Semaine du 9 au 15 septembre 2002

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Semaine du 9 au 15 septembre 2002

Aujourd'hui, c'est-à-dire un an après, un commentateur nous confie qu'il songe à l'effondrement des Twin Towers comme à un cataclysme naturel. Quel cataclysme, dans ce cas ! Le plus terrible qu'on puisse imaginer, comme un châtiment de Dieu. Il est inévitable de penser qu'il y a un sentiment mystique dans l'impression donnée, imposée même par ce terrible choc ; et impression qui semble avoir été causée par un phénomène moins subi par les Américains qu'imaginé par eux. L'effondrement des Twin Towers est ressenti comme quelque chose de surnaturel. Si c'est le cas, comment ne pas comprendre la dépression d'un peuple qui se voit soudain contraint d'essuyer un tel châtiment de son Créateur, dont il jure être à la fois l'Élu et le Messager sur Terre, — car c'est bien cela que pensent, au fond d'eux-mêmes, tant d'Américains à l'esprit simple et à l'âme ardente.

Des psychologues en Belgique, interviewés sur la radio nationale le 11 septembre 2002, expliquent qu'ils ont eu à traiter de Belges qui se trouvaient à New York le jour de l'attaque. L'un d'eux expliquent qu'il a eu à traiter des gens qui avaient subi « un traumatisme plus grave que le simple drame de ces deux immeubles qui s'effondrèrent, parce qu'ils le vivent également comme une attaque contre eux-mêmes, contre leur conception de la vie et du monde ». On prendra cette complexité fortement symbolique du psychologue pour ce qu'elle est en vérité : un constat, non d'une réalité (l'événement qui a provoqué la maladie de la psychologie) mais d'une perception symbolique de la réalité (c'est cette perception symbolique qui est la cause de la maladie de la psychologie). Lorsqu'il s'agit d'être malades, effectivement, « Nous sommes tous Américains » (façon comme une autre d'être pro-américain).

Parlons plus crûment, par une question qui porte l'attention ailleurs : Où en seraient les psychologies désolantes de ces gens, et des Américains eux-mêmes, si la télévision n'avait pas existé, pour retranscrire l'événement comme elle le fit, le nombre de fois qu'elle le fit, avec les images et les exclamations dont elle usa, la pompe catastrophique dont elle entoura l'événement et ainsi de suite ? En d'autres mots encore : quels auraient été les effets de 9/11 si la technologie de la communication n'avait pas existé et si l'Amérique n'avait pas été ce que nous nommons l'“empire de l'information”, fonctionnant sur la seule communication des informations ?

[Question d'un autre domaine mais d'une intention proche : que serait 9/11 si les architectes new-yorkais n'avaient fabriqué les tours comme ils le firent, pressés par la spéculation et les délais imposés, pressés aussi de réaliser quelque chose de neuf et qui serait à la gloire du “génie” américain ? S'ils avaient construit les deux tours avec du béton, comme les gratte-ciels classiques, l'Empire State Building par exemple ? Les bâtiments auraient tenus, 10, 15 étages auraient été détruits, les pertes humaines auraient été réduites cinq fois ou dix fois. Dans ce cas, l'attaque 9/11 aurait-elle été la tragédie qu'elle fut, ou, plutôt, qu'elle sembla être ? Nous en sommes réduits à des questions sans réponse mais nous sentons bien qu'il y a là une part de vérité, et nous sommes conduits à penser que l'émotion incroyable soulevée par l'attaque est dans une partie non négligeable l'effet des arrangements virtualistes et symboliques de notre époque, dans notre univers médiatique comme dans notre univers économique.]

Le Great Crash contre « the day of infamy », 1929 ou 1941 ?

Considérant 9/11 un an plus tard, il nous vient à l'esprit combien l'image qui fut employée alors était fausse, — l'image de l'attaque de Pearl Harbor de 1941, dont l'attaque 9/11 aurait été une resucée. Il y a là un jeu d'images mensongères, d'impressions trompeuses qu'il faut tenter de remettre dans une juste perspective. Après 9/11, il y a eu, au nom de l'“esprit de Pearl Harbor” si l'on veut, mais interprétée selon les conceptions du système, c'est-à-dire avec un accent formidable mis sur la publicité universelle et conformiste du patriotisme américain, une tentative de rejouer ce drame que fut Pearl Harbor pour l'Amérique. Il manquait une dimension importante, rien de moins que la dimension de la réalité.

L'Amérique après Pearl Harbor fut loin, bien loin de montrer cette mobilisation patriotique que nous décrivent les historiens officiels. Le livre New Dealer's War de Thomas Fleming nous a bien montré la réalité cachée de l'Amérique d'après-Pearl Harbor, ses tensions, ses incertitudes, ses conflits sociaux, ses tensions raciales, ses impitoyables batailles politiques. A côté de cela, la guerre était présente partout dans le pays. Il y avait du rationnement, on vendait des bons pour la défense nationale, il y avait partout des mobilisés, les usines se reconvertissaient. Il s'agissait d'une situation bien réelle, visible chaque jour, une réalité ardue, incertaine, palpable dans la vie quotidienne. Bref, c'est la guerre.

