Seul(s) dans le noir

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Seul(s) dans le noir


8 février 2003 — Nouvel épisode accompli à l’ONU (Powell le 5), personne parmi les hésitants et les critiques de vraiment convaincu. L’argument US, étant toujours partiel (à l’image de la “preuve”), il conduit inéluctablement à son contraire. C’est une curieuse attitude psychologique de la part des Américains. Prenons l’analogie policière d’une enquête criminelle ; on sait bien que toute enquête est faite pour boucler un dossier, qu’un dossier ne se boucle qu’avec des pièces en bonne et due forme, que si vous venez avec une pièce très partielle en disait votre conviction qu’elle peut être complétée, vous allez inéluctablement provoquer un supplément d’enquête. Ainsi des Américains : ils veulent à tout prix qu’on arrête les inspections (l’enquête) ; alors, ils viennent avec des “preuves” qui n’en sont pas vraiment (des “pièces très partielles”), par conséquent ils suscitent des exclamations pour demander encore plus d’inspections, pour aller justement vérifier si ces “pièces très partielles” ne peuvent être renforcées, complétées, confirmées, et versées au dossier, — pour qu’on le boucle, enfin. Ainsi l’intervention de Powell, applaudie unanimement et conformément, apportant des indications, des soupçons, etc, et pas de preuves réelles, a aussitôt provoqué comme réactions (les Français, les Chinois, les Belges, bien d’autres) : un supplément d’inspections est vital, nécessaire, urgent, etc.

Voilà donc une phase de plus de l’imbroglio onusien où se trouvent les US. Ils avaient juré qu’ils méprisaient cela, qu’ils passeraient outre. Pourtant, ils s’acharnent à y revenir, clamant chaque fois qu’on ne les reprendra plus, chargés pourtant d’éléments avec lesquels ils se battent comme de beaux diables pour convaincre les autres. Aujourd’hui, on attend les prochaines “étapes cruciales”, le 15 février (un rapport de Blix), peut-être un deuxième rapports le 1er mars si celui du 15 février passe la rampe. Blair a juré qu’il obtiendrait une deuxième résolution pro-guerre, on laisse faire Blair.

Après le discours de Powell, les USA se sont lancés dans une formidable campagne de constitution d’une soi-disant “coalition”, — et c’est un cas qui, dans cette occurrence, fait peut-être plus de mal que de bien. Par exemple, rassembler en plus des 8 signataires de la lettre des Européens pro-US, une petite dizaine d’anciens pays de l’Est, dont la réputation de corruption intellectuelle, de suivisme à la fois sophistiqué et selon la tradition du Pacte de Varsovie, commence à faire des ravages, — ce n’est pas la manoeuvre la plus habile et la plus convaincante. Mais qu’importe : Washington est lancé dans une entreprise forcenée de constitution d’une coalition en même temps qu’une entreprise de justification de sa guerre. Tiens, pourquoi  ?

Nous pouvons lire par ailleurs un article complet de Brendon O’Neill, du 28 janvier 2003, sur la crise Europe-USA, et nous lui empruntons ici la partie qui concerne les USA.


« For America's part, its clashes with Europe over Iraq reflect its increasing discomfort with holding world power. For all the American hawks' claims about 'determined America' having to contend with cowardly Europe, in fact America's constant to-ing and fro-ing with Europe and the UN, and its increasingly desperate attempts to build a 'coalition of the willing', suggest an aversion to going it alone on the international stage.

» Behind the Bushies' bellicose rhetoric about the threat of Saddam, American leaders are cautious about taking firm unilateral action in international affairs. Instead of telling the UN — or France and Germany — to get stuffed, Bush officials have gone back to Europe again and again, in an attempt to shore up multilateral support for war with Iraq. Which begs the question — if France, Germany and the rest really are cheese-eating, cowardly surrender monkeys, why is the USA so desperate for their backing?

» The Bush administration's response to France and Germany's dithering was not to write them off entirely, but almost to come down to their level. After weeks of European leaders expressing their concern about war, Bush officials, in the words of the New York Times, threatened to 'confront France, Germany and other sceptics of military action against Iraq by demanding that they agree publicly that Iraq has defied the UN Security Council' (11). Instead of publicly hammering the French and Germans, the US seems to be searching for something, anything, they can all agree on.

» In the absence of French and German support, the USA has sought a coalition elsewhere. According to The Times (London): 'Despite the continued criticism against the use of force, senior figures in the Bush administration insist that a broad alliance is taking shape behind the scenes.' (12) US secretary of state Colin Powell boasts that 'at least a dozen' countries are on board (13). Who are the dodgy dozen?

