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1294Le 11 novembre, les dirigeants d'Hollywood ont rencontré les représentants du gouvernement Bush. Il s'agissait de mettre au point les modalités d'une évolution des studios de tournage américains, pour mieux faire "correspondre" la production aux buts de guerre de l'Amérique. Diverses analyses sont apparues depuis, donnant une bonne appréciation du contenu des discussions. Il y a beaucoup de voeux pieux, d'affirmations générales, et il y a également, et surtout, quelques points très précis qui laissent beaucoup à penser. On en retiendra un ici, parce qu'il va au coeur de ce qui a fait, ces dernières années, une des qualités les plus remarquables, et quasiment sans égale pour le domaine, du cinéma américain, même de productions sortis de Hollywood. Il s'agit de la critique sociale et politique du système, qui va de Pekula à Tim Robins.
Dans le New York Times, Bernard Weinraub note ceci : « Dans les années 1960 et 1970, la ferveur anti-gouvernementale grandit. La présidence Nixon, son effondrement et la fin de la guerre en Indochine rendirent improbable, sinon impensable, de sortir des films qui auraient présenté le gouvernement, — ou l'establishment — d'une façon positive. » C'est ce genre de films que l'administration Bush voudrait voir disparaître. La logique est simple : la guerre est totale, le diable est notre adversaire, « Tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous » ; par conséquent le gouvernement et l'establishment acquièrent toutes les vertus dans cette bataille et, au contraire de ce que fait le cinéma américain depuis le début des années 1960, il devient « improbable, voire impensable » de produire des films qui critiquent l'un et l'autre, c'est-à-dire des films comme on en fait depuis quarante ans, des Hommes du Président à Couleurs primaires. Voilà vers quoi se dirige Hollywood principalement.
Cette évolution ne peut être prise pour une surprise, terrorisme ou pas. La critique cinématographique du système sous tous ses aspects est une des forces principales du monde créatif et artistique américains, et un de ses aspects les plus paradoxalement “dissidents”. Dans ces films de critique sociale et politique, on trouve à la fois les qualités du film d'action américain et les qualités de l'observation radicalement critique du système, héritées de la littérature américaine depuis le début du XXe siècle (Dreiser, Mencken, Sinclair, Mailer, Gore Vidal). L'efficacité du genre est considérable et constitue l'un des très rares domaines en Amérique où l'esprit critique peut s'exercer hors du domaine délimité par le conformisme américain. On comprend que l'administration, représentant l'establishment et le système, profite de l'opportunité que lui donnent les pressions patriotiques qu'il peut exercer sur Hollywood pour établir une auto-censure, et obtenir l'atténuation, voire l'extinction du genre. Cet exemple donne dans tous les cas une bonne idée de l'enjeu dans cette affaire. Ce qui est attaqué, c'est un pan essentiel de la réelle liberté d'esprit existant aux États-Unis.
On a une bonne idée, avec cet exemple concret et fort important, des dimensions que peut prendre l' évolution radicale en cours aux USA depuis le 11 décembre : évolution du tissu juridique, dans les intentions des autorités, dans le cadre intellectuel et dans l'exercice des libertés publiques. Certains craignent désormais ouvertement que cette évolution conduise à un État policier. D'ores et déjà, il apparaît manifeste qu'une situation d'auto-censure extrêmement dommageable va s'installer, notamment à Hollywood, et porter un coup sévère à la création aux États-Unis.
Le Royaume-Uni, qui semblerait imperturbablement maximaliste et sans états d'âme, à l'image de Tony Blair et de ce qui semble être le soutien populaire à sa politique en Afghanistan, est en fait parcouru de très fortes tensions qui rendent sa situation actuelle très originale. Un commentaire du quotidien The Sun, qualifiant de « traîtres » tous ceux qui ne sont pas d'accord avec la politique d'engagement de Tony Blair en Afghanistan, a soulevé de très fortes protestations, ouvrant un débat passionné sur le climat régnant dans la presse et sur les méthodes du gouvernement pour obtenir le soutien à sa politique. Cette grande nervosité accompagne un débat feutré, mais extrêmement vif, sur le bien-fondé de la politique d'alignement maximal du Royaume-Uni sur les États-Unis. Là aussi, les arguments sont forts et l'enjeu considérable.
