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Ci-dessous, vous trouvez le texte d’une intervention de Philippe Grasset, le 17 décembre 2003, à Paris, à un séminaire organisé conjointement par la DGA (Délégation Générale à l’Armement) et l’IRIS (Institut des Relations Internationales et Stratégiques).
1) Dans les relations transatlantiques de la coopération des armements, il n’y a qu’un seul “acteur”. Depuis l’origine de ces relations, l’Europe a été demanderesse, systématiquement prête à considérer avec faveur, — sinon ferveur
2). La situation américaine est extraordinairement radicalisée, quasiment “révolutionnaire” au niveau de sa direction, de son establishment. C’est à cette lumière que nous proposons d’apprécier la question de la coopération des armements. Nous ferons appel à des domaines essentiels, mais en général ignorés pour cette question. Il s’agit des domaines politique et psychologique, avec quelques notations historiques.
3). Nous observons d’abord un phénomène essentiel. Il est résumé par ce mot d’un fonctionnaire de la Commission européenne, grand connaisseur de Washington et récemment retour d’une visite à Washington, et expliquant, la mine consternée : « Les Européens ne se rendent pas compte. C’est un autre pays, c’est une autre nation. L’Amérique n’est plus la même. » Bien sûr, il voulait dire : “plus la même après 9/11”.
4). Cette persistance, — depuis 9/11 — est extraordinaire. Même s’il est impoli de le dire, nul n’ignore que tous les Européens, de façon plus ou moins dissimulée, attendaient qu’après 9/11 l’Amérique revînt aux réalités du monde. Seul variait le délai : 2, 3, 6 mois, 9 mois ? “Revenir aux réalités”, cela impliquait, notamment, l’abandon de cette idée absurde (là aussi, jugement du domaine du non-dit) de la “guerre contre la Terreur” considérée comme une vraie guerre, alors que l’ennemi est insaisissable et non identifié, alors qu’il ne représente aucune rationalité, aucune légitimité juridique nécessaire au concept de “guerre”. (Pour faire la guerre, il faut être deux.) Les Américains n’ont jamais accepté l’idée de se battre contre le terrorisme, de faire du contre-terrorisme au sens opérationnel que nous connaissons. Ils entendent faire la guerre, pas moins, et en vérité, faire “leur” guerre. En Irak, ils “font leur guerre” et si un guérillero tire un chargeur de Kalachnikov dans le dos d’un G.I., l’armée américaine réplique par la démonstration de tirs variés de missiles avancés, si possible guidés par GPS, contre n’importe quoi (c’est-à-dire : n’importe quel “objectif” entre guillemets).
5). Si l’on parle d’une incapacité américaine de reconnaître la réalité, — c’est-à-dire la réalité du danger terroriste, du comportement terroriste, etc, — ce n’est qu’une demie vérité. Il y a d’abord une volonté dans ce sens. Cette volonté imprègne tout, notamment la politique et les mythes qui en dépendent, et aussi, bien sûr, la psychologie. Cette volonté est de refuser les réalités du terrorisme pour les remplacer par une guerre ultime, à caractère implicitement apocalyptique, avec sa dimension religieuse alimentant un climat d’une fiévreuse ferveur. Cette volonté est une orientation fondamentale pour la psychologie de la direction américaine, — certains diraient qu’elle s’y trouve comme prise au piège : tout “retour à la normale” est tout simplement exclu. L’esprit américain est enfermé dans un champ paroxystique qui se trouve exacerbé sur un mode défensif depuis quelques mois après les revers de la campagne irakienne, — revers dans la mesure où tout ce qui n’est pas le triomphe annoncé et programmé est effectivement un revers.
6). Cette perception américaine est si forte, si puissante, que la perspective apocalyptique devient courante, presque la “normalité” de la vie courante américaine. Aujourd’hui sont évoquées ouvertement, par des autorités telles que le général Tommy Franks, des hypothèses d’attaques terroristes contre les USA pendant la campagne présidentielle, qui devraient mener, selon ce même général Franks, à l’abrogation de la Constitution et à la mise en place aux USA d’un gouvernement appuyé sur les militaires.
7). Cette situation d’urgence guerrière et de mobilisation apocalyptique influe décisivement sur tous les domaines. Les armements et la soi-disant coopération transatlantique n’y échappent évidemment pas. C’est dans ce contexte qu’il faut impérativement placer l’aventure de l’amendement Hunter, le Buy American Act, qui est une aventure exemplaire bien plus qu’accidentelle. Personne ne l’a vu venir. L’amendement est apparu comme par le fait d’une génération spontanée dans le budget DoD voté par la Chambre le 21 mai 2003, sans soutien, sans lobby sérieux, — et salué par des sourires condescendants une fois qu’on l’eut découvert, un mois plus tard. Son élimination très rapide ne faisait pas de doute. Surprise, il est devenu l’objet d’une bataille féroce d’où il est sorti comme la référence impérative, ce par quoi l’on juge désormais la politique américaine. Dans ce pays bardé de réglementations et de législations, il est devenu le débat essentiel. L’amendement Hunter est totalement à l’image de l’esprit du temps américain, un peu ce que les Américains nomment pompeusement une “Law of the Land”.