» So far, the Bush administration has got troop commitments from Britain, Australia and the Czech Republic - though British troops seem less than keen, with a BBC report claiming that they are 'struggling to find the fighting spirit'; Australian troops have said they will 'offer support' to US forces, but are not particularly interested in launching attacks; and when the 250 Czech soldiers in Kuwait were offered the chance to go home if 'they did not feel ready for war' (an attempt by the Czech defence minister to demonstrate his nation's commitment to sorting out Saddam), 27 said yes, causing a 'severe dent' in the Czech Republic's national pride (14).

» Other nations have offered only tentative support to America. According to one report: 'Italy was praised by the Americans for its support, although prime minister Silvio Berlusconi has denied that the Italians will be ready to commit troops.' (15) This is less a coalition of the willing than a coalition of the not-so-willing, from states that are in no position to say no to America. America's desperate search for willing supporters, anywhere it can find them, reveals much about its uncertain approach to the Iraqi issue, its sense of isolation on the world stage.

» For all the stated differences between the American and European camps, there is one thing they have in common — a tendency to internationalise their internal problems and crises. Whether it's the Bush administration asserting authority over Iraq in an attempt to boost its domestic and international standing, or the Schroeder government trying to offset its declining support at home by putting a rein on risky international shifts — both sides seem to be driven to the international arena to resolve homegrown problems. And this looks like the most cowardly act of all — projecting problems on to the Gulf, rather than facing up to them in the real world.

» The end result is that four of the greatest powers on Earth - America, Britain, France and Germany - have become bogged down in clashes over what should be done about a weak and failing state in the Middle East. Europe v America? A plague on both their houses. »


O’Neill note justement cette étrange attitude des USA qui semblent n’avoir jamais été aussi acharnés à réunir une coalition, fût-elle ad hoc ou pas, et une coalition qui est évidemment de pure forme. La même attitude est notable pour les “preuves”, le débat sur la culpabilité de Saddam. Les USA ne cessent de clamer leur volonté d’agir seuls et sans entrave, pourtant ils ne cessent de rechercher des soutiens de toutes sortes, des justifications sans fin. Beaucoup de fonctionnaires et d’experts américains tiennent la France pour une sorte de « pathetic third rate country » (jugement du colonel Oliver North). Pourtant, les uns et les autres n’ont de cesse 1) de convaincre la France du bien-fondé de la politique américaine et 2) de faire participer ce pays à la guerre.

Certes, cela n’empêchera certainement pas la guerre, qui piaffe d’impatience, — mais plutôt parce que les troupes sont là et qu’on ne peut les faire attendre, parce que les élections approchent et que GW ne peut être réélu sans avoir eu la peau de Saddam (c’est ce que disent ses services de communication), parce que les hyper-faucons sont là en train de jacasser et qu’on ne peut faire moins faucon qu’eux, parce qu’il faut faire quelque chose dans la soi-disant “guerre contre le terrorisme” et que Saddam fait l’affaire.

(Bien sûr, à côté il y a les explications rationnelles, géopolitiques et compagnie, comme le pétrole et compagnie. Nous les tenons pour une tentative de rationalisation d’une situation irrationnelle. Si le pétrole irakien est le grand but des Américains, pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi Bush père n’a-t-il continué jusqu’à Bagdad, saisir ces mêmes pétroles ? Pourquoi l’Amérique n’a-t-elle rien fait de sérieux pour éliminer Saddam pendant 10 ans ? Et ainsi de suite. L’explication du pétrole est, comme l’explication de la nécessaire démocratisation de la région, une explication donnée après coup. Certes, la question du pétrole existe comme un des buts de guerre, comme de nombreuses autres choses [démocratisation, protection d’Israël, expérimentation et ventes d’armes, etc.] mais ce n’est pas la cause fondamentale.)

On peut être sûr qu’une fois la guerre déclenchée, les USA continueront à proclamer qu’ils représentent tout le monde, que tout le monde est avec eux et ainsi de suite. Ils continueront leur campagne sans fin qui est à la fois de repousser et de vilipender les autres, et de se justifier auprès des autres en tentant de les rassembler.