D'autre part, la manifestation anti-guerre prévue de longue date pour le 18 novembre, et qui semblait devoir être compromise par l'évolution de la situation militaire en Afghanistan (fin de la phase aiguë du conflit), a connu un succès surprenant, qui a montré qu'il existe au Royaume-Uni une mobilisation plus que de circonstance, contre la politique générale occidentale dans le conflit, dans des milieux militants très actifs, exprimant des sensibilités politiques qui sont quasiment étouffées au niveau de la représentation parlementaire et gouvernementale.
Ces différentes affaires sont intéressantes dans la mesure où elles touchent des milieux très différents, des formes de réactions et d'actions très différentes, des logiques et des argumentations également très différentes. Cela permet effectivement d'observer combien il se confirme que la situation au Royaume-Uni est très spécifique et ne semble ressembler à aucune autre en Europe. Ainsi, en Europe justement, le Royaume-Uni se trouve en pointe dans de telles manifestations d'opposition des élites et des milieux militants à la politique suivie par l'Occident, alors que ce rôle était jusqu'alors plutôt dévolu àl'Allemagne et à la France. Mais en Allemagne, les Verts continuent àreculer et à perdre toute leur spécificité, tandis que la France est complètement paralysée par la situation politique bloquée, entre une cohabitation dont les effets de stérilisation de la vie politique sont extraordinairement puissants, la perspective de l'élection présidentielle, et une médiocrité sans égale du personnel politique.
Quatre jours après le triomphe de la chute de Kaboul, ceux qui furent les plus ardents à exalter ces développements avec l'Alliance du Nord se retrouvent dans une position délicate, face à la même Alliance installée à Kaboul. Installés sur l'aéroport de Kaboul, une centaine de soldats britanniques se sont trouvés brutalement dans une situation délicate, au point où le ministre de la défense Geoffrey Hoon a laissé entendre pendant vingt-quatre heures qu'une évacuation était possible. D'une façon générale, toutes les forces alliées (occidentales) dans le pays, ou qui s'en rapprochent pour se déployer dans le cadre de la mission ONU, sont en butte à des difficultés similaires. Après la phase Taliban qui semblait avoir polarisé la situation, d'ailleurs d'une manière qu'on pourrait juger bien contestable de diverses façons, l'Afghanistan retrouve ses habitudes, — ses factions ethniques, ses chefs de guerre, ses intérêts liés au climat de guerre civile endémique et aux diverses activités illégales, et finalement sa méfiance de tout ce qui est étranger. D'une façon qui semble bien difficile à influencer ou àréorienter, le désordre “s'organise” en Afghanistan, en dépit des demandes, objurgations et menaces des principaux pays occidentaux et de ce qu'on nomme la communauté internationale.
Ainsi a-t-on une bonne appréciation, une fois de plus, après l'Irak, la Somalie, le Kosovo, etc, des limites de la politique multinationale militaro-humanitaire. Que peuvent faire désormais les Occidentaux et, au-delà, la communauté internationale, sinon s'adapter au désordre, accepter des conditions souvent dégradantes et en complète opposition avec les principes soutenant ces expéditions, de la part de potentats locaux qui entendent tirer un maximum de profits de l'opération ? Un journaliste faisait le 18 novembre au soir ce commentaire, dont on ignore s'il est même désabusé : « Il est probable que l'aide humanitaire sera acceptée par les chefs de guerre locaux parce qu'il n'y a plus rien à piller dans le pays, et qu'il faut bien ré-alimenter l'Afghanistan à cet égard. »
Quant aux Américains, qui sont à la base de tout cela et seront sans doute fort peu présents dans la phase militaro-humanitaire, c'est-à-dire la phase du désordre complet, ils sont encore en Afghanistan pour Ben Laden mais ils pensent déjà à d'autres horizons. On dit, et cela n'étonnera personne, que le Pentagone pousse pour une attaque massive de l'Irak. La seule chose qui étonne encore après ce conflit en Afghanistan, c'est que la même rhétorique déjà si éprouvée ait encore marché, et qu'elle sera ressortie pour le prochain conflit avec toutes les chances d'encore marcher.