8). L’amendement Hunter, sous sa forme un peu atténuée pour l’instant, sous une autre forme dans la prochaine loi fiscale du DoD, est amené à durer et à devenir structurel, s’il ne l’est déjà. Il va devenir la structure même de l’appréciation américaine de la coopération (transatlantique) des armements, une sorte de “Patriot Act” pour ce domaine. Les parlementaires bien élevés et à bonne réputation, c’est-à-dire qui savent situer Bruxelles sur une carte, les Warner, les Biden, les Lugar, auront pour tâche de rendre l’habillage convenable, sans plus. Ils ne cacheront pas pour autant que l’amendement Hunter constitue désormais un domaine fondamental.
9). En ces temps troublés, les Américains se réfèrent effectivement à des valeurs fondamentales. La technologie en est une, et principale, avec une dimension mythique essentielle. L’Amérique a toujours vu dans la technologie la réalisation d’une qualité fondamentale de l’américanisme, de l’“esprit américain”. Il n’est pas de domaine où la technologie se manifeste plus, de façon plus intégrée et spectaculaire, que dans celui des armements. C’est dans ce domaine que les technologies avancées deviennent des technologies de souveraineté. Par conséquent, le débat suscité par les technologies, et particulièrement le débat autour de la question de leur protection (l’amendement Hunter), concerne la souveraineté de la nation, et, dans le cas US, d’une nation qui n’a guère d’autres attributs de souveraineté.
10). Voici une référence rapide au passé pour fixer l’importance des technologies dans le destin américain et insister sur le fait qu’il s’agit des technologies et non des armements. Les armements ne sont dans ce cas que les plates-formes, les “écrins” de démonstration des technologies affirmant la souveraineté.
11). Ce retour sur le passé concerne effectivement le fameux “complexe militaro-industriel”. Sa spécificité n’est nullement dans sa puissance mais dans son origine réelle. Au départ, il n’a pas de rapports directs avec l’armement. Fondamentalement, il s’agit d’une réponse à la Grande Dépression concurrente du New Deal de FDR, jugée comme une déviation socialisante. C’est une réponse américaniste, de la droite américaine, du business, de la communauté scientifique, des idéologues américanistes. Elle s’organise en 1935-36, en Californie, et si elle se greffe sur l’industrie aéronautique, c’est parce que cette industrie est en pleine expansion et qu’elle intégrera le mieux les technologies dont la modernité va rendre sa puissance à l’Amérique et la sortir de la Grande Dépression. Les armements, c’est-à-dire le gouvernement, ne prendront leur place qu’à partir de 1940-41. En 1935-36, le Complexe est fondé pour sauver, grâce à la technologie, la Nation malade de la Grande Dépression.
12). Voilà l’essentiel : les technologies comme affirmation de la puissance et de la souveraineté de la Nation, et comme affirmation de sa pureté idéologique et culturelle. C’est la véritable signification qu’on doit donner de l’amendement Hunter. Dans ces temps de grande alarme, équivalente en gravité à la Grande Dépression, cette protection est fondamentale parce qu’elle concerne la substance de la Nation aujourd’hui menacée. On ne transigera pas. Les autres (les non-Américains) paieront le prix qu’il faut.
13). Cela sera d’autant plus le cas, répétons-le, qu’il s’agit plus de défendre les technologies que les armements. Dans les conceptions américaines, si l’on peut concevoir à l’extrême une “coopération” (à l’américaine) pour les armements, la technologie est par contre quelque chose d’exclusif à l’Amérique. Il sera donc d’autant plus facile d’écarter tout soupçon de réelle “coopération” qu’on se trouve dans un domaine qui en est son antinomie.
14). La soi-disant coopération va se traduire par des rapports classiques d’achats et de ventes sans compromission d’aucun engagement du côté américain. Les programmes de coopération seront des programmes US hyper-centralisés auxquels on tentera d’adjoindre des partenaires non-US au cas par cas, en bilatéral même si le cadre est présenté sous l’étiquette joyeuse de “multilatéral”. Les transferts seront réduits aux acquêts, et encore. Ceux qui insisteront pour la coopération se verront enfermés dans une voie menant à l’américanisation, comme BAE aujourd’hui, rachetant des sociétés US sans avoir rien à dire sur leur orientation stratégique et d’ores et déjà qualifié par le ministre britannique de la défense Geoffrey Hoon, le 15 janvier 2003, de “no longer British”.
15). La conclusion sera paradoxalement optimiste parce qu’elle est énoncée d’un point de vue européen. Les directions politiques européennes sont en général (il y a des exceptions) d’une telle médiocrité et d’une telle corruption psychologique qu’elles n’ont aucune volonté politique. Elles se laissent totalement conduire par les événements. Ce sera le cas à nouveau : même les plus zélés atlantistes se heurtent de plus en plus au cadenas américain, au pont-levis américain brutalement levé et personne n’a l’habileté nécessaire pour sauver les relations transatlantiques. Parallèlement, le développement de la politique européenne de sécurité, lui aussi fatalité inéluctable dépassant le pouvoir de contrôle de nos directions (notamment pour son orientation autonome), pousse en fonction de l’attitude américaine à un renforcement des capacités existantes dans le cadre européen. D’un point de vue très pratique, on notera l’apparition spontanée, en-dehors des structures institutionnelles européennes en pleine crise, de formules efficaces : au niveau politico-militaire, la formule de la “nation-cadre” qui mène une opération, dont la réussite de l’opération Artemis au Congo en juin-septembre 2003 démontre la valeur ; au niveau des armements, le programme UCAV lancé par la France en juin 2003 et regroupant d’autres Européens.
16). Ainsi pourra-t-on observer pour en terminer que, paradoxalement, la “coopération transatlantique de l’armement” est indirectement le seul outil sérieux d’une consolidation européenne autonome des armements.
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