Bien sûr, cela n’a rien à voir avec le multilatéralisme. Les USA sont toujours farouchement unilatéralistes, ils l’ont d’ailleurs toujours été, — c’est génétique si l’on veut, ou géopolitiquement et psychologiquement génétique. A côté de cela, ils ont absolument besoin du soutien et de l’approbation de tous. Ils ne cessent de dénoncer et d’insulter l’ONU, à côté de cela ils font tout pour se rallier l’ONU et se prêtent aux mécanismes de l’ONU, bon gré mal gré et avec des mines de fier-à-bras ou de vierge effarouchée. Notre avis est que même avec la guerre et après la guerre, ils se tourneront vers l’ONU d’une façon ou d’une autre (comme ils l’ont fait au Kosovo, en Afghanistan). Quant aux prévisions selon lesquelles une action hors-ONU des Américains marginaliserait l’ONU, le comportement maintenant et plus tard des Américains suffira à le démentir.

O’Neill constate l’attitude US, et notamment leur étrange « aversion to going it alone on the international stage ». Il s’interroge. Ses réponses sont assez vagues, sinon le constat que « America's desperate search for willing supporters, anywhere it can find them, reveals much about its uncertain approach to the Iraqi issue, its sense of isolation on the world stage ». C’est la cause de cette quête désespérée qui est importante.

Notre conviction retrouve l’analyse générale que nous développons, pour proposer une explication,. La crise actuelle est beaucoup plus celle de la direction américaine que celle du Moyen-Orient ou celle du terrorisme. Cette crise de la direction américaine est un fait désormais historique, remontant à la Grande Dépression, fondée sur la perception de la fragilité des structures des USA, donc de la fragilité de l’autorité de cette direction sur la population. La crise est tenue à distance par les mobilisations regroupées sur un Ennemi, et l’on en a eu divers exemples depuis les années 1930. Parallèlement à cette évolution en état de constante tension, l’usure du pouvoir et de la puissance précipite la décadence, abaisse la conscience du service du bien commun (l’establishment), en même temps que la réprésentation virtualiste brouille la perception des réalités. C’est sur ce terreau fécond qu’a eu lieu l’attaque du 11 septembre 2001. Elle a provoqué des réactions exacerbées, dans les deux extrêmes, — l’extrême de l’affirmation de la puissance (hubris), l’extrême de la panique devant une destruction possible. Il n’est rien moins que normal ( !) que le comportement extérieur de la direction américain soit si contradictoire. On comprend bien que le vrai problème de la crise irakienne n’est pas la guerre, la victoire, l’après-guerre, etc, mais l’effet de ces événements sur la direction américaine, les actes de cette direction, ses décisions, etc.

Sur un plan plus pratique et immédiat, on doit observer que le résultat de cette attitude belliciste à la fois radicalement unilatéraliste et radicalement rassembleuse est de susciter des occasions, — et les instances de l’ONU en est une, très efficace — où les autres peuvent débattre, confronter leurs doutes, leurs critiques, leurs indécisions (à l’encontre des USA, bien sûr). Les USA suscitent le contraire de ce qu’on dit être leur tactique immémoriale, — c’est à voir — qui est de diviser pour régner ; au contraire, ils rassemblent pour contester. Peu importent les votes, peu importe même la guerre, qui n’est plus maintenant qu’une « question de jours », selon Powell : en 6 mois, depuis septembre 2002, ils ont créé ce phénomène de donner un corps, une substance intellectuelle, une logique et un processus à l’opposition mondiale. Avant septembre 2002, le débat sur l’Irak n’était l’affaire que de l’Amérique ; depuis, il est l’affaire du Rest Of the World. Les commentaires habiles ont beau se féliciter d’avoir suscité une opposition à l’axe franco-allemand en Europe, ils ne comprennent pas, à cause d’une vue incroyablement courte, qu’avant septembre 2002, (1) il n’y avait pas d’axe anti-allemand soi-disant anti-guerre, et (2) il n’y avait pas d’opposition européenne pro-US parce qu’il était évident qu’on ne pouvait que laisser faire, approuver tacitement, donc que l’Europe serait tacitement pro-US.

(En novembre 2001, lorsque l’Irak était déjà en tête de liste pour attaque d’ores et déjà imminente, une source officielle française de très haut niveau, en contact constant avec Washington, nous disait : « Nous ne pourrons rien faire. La machine est lancée. Cela va aller vite, maintenant. L’attaque aura lieu à la fin de l’hiver [2001-2002] et nous ne pourrons que laisser faire, et il nous sera même très difficile de ne pas approuver formellement, voire de participer. » C’était alors ce que Washington affirmait et faisait croire, parce que, évidemment, Washington y croyait. Depuis, 15 mois se sont écoulés. Certes, la France pourrait participer à la guerre, aujourd’hui, mais nul n’ignore plus, après ce qui s’est passé depuis septembre à l’ONU, que ce serait tactique et rien d’autre.)