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1186Rarement on aura parlé de l’“Homme de l’Année”, The Man of the Year, pour le plus souvent ne pas le désigner alors que tout le monde reconnaît, gorge serrée ou à gorge déployée, que Snowden est notre Man of the Year à nous tous (pardon, Person of the Year, comme dit Time qui n’a pas osé le choisir). Autrement dit, nous voici dans l’ère Snowden, An-1, et voici le temps venu de décompter ses étrennes. Il est vrai que les temps et le système de la communication, comprise la presse-Système, ne manquent pas de nouvelles intéressantes pour enrichir ces étrennes-là. («D'origine païenne, les étrennes ont été condamnées comme pratique “diabolique” par les Pères de l'Église, dont Saint Augustin», nous dit Wikipédia pour le mot étrennes, qui proviendrait de Strena, nom de la déesse romaine de la santé. Voilà un qualificatif, “diabolique”, qui conviendrait après tout à Snowden, au moins dans le chef des commentateurs-Système.)
• Nous parlions, il y a une quelques jours (voir le 19 décembre 2013) d’une “troisième phase” de la crise Snowden/NSA : « Il s’agit d’une période transitoire vers une troisième phase, où la crise Snowden/NSA pourrait devenir une crise générale du Système, affectant par voie de conséquence bien plus que la seule NSA, que le seul réseau de surveillance, etc.» La chose est bien résumée par Barton Gellman, qui a été le relais du fonds Snowden au Washington Post avant de prendre ses distances du quotidien washingtonien tout en restant un des interlocuteurs privilégiés de Snowden. Gellman a été voir Snowden à Moscou, discrètement, comme vous et moi, et il a parlé avec lui “pendant 14 heures en deux jours”, montre en main... Interviewé par Russia Today le 27 décembre 2013, il observe :
«We spoke just before a very big week for him that vindicated many of his assertions. He has said all along that he believes some of the programs at the NSA are illegal. Well, soon after we spoke, a federal judge - the first one to consider it in open court – said that one of the main programs of the NSA is almost certainly “unconstitutional.” The president’s own review board comes back with many reform proposals. The leaders of the US technology industry come and tell the president in person that the NSA’s actions are harming the information economy. So he got a lot of validation in the last working week of the year...»
• Arrêtons-nous au dernier événement que Gellman mentionne. Le très digne Financial Times admet lui-même, sous la plume de Richard Walters (dans une version française donnée par Le Nouvel économiste le 27 décembre 2013) que «[l]’industrie américaine de l’internet risque gros dans une guerre froide des données». Ouverture de l’article, en lecture libre avant de devoir passer à la caisse, – mais il nous en est dit assez pour comprendre de quel climat polaire il s’agit. C’est toute l’industrie de pointe des USA qui tremble sur ses bases de données aujourd’hui.
«Une guerre froide larvée autour des données en ligne pourrait causer des dégâts irréparables aux marques high-tech américaines et à leurs perspectives de croissance sur des marchés lointains. C’est la crainte qui couve depuis des mois dans la Silicon Valley, et qui a émergé la semaine dernière avec une initiative très surprenante de huit grands noms du secteur : confronter leur propre gouvernement à ses pratiques d’espionnage. Quand des rivaux comme Google, Microsoft et Apple surmontent ainsi leurs peurs et méfiances mutuelles, c’est le signe que les choses ont atteint un point de non-retour. Il s’agit désormais officiellement d’une partie à très gros enjeux...»
• Cette “partie à très gros enjeux” qu’est, d’une façon plus générale, la crise Snowden/NSA, pourrait également s’installer dans le domaine de la légalité internationale appuyée sur la forte dimension des “valeurs” de la modernité qui sont d’habitude si utiles au Système dans le domaine de la communication, mais qui peuvent se retourner contre lui. On fait cette observation pour commenter l’intervention de la Commissaire chargée des Droits de l’Homme de l’ONU, Navi Pillay, faite à la BBC et rapportée par Russia Today le 27 décembre 2013. Pillay est Sud-Africaine, elle est la première femme non-blanche (métisse) à avoir servi comme juge de la Haute Cour en Afrique du Sud. Dans son intervention, Pillay hausse (du point de vue moral et des “valeurs”) la question de la protection de la vie privée que soulève la crise Snowden/NSA au niveau moral de la bataille contre l’apartheid. Effectivement, en termes de ces arguments “moraux” qui constituent une des structures d’argumentation de la communication dans le cadre du Système, la comparaison est d’une force singulière, surtout venue d’une femme non-blanche dans les conditions qu’on a vues, dans le cadre de communication instauré par le Système, et cela dans la circonstance “morale” que s’est attribuée le Système à l’occasion de la mort de Mandela (voir le 9 décembre 2013).