Après 9/11, rien de cela. D'abord, il y a cette mobilisation patriotique jusqu'à la nausée, et l'obsession du drapeau comme si la production de guerre c'était plutôt la production en grande série des drapeaux de toutes dimensions. L'unanimité du monde politique semble si complètement liée aux sondages, à la perception de la situation électorale, au rapport des forces à Washington ; la mobilisation semble parfois être celle des consommateurs quand, à l'occasion d'un mauvais résultat économique, le mot d'ordre semble être : consommez, consommez, bien plus que : produisez pour la guerre. A côté de cela, des rodomontades, des menaces permanentes, des opérations annoncées dans tous les azimuts, jusqu'à cette fixation sur l'Irak dans un débat belliciste, et dans tous ces cas le verbe qui semble tenir lieu d'action. Et puis, par-dessus tout cela, l'obsession de 9/11.

L'Amérique d'après-9/11 a semblé s'abîmer dans un cauchemar et toutes les mobilisations patriotiques n'y ont rien pu faire, et peut-être ont-elles même aggravé le problème. L'Amérique est habitée d'une langueur que dissimulent mal l'agitation hystérique de ses dirigeants et l'hubris de ses analystes proclamant pour la nième fois l'avènement de l'“empire” américain. Cette maladie est celle de la confiance minée, affreusement réduite par le choc de 9/11. En 1945, le critique littéraire et professeur de littérature Albert Guérard notait à propos de la Grande Dépression : « C'est peut-être le seul accident de notre histoire qui ait apporté un changement notable dans le caractère national. » On dirait que ce jugement est fait pour l'Amérique post-9/11, qui serait alors le second « accident de notre histoire qui ait apporté un changement notable... » ; et alors, l'analogie avec la Grande Dépression pour ce qui est de l'effet psychologique a toute sa justification, et tout cela remise l'image de Pearl Harbor au rayon des accessoires hollywoodiens.


Le symbole de la modernité abattue ? C'est un peu trop d'honneur...

Les Twin Towers furent érigées à la fin des années 1960, au début des années 1970. C'était une étrange époque. L'Amérique était violemment contestée par elle-même et, en même temps, elle se posait comme l'inspiratrice autant que le moteur de la civilisation occidentale. Les Américains marchaient sur la Lune, leurs universités grondaient de révoltes incomprises et incompréhensibles ; les Américains découvraient les rudiments de ce qui allait devenir la révolution de l'information (Internet et le reste), en même temps la science permettait aux Américains de passer le Viet-nâm à la moulinette, et pour perdre au bout du compte.

Les Twin Towers apparurent comme le symbole de la force de l'Amérique, comme la mesure du triomphe de l'Amérique, de sa puissance, de son business, de sa richesse, de son orgueil, de son immense satisfaction d'elle-même, dans une période d'une immense détresse morale qui allait conduire jusqu'à l'infamie du Wartergate. Ceux qui construisirent les tours, ils sont encore venu le dire dans tel ou tel documentaire, les concevaient comme la réponse de la vraie Amérique, de l'Amérique pleine d'allant, créatrice, de sa réponse à la dépression affreuse qui avait parcouru une partie du pays. Alors, ce serait “cela” qu'ils ont abattu ? D'autres, surtout parmi les intellectuels européens, si heureux d'apporter une pierre à l'édifice (façon de parler, hein), sautèrent dans le train en marche et dirent que les tours étaient le symbole de la modernité. Quel bavardage, un an après.

C'est-à-dire qu'il ne reste, un an après, que ce documentaire épatant sur le travail des pompiers de New York, vécu de l'intérieur par deux jeunes frères français qui se trouvaient par hasard en reportage et vivaient pendant quelques jours au coeur d'une brigade anti-feu de New York. Décor inoubliable de l'enfer, certains parlent de « quelque chose qui ressemble à l'hiver nucléaire », d'autres à ce que pourrait être l'Enfer de Dante. 9/11 ne peut justifier la dimension surréaliste que notre époque virtualiste lui a donnée que si l'interprétation sort des bornes de nos conflits terrestres, de notre bavardage pompeux, de notre temps historique étriqué. Il nous revient alors cette idée lancinante, qui a déjà servi d'ouverture à cette rubrique et qui ne nous quitte plus, d'un cataclysme naturel et de la main de Dieu, d'un cataclysme ordonné par la nature qui répond à la Main de Dieu. C'est cela qui s'est fiché dans l'âme des Américains, cette idée qui les rend soudain d'une infinie vulnérabilité. Tous les Rumsfeld du monde n'y peuvent rien.