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1125Cela pourrait être un titre de film, ou un titre de best-seller de gare : “la vérité, la puissance et le conformisme ...”. On ajouterait alors un mot de notre cru, qui brouillerait tout, qui fait qu'on abandonnerait tout projet de film et que le best-seller serait un flop : “la vérité, la puissance et le conformisme ...égale le virtualisme”.
Cela se passe à Washington, cette semaine. Où voudrait-on que cela se passe, aujourd'hui, sinon à Washington ? Pour autant, ce n'est pas seulement un phénomène washingtonien (on veut dire : pour ce cas-là, on pourra peut-être, — peut-être, on ne peut rien dire de plus, — échapper à l'accusation terrifiante d'“antiaméricain”. On verra.)
Ce dont on veut parler concerne, notamment, l'échange étonnant qu'il y a eu entre le président, notre ami GW, et la CIA, sur la question de l'opportunité d'attaquer l'Irak. Il est assez manifeste que la CIA est contre, à pas très loin de 100% ; il est bien connu que GW est pour, à 150% et même bien au-delà. Voilà où nous en sommes, et cela est apparu d'une façon bien évidente durant ces quelques jours. Mais le fond de ces échanges, ce n'est pas ce qui nous arrête. (Nous avons tenté de définir cet aspect étrange dans un texte F&C sur un incident plus mineur, mais révélateur, où il apparaît que l'information, ou la “vérité” si l'on veut, est une question d'affirmation, de répétition, une question de puissance de l'information plus qu'une question de véracité de l'information.)
Savoir qui a raison, et pourquoi, et les manigances qui vont avec, là n'est pas le propos ici. Même la question du mensonge de l'un ou de l'autre sur laquelle nous revenons plus loin, écartons cela pour l'instant. Ce qui nous intéresse c'est le ton, c'est l'allure, c'est l'aplomb. C'est la façon dont les “preuves” de ceci et les “preuves” de cela, ici de la culpabilité de Saddam, là de l'imprudence militaire qu'il y aurait à l'attaquer maintenant, — la façon dont tout cela est manié, déplacé, transformé, chambardé. Littéralement, les arguments sont déplacés à la pelle, mesurés au poids, vantés à leur couleur, déformés pour les faire entrer à leur place, charcutés pour qu'ils conviennent à la phrase du moment. A aucun moment, il ne semble y avoir le plus petit intérêt pour ceci : cet argument est-il vrai ? Rencontre-t-il la vérité ?
Non, nous ne sommes pas ici pour réclamer qu'on dise la vérité, ni quoi que ce soit qui se rapproche d'une certitude absolue de ce qu'est la vérité. Le problème a son importance mais ce n'est pas celui qui nous intéresse. Plus simplement, on s'inquiète de constater que “cela” (vérité ou pas, que vaut en réalité cet argument) ne semble plus avoir la moindre importance. On s'interroge : que se passe-t-il ?.
Mensonges ? Mais non, pour qu'il y ait mensonges, il faut qu'il y ait vérité, et, en vérité, il n'y a plus rien qui y ressemble, de quelque côté que l'on se tourne. En d'autre mot, qu'est-ce signifie ce mot, — “mensonge” ? A-t-il encore une signification ?
Il y a deux sortes de mensonge. Écartons la première sorte, le mensonge relatif, celui qu'on fait dans son propre intérêt, pour le bien d'autrui, pour éviter un choc à une personne aimée, pour éviter une réprimande pour soi-même, pour laisser l'émotion s'éteindre et ainsi de suite. Le champ est infini et l'on comprend ce qu'on veut dire : ce mensonge est humain, quotidien, on y cède ou pas, on le juge hautement condamnable ou non, c'est à débattre. Nous restons dans le domaine de l'activité humaine courante.
Il y a l'autre mensonge et c'est de lui dont nous parlons, — disons le mensonge idéologique ou le mensonge pour une cause ou/et un effet qu'on ne distingue pas directement. Encore cela reste-t-il supportable quand cela s'exerce sur des matières théoriques, abstraites. Mais quand, au nom de la doctrine, de l'idéologie, puis au nom du système que celle-ci engendre, il faut émettre des appréciations sur la vie courante qui vont contre la perception immédiate qu'on en a, et les voir confirmées par les autres soumis aux mêmes nécessités, le mensonge devient un acte terriblement excessif, une menace contre l'équilibre de la psychologie.
