Si le ridicule ne tue plus il peut encore rendre ridicule, et cela peut être mortel…

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Si le ridicule ne tue plus il peut encore rendre ridicule, et cela peut être mortel…


6 septembre 2006 — In illo tempore, cela serait passé inaperçu mais dans nos temps postmodernes c’est une question d’Etat. L’aventure de Tony Blair comme Premier ministre sortant est devenue une “saga”. Désormais, l’affaire est entrée dans les eaux de la confusion complète caractérisée par un ridicule tonitruant. La révélation par le Daily Mirror d’un mémo interne de l’équipe de communication du 10 Downing Street sur “comment terminer en beauté une carrière historique de premier ministre” représente une grandiose mise à jour du monde politique occidental.

Le mémo est surnommé le “Blair’s farewell tour”. En gros, le mémo s’appuie sur l’idée que Blair devra finalement partir. Cela n’est pas dit explicitement mais on comprend que l’auteur a admis que TB n’est pas immortel, donc qu’effectivement il devra un jour quitter son poste de PM ; autrement dit : puisque TB doit finalement partir, comment faire en sorte qu’il s’en aille triomphalement, dans la gloire médiatique et populaire, pour qu’il reste dans l’Histoire comme un Très Grand Premier Ministre, peut-être Le Plus Grand de Tous les Premiers Ministres ? (Ce document mérite de rester comme le “mémo-TGPM/LPGTPM”)…

Le mémo présente un programme de talk-shows, émissions de variétés, poignées de mains avec une star ou l’autre, écoles visitées et mains passées dans une tête blonde et une tête noire (multiculturalisme oblige), articles préparés à la gloire du blairisme, de façon que Tony Blair s’en aille alors que les foules “en redemanderaient”, le même TB refusant finalement le dernier bis (« Mr Blair needs to go “with the crowds wanting more. He should be the star who won’t even play that last encore.”»)

Voici comment le Times, oscillant entre la jubilation (voir le PM travailliste enfoncé dans cette bouffonnerie) et la gêne (après tout, il s’agit du PM de Sa Très Gracieuse Majesté), présente la chose dans ses éditions d’hier :

«A farewell tour with appearances on Blue Peter, Songs of Praise and Chris Evans's radio show are part of secret Downing Street plans to let Tony Blair step down in a blaze of glory, it was claimed today. Mr Blair’s supposed exit strategy from No 10 has been spelled out in what purports to be a secret memo written by some of his closest advisers, leaked to a newspaper.

» The memo describes how Mr Blair should leave office in a whirlwind of television and radio appearances, city visits and photo opportunities outside hospitals and schools to remind the public of his legacy, according to the Daily Mirror. The five-page memo says Mr Blair needs to go “with the crowds wanting more”.

» Called Reconnecting with the public ¬ a new relationship with the media, the memo was supposedly written earlier this year by party guru Philip Gould and others including Mr Blair’s director of communications David Hill, the newspaper says.

(…)

The memo « seeks to groom the Prime Minister as a future elder statesman, saying: “As TB enters his final phase he needs to be focusing way beyond the finishing line, not looking at it. He needs to go with the crowds wanting more. He should be the star who won’t even play that last encore. In moving towards the end he must focus on the future.”

» It refers to the last month of his premiership, saying: “Needs a daily grid, planned to the last detail. As much as possible a farewell tour, looking to the future, making sure the party is in the right place and the public remember him as he should be.”

» Under a section labelled ''threats and opportunities'', it refers to the possible angry reaction of Gordon Brown, Mr Blair's most likely successor. It says: “There are specific issues which can provide opportunities and threats. They are: GB’s reaction ... the more successful we are the more it will agitate and possibly destabilise him, we need to consider how to deal.”

» The memo acknowledges that the thorny issue of Iraq continues to cast a long shadow over Mr Blair’s record in office. It says: “We need to incorporate this into our media plan. It’s the elephant in the room, let’s face up to it. Most importantly, are we up for it? Is TB up for it?”

» Summing up Mr Blair’s legacy, it says: “His genuine legacy is not the delivery, important though that is, but the dominance of new Labour ideas... the triumph of Blairism.”

» It is said in the memo that Mr Blair will appear on Blue Peter and, according to the Mirror, negotiations are believed to under way for him to go on Songs Of Praise. The memo also says invitations are being sought to appear on Chris Evans’ BBC Radio 2 slot plus six other popular programmes.

