de leur massive illégitimité ? Évidemment, vous répondrez : Berlusconi s'en fout et Aznar marie sa fille, pour prendre les deux exemples qui semblent être parmi les plus illustratifs. Ce n'est pas faux. Mais il se trouve que la question doit être posée.
Cette semaine a été marquée par des manifestations importantes en Europe, mais aussi aux États-Unis, à New York, des manifestations comme des vagues. Après les près de 400.000 personnes de Londres le 28 septembre, on a décompté en gros un million et demi d'Italiens dans les rues de diverses villes de leur pays, le 6 octobre. Il y a eu d'autres manifestations dans d'autres pays, notamment en Espagne, ou en Finlande, ou en Suisse. On en parle un peu partout, — et ce constat indique bien notre intention qu'il n'est pas question de dire une seconde que la chose est dissimulée, par exemple par quelque chose qui serait un acte de censure. Voilà ce qu'en dit le site WSWS. (On publie ci-dessous un certain nombre de paragraphes pour rendre effectivement compte de l'atmosphère de foisonnement des manifestations, leur caractère trans-national bien qu'il n'y ait pas une coordination exceptionnelle ; notre intention est de rendre compte d'une atmosphère de protestation générale, bien plus que de tenter d'affirmer la puissance d'un mouvement pour impressionner l'esprit et orienter une opinion, éventuellement emporter une décision ; il n'y a aucune intention militante dans notre chef, pour ce cas sans aucun doute.) :
« Simultaneous with the 350,000 strong demonstration in London on September 28, up to 150,000 marched around the ancient centre of Rome in protests which also reflected deepening opposition to the Italian government of Silvio Berlusconi.
» One week later, more demonstrations were held in Rome, Naples, Milan, Florence, Bologna, Catania, Bergamo and Venice. Some estimates of the total number of people involved were as high as 1.5 million. According to anti-war groups, 100 cities held protests.
» The demonstrations were organised by various anti-war organisations, trade unions and anti-capitalist groups and political parties. In Florence 15,000 marchers were greeted with church bells and a banner, “Florence Open City Repudiates the War.” The British Consulate in Venice was briefly occupied. In Rome, riot police cordoned off the US embassy, although the demonstrations passed without serious confrontations. Portraits of British premier Tony Blair, US President George W. Bush and Berlusconi were burnt in Milan.
» A demonstration in Madrid, Spain, September 29 attracted 30,000 people, according to its organisers—a coalition of anti-war and human rights groups and the United Left. Statements were read from British Labour MP George Galloway and former US Attorney General Ramsey Clark. Protesters held placards opposing US terrorism and equating Bush with Adolf Hitler. »
» On October 6 in Rethymno, on the Greek island of Crete, confrontations broke out between 300 demonstrators opposing an attack on Iraq and hundreds of police surrounding a hotel being used by European Union defence ministers. The ministers were discussing plans for a European Rapid Reaction Force, due to be operational in 2003, and their attitude to war against Iraq.
» Demonstrations have also been held in Helsinki, Finland, demanding the government stay out of a military campaign against Iraq, and in Geneva, Switzerland, where 2,000 people demonstrated simultaneously with the large protests across the border in Italy. »
Une autre question intéressante, après celle qu'on a posée au début, est de savoir si cela importe vraiment. Ces manifestations publiques ont-elles un poids quelconque dans la décision politique ? Il fut un temps, qui n'est pas si lointain, où l'on aurait répondu “oui” sans hésiter. Il fut un temps où les manifestations publiques faisaient basculer le monde, ou le menaçaient à tout le moins, à un point où la tension était indicatrice de toutes les folies possibles. (Veut-on se rappeler quelques événements comme autant d'exemples ? Dans les universités US contre la guerre du Viet-nâm, dans les années soixante ; le 30 mai 1968, à Paris ; en 1980, 1981, 1982, dans les rues allemandes et ailleurs en Europe, contre les euromissiles.)