Ce qui rendait la vie folle en URSS, notamment dans l'URSS stalinienne, c'était l'obligation de mentir au nom de l'idéologie, pour rester dans les normes du système. Chostakovitch, Boukovski quand il avait encore du bon sens, ont dit et écrit des choses magnifiques là-dessus. L'obligation de mensonge imposait à la psychologie une tension absolument épuisante. Il y a quelque chose dans l'équilibre d'un être qui se refuse au mensonge systématique, au mensonge comme système, au mensonge qui réfute froidement la réalité (par exemple, dire qu'il fait beau parce que l'Ingénieur des Âmes Staline l'a décrété, alors qu'il pleut à verse). Ce mensonge-là n'est pas loin de ce que doit être la folie. Certains devenaient fous dans l'URSS, stalinienne et la suite. Boukovski, fourré dans un camp en 1976, écrivit qu'il y connut paradoxalement une plus grande liberté que lorsqu'il était encore “en liberté”, parce que désormais sans l'obligation du mensonge.
Tout cela suppose au moins une chose : tous ces gens-là, pour devenir fous ou presque de la nécessité du mensonge, devaient savoir qu'en étant obligés de dire ceci et cela, ils mentaient. Ce en quoi, de ce point de vue, le système communiste était fort imparfait, une ébauche grossière et mal faite, pleine de voies d'eau, de ficelles crasseuses nouées à la diable, de pièces de métaux rouillés rajoutées. Rien à voir avec ce système que nous nommons virtualisme.
Nous ne devons pas, observant aujourd'hui les scènes du pouvoir le plus puissant du monde, parler de mensonges et raisonner, avec l'arrière-plan moral qu'on devine, selon de tels termes. L'Amérique a tenté de résoudre le problème du pouvoir et celui de l'idéologie de façon différente qu'avec le mensonge. Il devrait nous apparaître comme une évidence, dans ce monde dont la puissance est fonction de la capacité de communication et à partir de lui comme référence, que la voie du pouvoir communiste est une absurdité grossière, jetée dans les poubelles de l'histoire et qui doit y rester, et qu'on n'en parle plus.
Le système washingtonien a mis le pouvoir qui le contrôle et l'oriente à l'abri des risques du mensonge. Il a développé et mis en place un “système total”. Il a créé une réalité virtualiste totale à côté de la “réalité-réelle”, et la première n'est que mépris et sarcasme pour la seconde, avec l'assurance des parvenus et des nouveaux-riches.
Comment fonctionne un “système total” d'une réalité virtualiste totale ? Il suffit de couper les ponts d'avec la réalité, après s'être assuré que la puissance de la communication dont on dispose le permet. Il y a une anecdote significative, que nous publiâmes il y a trois ans dans de defensa-papier. La “source”, comme on dit, était un conseiller politique de la Maison-Blanche (époque clintonienne), chargé des questions électorales d'une zone géographique américaine (inutile d'être plus précis). Un jour de l'automne 1999, il suivit une visite de quelques sénateurs, invités à visiter les locaux du National Security Council (NSC), notamment la situation room qui fait rêver tous les adolescents qui sommeillent en nous.
Les sénateurs s'intéressèrent au fonctionnement de cette machine d'analyse et de commandement qu'est le NSC, au service du président. Ils interrogèrent Sandy Berger, le directeur du NSC d'alors, et ses adjoints, et les analystes présents, à propos de la récente crise du Kosovo. Quelle fut la principale source de renseignement pour l'analyse de la situation à partir de laquelle on prend des décisions ? La CIA, sans doute ? Non, non, pas du tout, leur répondit-on. La principale source, c'était CNN. On s'expliqua : CNN donne l'image de ce que le peuple américain perçoit de la situation. C'est là la “vraie réalité”. C'est à partir de là qu'il faut raisonner pour prendre des décisions et pour agir. On prendra d'autres renseignements pour l'aspect tactique, et d'autres sources certes (la CIA et le reste). Mais l'image de la “réalité”, c'est CNN qui la donne.
Il ne faut pas s'exclamer. Il y a de la logique dans cette idée et dans cette sorte d'organisation de la perception. A partir du moment où l'on a accepté l'installation d'une nouvelle “réalité”, d'une “virtualité totale” pour décrire la situation du monde, et, plus précisément, la situation sur laquelle on s'appuiera pour prendre des décisions, tout le reste va de soi. On comprend qu'il n'est plus question de mensonge.