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1003Nous allons nous arrêter à une phrase, — une phrase seulement, et cela est tout un monde. D'ailleurs, il s'agit du journal Le Monde (certes, il était difficile de résister à cela). L'article d'où est extraite la phrase, très courte, qui attire notre attention pour cette semaine, est un éditorial, — l’éditorial du 7 novembre 2002.
« Résolution », lit-on en titre, et aussitôt plongés dans une ambiguïté bienvenue, et appréciant aussitôt les faiblesses de précision auxquelles se laisse aller parfois la superbe langue française, — car, “résolution”, cela signifie quoi ? Le texte qui va être voté à l'ONU ? la description d'une situation où la crise est enfin résolue ? La qualité psychologique du même nom, indiquant volonté, fermeté, alacrité ? Ah, il est bon de jouer sur les mots quand il n'y en a qu'un, derrière lequel on peut s'abriter éventuellement (“Moi ? Je n'ai pas voulu dire cela, vous vous trompez sur la signification du mot ... Mais certes, le mot est dit, ou plutôt écrit, et il se trouve qu'il signifie ce qu’il dit malgré tout ce que vous me soupçonnez d'avoir voulu dire.”)
Derrière le titre-en-un-mot, donc, il y a un texte. C'est lui qui nous occupe. Le texte salue le vote annoncé de la résolution 1441, qui consacre une superbe bataille politico-diplomatique qui a duré pas loin de deux mois, depuis le discours de GW Bush du 12 septembre. Cette bataille a vu le blocage, momentané ou plus sérieux c’est à voir, d'une politique de force américaine dont le but est évidemment de pouvoir lancer une attaque contre l'Irak.
Le Monde s'en félicite. Rien à redire à cela. Sauf que ... il se trouve que le pays qui a organisé cette bataille, contre les États-Unis, c'est la France. Par conséquent, se réjouir de cette issue, n'est-ce pas indûment s'afficher comme un “antiaméricain” ? (Disons AA pour faire court, pour “AntiAméricain”, puisque nous utiliserons beaucoup ce mot.) D'où cette petite phrase, qui termine l'édito, qui vaut son pesant de prescriptions psychanalytiques ...
(...)
GW Bush « a alors trouvé sur son chemin la France pour obtenir le respect de certains principes-clés. Déclarant Bagdad en violation du régime de désarmement imposé à l'Irak, ce dont tout le monde convient, M. Bush voulait que le Conseil de sécurité l'autorisât à user automatiquement de la force. Paris a dit non : pas de recours automatique à la force. La résolution donne à l'Irak ''une dernière occasion'' de se conformer à ses obligations : accepter le retour des inspecteurs du désarmement et leur laisser toute liberté. Deuxième principe : en cas de violation de ces dispositions, le Conseil de sécurité devra se réunir à nouveau et ''examiner la situation'', sous-entendu avant l'usage de la force – la formule laisse place à bien des interprétations.
» L'évolution par rapport à la position initiale des Etats-Unis est importante. Ce n'est pas faire preuve d'antiaméricanisme que de s'en féliciter. »
On le comprend : la petite phrase qui nous intéresse, ce sont les 10 derniers mots de l'édito : « Ce n'est pas faire preuve d'antiaméricanisme que de s'en féliciter. »
D'abord, ne les rassurons pas et confirmons-les dans leur crainte la plus horrible : mais oui, c'est bien cela, « faire preuve d'antiaméricanisme ». Et là est tout le problème.
C’est une étonnante précaution de langage de ce Monde qui porte haut et fort l’esprit d’indépendance qui concerne d’abord la pratique de la critique en toute liberté, comme si l’on avait à justifier la moindre appréciation critique du comportement américain. Elle renvoie à un climat extraordinaire, particulièrement caractéristique de Paris aujourd’hui, — Paris, ses salons, ses rédactions, ses plateaux-TV, ses talk-shows, bref tout ce qui compte en fait d’“intelligence” aujourd’hui.
Aujourd’hui justement, aujourd’hui dans ce cadre où s’agite l’“intelligence”, le diable se nomme : “antiaméricanisme”. La moindre critique (anti-US, of course) fait sortir le diable de sa boîte et vous fait passer aux rayons-X de la vigilance de la tolérance. Il se trouve aussitôt un doigt qui passait par là, sans rien de pressé à faire, qui juge l’occasion excellente, qui se pointe vers vous pour vous désigner à la vindicte de l’“intelligence”, pour vous montrer à la réprobation publique, pour vous dénoncer certes (vieille habitude) et vous faire monter le rouge au front : “antiaméricain”.