» Other suggestions include spending a day then an overnight stay in half a dozen cities across the country; visiting the 20 most striking buildings opened or redeveloped since 1997; increasing the number of high-profile tours of schools and hospitals; and avoiding discussing Mr Blair’s job offers.

» It suggests that Mr Blair travel to Wales and Scotland to argue devolution is a success ahead of next spring’s elections, gives set-piece interviews once a month to foreign newspapers to boost his international standing and proposes “careful” handling how he also quits as MP for Sedgefield in County Durham.

Philip Webster, commentateur politique du Times, essaie de prendre la chose bravement, c’est-à-dire comme si l’on pouvait l’apprécier avec raison et avec mesure, comme s’il s’agissait d’une péripétie folle de plus d’une période folle dans un establishment politique britannique qui en a vu d’autres, qui reste solide et fondamentalement vertueux. Sa critique est mesurée, — mais tout de même, parfois il explose avec discrétion… «  The leaked memo appears to be genuine, and I think if it wasn't it would have been exposed as a spoof by now, as the news has been running since early this morning — although details like appearances on Songs of Praise do appear almost ridiculous.

» The idea that Tony Blair could suddenly do all of these things — well, politics isn't like that. Clearly there are people in Downing Street who are hoping against hope that somehow they can recreate the glory days one more time for Blair before he takes his leave.

» They want to give him a day when the sun is shining, the sky is blue, and everyone in the country has forgotten the Iraq war ¬— a phantasmagorical window where it can be like it was in 1997, when things could only get better, so that Blair can leave people wanting more. »

Tout de même (suite), certaines remarques trahissent un désarroi extrême : une phrase, un mot, une exclamation. Par exemple, dans l’éditorial du Guardian, de ce matin. Ce court extrait arrangé , sorti de l’édito du journal, suffit :

« Tony Blair urgently needs to reassure both the Labour party and the country that he is not living in a fantasy world. […] …it is breathtaking that anyone around him could seriously have envisaged him bidding farewell in this way. It is hard to know whether to laugh or cry. »

Lance Price, qui est l’ancien directeur de la communication du parti travailliste et largement revenu de cette activité avec son livre The Spin Doctor's Diary, a le mot de la fin temporaire lorsqu’il s’emploie, avec la seule ironie possible (celle de la dérision), à plaindre le pauvre garçon, ou la pauvre jeune fille, qui fut commis à la rédaction de ce mémo dans l’équipe de Downing Street. (Dans le Guardian, encore) :

« The triumph of Blairism, the farewell tour, the dominance of New Labour ideas. Pity the poor memo-writer, whoever he or she may be. It must have sounded so good at the time. But such is the way with memos, especially in politics. They can all too easily slip into describing an ideal world. Blue skies at a time when every day brings stormier weather can leave a person sounding woefully out of touch with reality. »

On résiste à ses mensonges, mais à son ridicule ?

La presse britannique, réputée sérieuse et “authoritative”, qui donne des leçons au reste du monde (y compris, discrètement, aux “cousins” US), qui montre la voie de la réforme, qui “dit” la morale réaliste en politique et ainsi de suite, cette presse-là est aujourd’hui gênée aux entournures. Elle a, avec Tony Blair, un cas où, désormais, le ridicule le dispute au dérisoire et à la futilité la plus complète dans l’ordre de la vanité pour prétendre s’ériger en affaire d’Etat ; en même temps le cas Blair interfère dans les affaires d’Etat jusqu’à réduire celui-ci (l’Etat) à l’enjeu d’une si piètre vanité. L’affaire d’Etat réduite aux acquêts de notre époque : le ridicule et le dérisoire. Excellent résumé de la politique de notre époque.

(Avant de poursuivre, cette restriction qui doit nuancer tout notre propos dans le sens évident de la mesure humaine. Tony Blair ne peut être réduit à cette vanité. Il montra, in illo tempore malheureusement, qu’il pouvait être un très bon Premier ministre. Mais il succomba au vertige extrême de son temps et ne fut jamais ce qu’il aurait pu être : un “grand Premier ministre” [i.e., un homme d’Etat]. Depuis le 11 septembre, sa psychologie est aveuglée, c’est-à-dire irrémédiablement corrompue, et l’homme est tombé dans l’ivresse. L’ivresse se nourrissant de la vanité, ce qui était un défaut supportable est devenu une tare insupportable. Depuis, l’homme s’est trouvé de plus en plus réduit à sa vanité. Avec ce “mémo-TGPM/LTGPM”, TB n’est plus que vanité. C’est une autre façon de faire un “excellent résumé politique de notre époque”.)

