Signe des temps : comment légiférer sur la Fin des Temps?

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Signe des temps : comment légiférer sur la Fin des Temps?

Russia Today rapporte, le 20 septembre 2012, les péripéties d’une demande approuvée par la législature de Saint-Petersbourg, adressée au gouverneur de la ville pour qu’il limite “la propagande de la Fin des Temps”, ou “propagande apocalyptique”. Par ces termes, le député Andrei Gorchechnikov désigne la littérature présentant, accompagnant et commentant les diverses thèses sur des prédictions apocalyptiques de “fin du monde”, “Fin des Temps”, etc.

«The deputy, Andrey Gorshechnikov, writes in the official letter to Governor Aleksandr Poltavchenko that eschatological moods are growing in the community and the mass media, always thirsty for ratings, only add up to general panic. The tendency is especially obvious today, in view of the end of the Mayan calendar, which runs out on December 21 this year. This causes the ordinary citizens to seek consolation in alcohol and illegal drugs, prompts growth in the crime and suicide rates, Gorshechnikov claims. The deputy then asks the governor to take measures against the informational boosting of social hysteria by “considering legal limitations on the propaganda about the end of the world.” […]

»The head of the Fair Russia party in the chamber, Aleksey Kovalev (Gorshechnikov was elected from the same leftist-centrist party), supported the initiative saying that “the federal TV channels’ search for ‘tasty’ plots was effectively debilitating the population.” He added that the spreading of mysticism was depriving ordinary people of their coordinate grid. The parliamentarian was especially angry at the mass media for “spreading Fomenko’s crazy ideas that there were no Middle Ages and that Jesus Christ and Genghis Khan are the same person.” Here Kovalev referred to the ”Alternative History” theory, suggested some time ago by Russian mathematician Anatoly Fomenko, which states that known historical documents could be repetitive copies of the same ancient originals and therefore the real human history is several times shorter than the one we are all used to.

»The chairman of the legislature, Vyacheslav Makarov, suggested that the author of the request himself sought media attention rather than people’s peace of mind. “Personally, I am not worried by the end of days,” said Makarov who represents the United Russia party. Grigory Yavlinskiy of the pro-democracy liberal party Yabloko said that the people’s worries about the apocalypse were a symptom of deeper problems in society. At the same time he opposed the direct limitations on certain reports, saying that valerian tincture is more helpful in such cases. Communist Party Deputy Vladimir Dmitriyev said that for him the end time was a thing of the past, as it happened with the breakup of the Soviet Union. At the same time he tried to calm fellow parliamentarians, claiming that he personally knew of scientific reports proving that the planet Earth would exist in its present form for at least several billion years.»

Il y a bien entendu deux façons d’apprécier cette nouvelle. La première est de considérer la question des principes, et l’on retombe dans le débat autour de la liberté de parole contre la responsabilité, du type de celui qui est en cours à Paris, autour de Charlie Hebdo et de ses caricatures du Prophète. Bien que l’esprit du temps, et même l’esprit-Système si cette contradiction est acceptable, affectionne cette sorte de débat, nous dirons que la chose nous paraît un peu vaine, notamment à cause des fantastiques déformations qu’impose le système de la communication. Une telle démarche fait dépendre ce débat extrêmement académique et éventuellement très marqué par des positions idéologiques théoriques aptes à donner une bonne conscience à très bon compte, d’un facteur technique (l’écho médiatique qu’on obtient ou pas) qui en fausse de toutes les façons complètement le sens.

La deuxième façon suggère de considérer le contenu de la loi, qui n’est pas banal. Si l’on écarte l’argument de la recherche de la notoriété médiatique mentionnée ici, qui est peut-être valable mais qui vaut pour tout homme politique standard dans cette sorte de circonstance et qui renvoie aux concurrences politiciennes habituelles, il reste qu’il s’agit d’une initiative très inhabituelle et remarquable d’originalité, sinon inédite dans l’époque moderne, et même postmoderne. Elle est, bien sûr, justifiée par les caractères généraux exceptionnels du temps métahistoriques que nous vivons. Elle est effectivement remarquable pour caractériser l’“esprit du temps” dans deux domaines :