La terreur veille, comme une vieille compagne, jamais lasse, toujours au turbin, ressassant ses listes (noires en général), pointant et re-pointant les noms, maniant l’allusion, le sous-entendu, faisant peser son regard éventuellement visqueux, avec le sourcil réprobateur qui se lève, dès qu’on entend un mot de critique s’échapper et vivre de sa propre logique, et s’accorder à une réalité du monde dont nous goûtons la pression cuisante. Personne, absolument personne n’y échappe, puisque Le Monde lui-même en est sa propre victime, — et c’est tout de même un monde de voir celui que certains désignent comme l’inquisiteur-en-chef (Le Monde évidemment, le Centre pour toutes ces vigilances de l’esprit) avoir si peur de lui-même qu’il tente de s’en dédouaner par avance.
Bon, certes, on dramatise, on exagère. Ce n’est qu’une chronique et l’instrument principal de cet écrit est l’humeur. Il y a la caricature, le trait alourdi. Mais on devine ce qu’on veut dire, cet espèce d’“air du temps” dont vous-même, l’antiaméricain ingénu, qui critiquez l’Amérique sans chercher à mal, comme Candide, — dont même vous-même sentirez aussitôt le poids de l’opprobre qui s’y rattache, et vous vous sentirez coupable, et, en un sens, vous le serez déjà. L’opprobre jetée aujourd’hui à l’antiaméricanisme, alors que tout le monde qui fait profession de juger un peu des choses politiques ne peut que l’être peu ou prou ou sembler l’être à un moment ou l’autre, équivaut en substance, en forme d’esprit, en démarche intellectuelle et collectiviste, en conformisme, en précaution mondaine, à l’opprobre jeté à l’anticommunisme hier. Même famille. La reconversion des censeurs a suivi cette voie : de la dénonciation de l’anticommunisme à la dénonciation de l’antiaméricanisme (nous les nommons par ailleurs, les AAC et les AAA, Anti-AntiCommunistes et Anti-AntiAméricains).
On dira : c’est un complot. Mais non. C’est Paris et ses salons, ses rédactions, etc. Il n’y a rien, là-dedans, ni d’idéologique, ni du domaine des idées, ni des démarches horribles de bourreaux ou de traîtres. Les grands drames humains se jouent d’abord, dans leur élaboration, au niveau des sentiments les plus courants.
Le schéma est simple et il gouverne l’“intelligence” parisienne (pas française, n’est-ce pas), depuis qu’elle existe en tant qu’elle mérite des guillemets, c’est-à-dire depuis qu’il y a une opinion publique et des intellectuels pour clamer qu’ils l’influencent (tout en ne lui accordant en général qu’un regard de mépris). Ce petit monde intellectuel parisien est fondé sur la dictature de l’intelligence (passons-nous des guillemets, désormais). Celle-ci, c’est entendu, est une vertu française. Les intellectuels français sont intelligents pour le monde entier.
L’intelligence ne craint rien moins que les choses simples, sans nuances, d’un bloc, etc, qui sont sa propre négation, qui sont sa mise en cause. Elle les écarte avec fracas, les met en accusation et les dénonce. On comprend bien cette démarche et, sur son principe, on ne peut que l’approuver. L’intelligence repousse par conséquent ces sentiments politiques primaires qui dénoncent tout d’un bloc et sans nuances. Ainsi fut-elle, in illo tempore, anti-anticommunisme (AAC) parce que l’anticommunisme était évidemment “primaire” (sans nuances, d’un bloc, etc). Ainsi est-elle AAA aujourd’hui parce qu’elle tend à juger que l’antiaméricanisme est lui-même “primaire” (sans nuances, d’un bloc, etc). Elle n’a pas complètement tort, l’intelligence.
... Mais elle n’a pas complètement raison. Les anticommunistes (“primaires”) ne niaient pas qu’ils l’étaient, “primaires”, bien qu’il y eût des gens fort intelligents parmi eux, simplement parce que l’agression (communiste) était elle-même primaire (l’agression, dans l’urgence de l’acte, détermine la réaction qui doit s’accorder à l’intensité et à la forme de l’agression pour être efficace). Et ils reprochaient aux AAC de l’avoir un peu trop facile. (Les Anti AntiCommunistes pouvait condamner ceux qui condamnaient la chose [le communisme] tout en arguant qu’eux-mêmes n’étaient pas partisans de la chose bien qu’ils le fussent fatalement, c’est-à-dire “objectivement” ; Staline nommait cela « W
Aujourd’hui, on retrouve exactement les mêmes données, les mêmes facteurs, les mêmes réflexes. Remplacez anticommunisme (AC) par antiaméricanisme (AA) et le compte est bon. Et pourtant, c’est dit, — le cas (américain aujourd’hui, comme le communiste hier) n’est pas si compliqué que l’intelligence puisse l’embrouiller avec la vertu de sa seule logique.