Cette aventure croquignolette doit être appréciée sur le fond des réalités, — à savoir que la gloire du TGPM en question s’appuie notamment sur l’aventure irakienne, où l’on brise, où l’on brûle, où l’on tue et où l’on souffre chaque jour. Cela, aussi, donne la mesure du ridicule, du dérisoire, et du pathétique de cet ensemble de choses : le ridicule n’est jamais si loin qu’on croit de la tragédie, il a un goût amer.

Il ne faut pas trop s’attarder au seul aspect britannique. (Bien que le mémo soit un épisode de plus dans l’incroyable “saga”, — une de plus — du départ sans cesse remis de Tony Blair et de la fureur sans cesse contenue de Gordon Brown, sorte de Poulidor écossais attendant le départ volontaire et glorieux de son Anquetil-Blair ; jusqu’au point où Gordon Brown n’est plus le seul, désormais, à se proclamer héritier-successeur de TB. On se bouscule au portillon. Bref, le désordre tout court pourrait succéder au “désordre à-la-Tony-Blair”.)

En l’occurrence, TB est un symptôme puisqu’il est, par ailleurs, dans l’esprit de tant de commentateurs éclairés, un exemple et une référence internationale. L’aventure du mémo, avec cette invention d’une réalité virtualiste incroyable d’impudence, cette organisation hollywoodienne et totalement ridicule de la sortie triomphale du Premier ministre le plus impopulaire de l’histoire du Royaume-Uni, s’arrachant dans un élan sublime d’héroïsme aux “foules qui en redemandent”, tout cela n’est qu’une illustration soulignée par le trait diablement forcé de la crise majeure de ces temps incertains. N’oubliez jamais que Tony Blair, quoi qu’on dise à son propos demain (lorsqu’il aura quitté Downing Street) n’est ni un accident ni une exception, mais qu’il est au contraire un modèle. (Vous savez qu’en France, on se pâme devant cette seule idée que Ségolène a eu l’idée formidable de découvrir le “blairisme” pour réformer la France. “It is hard to know whether to laugh or cry.”)

Le refus de la réalité du monde est la principale caractéristique, aujourd’hui, des élites du monde. Cette corruption psychologique (la psychologie corrompue jusqu’à la pathologie) est évidemment sans commune mesure avec la corruption dont nous parlons habituellement (la vénale), pour ranimer nos discours vertueux. C’est comme comparer un cancer (la corruption psychologique) à un rhume carabiné (la corruption vénale). Nous sommes dans des ordres différents.

L’aventure blairiste sur sa fin montre à quel degré ce travers peut enfoncer les hommes politiques. La leçon à retenir est qu’il s’agit, là également, pour le champ d’application, d’un symptôme un peu plus spectaculaire, nullement un accident ou une exception. Le reste est à l’avenant, aussi bien les fins de carrière que les décisions stratégiques. Croire, comme l’ont fait de concert le Pentagone et l’état-major israélien, qu’en cassant des quartiers civils des villes libanaises sous les bombes de Tsahal, on ferait sortir de leurs caves des survivants demandant la tête du Hezbollah qui se bat contre Tsahal, c’est donner à la pensée le même aliment virtualiste que celui dont se nourrit notre TGPM Tony Blair.

Simplement, l’affaire du “mémo-TGPM/LTGPM” est plus spectaculairement remarquable. Elle nous signale que cette époque et le monde qu’elle a créé sont d’abord ridicules, c’est-à-dire dérisoires, et qu’il importe de percer ce caractère à jour pour en prendre bonne mesure. En plus, cette mise à jour est cruelle et dévastatrice.

D’accord, il y a longtemps que le ridicule ne tue plus. Mais il peut encore rendre ridicule. La vanité blessée de cette façon, cela vaut toutes les blessures du monde, y compris les blessures mortelles. Au bout du compte, il ne serait pas immoral que le ridicule mis en pleine lumière soit le

coup de grâce pour Tony Blair. Ce serait une belle morale : on résiste à la mise à jour de ses mensonges mais pas à celle de son ridicule.

« It is hard to know whether to laugh or cry », disent-ils à propos de Tony Blair. Pour que des Britanniques disent cela de leur Premier Ministre éternellement sortant, il faut que le ridicule ait repris du poil de la bête.