• Le domaine de la perception eschatologique du temps que nous vivons, particulièrement dès cette année 2012. Il est manifeste que l’argument du calendrier des Mayas (Fin des Temps le 21 décembre 2012) est complètement insuffisant pour justifier l’état d’esprit général qui prévaut ; d’ailleurs, l’un de ceux qui ont soutenu la proposition de législation critique essentiellement la diffusion qui est faite de la thèse de l’“Histoire alternative” du mathématicien Anatoly Fomenko et ne s'intéresse guère aux Mayas. C’est donc un “climat général” qui est visé ici, d’ailleurs au nom d’arguments politiques et sociologiques qui peuvent être considérés (désarroi dans la population, désespoir, déstabilisation psychologique, etc.). L’intérêt du constat est d’admettre implicitement, une fois l’analyse faite, que ce climat, qui devient ainsi une préoccupation officielle, s’est développé à cause des évènements eux-mêmes et non des diverses théories et thèses incriminées : ces théories et ces thèses ont tant d’échos à cause des évènements et d’un climat général, et non le contraire (ce ne sont pas elles qui créent les évènements et le climat général). D’ailleurs, à côté du succès des thèses et théories de la Fin des temps à tendance eschatologique échappant à la raison (qu’on pourrait renvoyer à une sorte d’“eschatologisme”), il y a tout autant le succès des diverses thèses et théories de complot (“complotisme”) qui rendent compte au contraire d’une tendance à la rationalisation extrême de tous les évènements, y compris les plus incompréhensibles, par l’action d’individus ou de groupes ainsi dotés de moyens et de capacités de contrôle et de prescience renvoyant à une explication rationnelle (même si telle ou telle action peut être dépourvue de tout crédit rationnel, justement, impliquant l’intervention d’une raison subvertie pour en juger). L’explication fondamentale de cette situation est, à notre sens, l’ouverture complète de la psychologie puis de l’esprit à cette sorte de démarche, en fonction d’évènements qui ont souvent un caractère extraordinaire, arbitraire, effectivement incompréhensible au premier chef, comme tout ce qui concerne depuis 9/11 la guerre contre la Terreur, la crise financière de 2008 et ses conséquences, les attitudes des directions politiques poursuivant en l’accentuant des conceptions politico-économiques absurdes, l’usage intensif des narrative et du virtualisme, etc. (En bref, il s’agit de tout ce qui concerne l’activité du Système, comme nous l’appelons, qui devient effectivement le grand événement général déstabilisateur engendrant ces réactions psychologiques des populations en général, – la population russe n’étant certes pas la seule à réagir de cette façon.)

• Le second domaine est, comme toujours dans les évènements structurels importants de l’époque, la puissance et la formidable efficacité du système de la communication accompagnant la perte totale de crédit de références officielles et soi-disant objectives de l’information en général. Le discrédit des sources officielles, venues de nos élites en général et des directions politiques, justement à cause de l’activité du Système qui les régit désormais directement et entièrement, donne par effet de vases communicants un crédit formidable à tous les flux véhiculés puissamment par le système de la communication. D’où un phénomène général d’“accréditation” touchant toutes les informations transitant par le système de la communication, sans références nécessaires. Bien entendu, et au contraire de ce que voudraient faire croire les serviteurs du Système (presse-Système, élites-Système, etc.), cette situation ne discrédite absolument pas tout ce qui passe par le système de la communication, selon un jugement manichéen condamnant comme faussaire toute “accréditation” hors-Système. Cette situation implique plus simplement, mais selon des références bien plus insaisissables et de façon bien plus diverse, que certaines choses sont vraies (et les autres fausses…) parmi l’amas de thèses et de théories aussi bien venues de l’eschatologisme que du complotisme, qui transitent par le système de la communication. La seule voie pour la tentative de reconnaissance du vrai est une démarche de sélection appuyée sur l’expérience et l’intuition à la fois, et sans aucune possibilité de donner une vérification de la chose… (Mais comme la “vérification” renvoie nécessairement à la démarche scientifique et à la raison, toutes deux subverties par le Système dans une mesure souvent impressionnante, son absence n’est en rien la “vérification” de quoi que ce soit…)

Cette démarche législative de la législature de Saint-Petersbourg est intéressante parce qu’elle fait entrer dans la reconnaissance officielle et presque juridique, pour la première fois d’une façon aussi nette et d’une façon aussi générale, à la fois la situation de chaos qui caractérise notre temps métahistorique, à la fois la position pathétique d’impuissance des appréciations “officielles” de cette même “situation de chaos”.


Mis en ligne le 21 septembre 2012 à 13H25