A cette époque, il y avait un rapport entre l'homme du pouvoir et la rue, fut-il celui d'une haine féroce ou celui de la peur, ou celui du mépris encore. A cette époque, un président, un ministre, pouvait même aller jusqu'à jouer à Diogène, et partir avec sa lanterne, — « Je cherche un homme. » Se rappelle-t-on cette scène étrange du Nixon, d'Oliver Stone, où Nixon, une nuit de 1971, alors que des manifestants sont répandus dans la capitale à l'issue d'une de ces marches fameuses de l'époque, se fait conduire discrètement auprès d'un groupe de manifestants qui campe pas très loin de la statue de Lincoln, assis majestueusement dans son fauteuil de marbre. Scène étrange où Nixon-Anthony Hopkins discute avec quelques peaceniks, dont une jeune fille qui lui demande pourquoi il fait cette politique de force que lui reprochent les manifestants. Nixon s'agite, se fait convaincant, s'humanise ; il répond qu'il tente de la modifier, qu'il essaie, que ce n'est pas si simple, qu'il n'a pas tous les pouvoirs, et il dit quelque chose comme : « I try to tame the Beast », faisant allusion à ce qu'on nommait à cette époque le complexe militaro-industriel. On dit que cette scène s'est réellement passée.
Qu'importe, ce n'est pas l'anecdote qui nous intéresse ici, sinon pour ce qu'elle nous dit de la psychologie des personnages considérés. Ce qui importe est de montrer que tous, même parmi les plus décriés, et d'ailleurs peut-être injustement, ressentaient (le passé est nécessaire) ce besoin de chercher un contact avec leurs mandants, qu'ils le fussent ou pas enfin. Ce qui importe de montrer est qu'il existait effectivement un besoin d'humanité, pour tenter de comprendre.
Que les dirigeants soient et fussent coupés des gens, des citoyens, nul n'en doute et n'en douta jamais. C'est une vieille histoire et une histoire vieille comme le monde (Diogène), et qui n'a rien pour nous étonner, en aucune façon ; c'est une histoire qui dépend des hommes et de leurs faiblesses, et des faiblesses que suscitent leurs positions autour du pouvoir, et non pas une histoire qui dépendrait des moyens de communication. Cela suffit à faire comprendre sans besoin de grande explication que cette grande question des liens de l'homme du pouvoir avec le citoyen a toujours été posée. Ce qui est nouveau, aujourd'hui, pour les grandes manifestations dont on parle, qui sont tout de même fort impressionnantes, qui bénéficient malgré tout d'une grande information, qu'on connaît bien et qu'on suit en un mot, c'est l'espèce d'indifférence qui les accueille, qui semble la seule attitude perceptible et la seule réponse envisagée du côté officiel. Oui, semblent-ils dire, on manifeste dans nos rues ; on se bouscule par milliers et même par centaines de mille ; et alors ? Eh bien, soit, qu'ils manifestent. Et l'on passe à autre chose, sans plus d'intérêt que cela.
Est-ce du mépris ? De l'insolence ? On en doute. Nos petits hommes politiques ne sont pas de cette trempe. Ils font attention aux obstacles, aux chausse-trapes, ils sont attentifs au moindre frémissement de l'opinion. S'ils pensaient que ces manifestations leur font courir un risque politique ou qu'elles ont la moindre importance pour leur gouvernement, ils s'en aviseraient et prendraient les mesures qui importent, ou bien ils les promettraient, dans tous les cas ils feraient des discours qu'ils mettraient dans des paquets-cadeau, etc. Au lieu de quoi ils se précipitent sans souci du sentiment populaire, soutiennent par avance (les Néerlandais, les Italiens, les Espagnols) les projets américains, sans envisager une seconde les effets possibles.
Attention, — nous ne voulons pas juger ici de ce phénomène, d'un point de vue politique, éthique, ou bien même moral, dire si leur comportement est bien ou s'il est mal, etc. Comme Diogène cherchait un homme, je cherche à comprendre ce phénomène : eux, si attentifs à tout frémissement de l'opinion, qu'ils s'en foutent aussi complètement pour cette occasion alors que le frémissement est déjà une vague bien creusée qui pourrait annoncer des tempêtes, — que se passe-t-il ?
Voici une hypothèse.
Mais partons d'un autre versant de la question : comment Schröder, vieux renard de la politique, pirate couturé de cicatrices des campagnes électorales, jamais embarrassé par une conviction ou l'autre, comment s'est-il laissé prendre ? Comment se retrouve-t-il, début août, aux abois, et soudain décidant, pour se sauver, de sauter dans le train de l'opposition à la politique US ? (J'allais dire, audace si imprudente : “le train de l'antiaméricanisme” ; il faut surveiller son langage, par les trains qui courent.) L'hypothèse est qu'il n'était au courant de rien, du point de vue de sa propre position politique et de l'effet sur sa campagne si l'on veut. Cette question de la position vis-à-vis de la politique US, hors des phrases et discours convenues dont tout le monde se fout et qui évidemment signalent un complet alignement sur les Américains, littéralement cette question n'existait pas.
Plus encore, — l'hypothèse est qu'il (Schröder) n'imaginait pas une seconde que la question irakienne, et, par conséquent, la question de la position allemande vis-à-vis de la question irakienne, pût jamais être de sa compétence. Cela revient à constater que nos pays habituels en Europe (j'en excepte l'un ou l'autre et l'on sait bien lesquels) ont abandonné, comme on se dépouille d'une tunique un peu lourde, une prérogative qui va avec l'État, celle de la souveraineté ; qu'ils ont conclu, chemin faisant, qu'il est des domaines qui ne sont plus de leur compétence et qui appartiennent à qui-l'on-sait ; que, dans ces domaines, ils n'ont rien à dire et, d'ailleurs, pas le moindre intérêt qui les pousserait à en dire quelque chose. On comprend que c'est le cas avec nos manifestations et tout le reste, qui, par conséquent, ont l'air de s'adresser exclusivement à l'empire et nullement aux dirigeants des pays où tout cela se passe. Il a fallu l'instinct de survie du politicien aux abois (en baisse dans les sondages) pour que Schröder se dise qu'il y avait là de quoi redresser la barre. Cela fut fait. Ce faisant, il ouvrit la boîte de Pandorre en manifestant, à son tour, qu'il avait son mot à dire.
On peut faire l'hypothèse que jamais nos pays européens (sauf les exceptions) se sont trouvés dans une position où ils ont aussi massivement abandonné leur souveraineté. Objectivement, on jugerait que c'est un point fort de l'empire, de mettre ainsi ses vassaux dans la situation de ne plus songer à envisager qu'ils puissent intervenir dans certains domaines essentiels où ils devraient d'abord intervenir parce qu'il est de leur compétence exclusive. Oui et non.
A trop réduire les vassaux, on les rend sots ; on les rend imprévoyants, sans protection, incapables de se garder des accidents de l'histoire du monde. Le cas de Schröder est lumineux, car voilà un bon garçon, excellent élève, soudain devenu cancre, forcé à prendre une position des plus rudes, obligé de rejoindre le giron des Français, ces opposants professionnels et si sensibles à leur souveraineté, eux, au contraire ; et Schröder, soudain devenu opposant majeur de la politique de l'empire. Demain, une manif ou l'autre, dans une élection électorale ou l'autre, qui est le seul moment tragique d'un politicien aujourd'hui, obligera ce politicien à soudain prendre position pour survivre ; ce qui est soudain est extrême et on le retrouvera, avec Schröder, dans l'opposition exacerbé à la politique de l'empire, lui qui n'imagine rien d'autre que le contraire.