Dans cette situation de pression, les appels de Pillay, qui doit rendre un rapport sur la question de la défense de la vie privée au Secrétaire Général de l'ONU, tendent à faire de la protection de la vie privée une dimension fondamentale dans la rubrique générale des “droits de l’homme”, avec l’effet de communication qu’on imagine. Si un tel résultat est atteint, la crise de la NSA et tout ce qui l’accompagne deviendront effectivement un dossier à la fois international et supranational de première grandeur, à l’image de ce que fut l’apartheid mais dans une époque (la notre) où les dossiers “moraux” ont acquis un énorme poids du fait même de l’évolution de la position des directions politiques par rapport au Système. L’environnement est d’autant plus favorable que l’Assemblée Générale de l’ONU a adopté à l’unanimité, la semaine dernière, la résolution présentée par le Brésil et l’Allemagne, les deux pays les plus en pointe contre la NSA, qui installe le principe de la défense des droits de l’homme dans le domaine “en-ligne” au même niveau de préoccupation de ce qui existe hors de ce domaine («[T]he same rights that people have offline must also be protected online, including the right to privacy»). Le vote montrant que USA et UK ont du s’aligner sur le reste pour ne pas s’opposer aux “valeurs” dont ils usent en général eux-mêmes pour leur dessein politique, indique la faiblesse de leur position actuelle dans cette crise, et leur vulnérabilité aux pressions extérieures ... La carrière nationale et internationale et les diverses interventions de Pillay montrent qu’elle peut devenir un très sérieux adversaire du couple USA-UK si les moyens lui en sont donnés, comme les choses semblent en prendre la voie.
«“Combined and collective action by everybody can end serious violations of human rights,” [Pillay] said in an interview with BBC Radio 4. “That experience inspires me to go on and address the issue of internet privacy, which right now is extremely troubling because the revelations of surveillance have implications for human rights...People are really afraid that all their personal details are being used in violation of traditional national protections.” [...]
»“The broad scope of national security surveillance regimes in countries including the United States and the United Kingdom, and the impact of these regimes on individuals’ right to privacy and other human rights, continues to raise concern,” Pillay said during a speech to the UN Human Rights Council in September. “Laws and policies must be adopted to address the potential for dramatic intrusion on individuals’ privacy which have been made possible by modern communications technology…”
»In February 2012, she denounced restrictions on internet access and the wanton detention of bloggers while insisting that governments which monitor criminal activity online must not abuse such power against activists. “Bloggers and human rights defenders who legitimately exercise their right to freedom of expression continue to be arbitrarily arrested, tortured and unjustly sentenced to imprisonment on the pretext of protecting national security or countering terrorism,” Pillay said. “There is also a real concern that methods to identify and track down criminals may be used to crack down on human rights defenders, suppress dissenting voices and withhold 'inconvenient' information,” she added.
»In December 2010, following Wikileaks’ publishing of thousands of classified US documents supplied by US Army Pvt. Chelsea Manning, Pillay defended the whistleblower website against tactics used by the US government and others to pressure third parties against facilitating Wikileaks’ operations. “I am concerned about reports of pressure exerted on private companies including banks, credit card companies and Internet service providers to close down credit lines for donations to WikiLeaks, as well as to stop hosting the website,” she said in Geneva.»
• Aux USA, il y a eu hier un prolongement juridique qui est une victoire de la NSA, avec un juge statuant dans le sens exactement inverse de ce qu’avait fait le juge Leon (voir le 19 décembre 2013). Le juge Pauley (c’est son nom) a estimé que les écoutes téléphoniques massives de la NSA n’étaient pas illégales (voir le Guardian du 27 décembre 2013). Le juge Paulley statuait sur une plainte de l’ACLU datant de juin dernier, concernant les premières révélations venues du fonds Snowden. Le jugement-Paulley est radicalement opposé au jugement-Leon, marquant combien l’institution judiciaire elle-même, comme le reste, est polarisée aux USA, et particulièrement sur cette affaire. Les deux affaires vont en appel et le Guardian estime que ce deuxième jugement rend encore plus probable l’intervention de la Cour Suprême comme issue finale. Il ajoute ce commentaire situant l’importance du jugement-Paulley :
«Indeed, Judge Leon’s ruling and the recommendations of a task force assembled by US President Barack Obama amid public outrage about the revelations asked the government to make significant changes to the intelligence gathering operations waged by the NSA. But after a handful of victories for privacy advocates in recent days, Judge Pauley’s decision on Friday is perhaps the most significant win yet for the Obama administration in its fight to keep the NSA’s programs intact.»
Si nous nous conformons à notre ligne d’analyse générale, ce qui est notre rôle, cette circonstance ne doit pas être appréciée selon les termes d’une bataille entre partisans et adversaires de la NSA, et encore moins d’une bataille entre partisans et adversaires d’une réforme de la NSA, avec l’éventuel espoir pour ce dernier cas d’une réforme de la NSA dans le sens objectivement vertueux qu’on imagine (espoir évidemment absurde selon nous) ; cette circonstance doit être appréciée selon les termes qui prennent en compte la situation et l’évolution de l’affrontement entre Système et antiSystème. En un sens, si les arguments pour une réforme de la NSA, y compris venus de la commission nommée par le président lui-même et composée de personnalités favorables à la NSA, étaient entendus et traduits en mesures plus ou moins cosmétiques, on irait vers une pacification de la crise Snowden/NSA sans avoir causé de torts irréparables au Système. L’arrangement et le compromis, même (et surtout) pour un certain bénéfice des diverses “valeurs” qui exaltent in fine la modernité puisqu’elles en sont issues, sont finalement à l’avantage du Système parce que le Système domine tout et “récupère” systématiquement, y compris et surtout les “valeurs” qu’ils manipulent à son avantage avec une extraordinaire maestria. Ce dont nous avons besoin, c’est de désordre, de polémique, d’affrontement, à propos de positions jusqu’alors acquises au Système sans discussion. En ce sens, le jugement-Pauley, en entravant la marche vers une réforme de la NSA, en durcissant un peu plus les “durs” qui sont aux abois et en les requinquant en partie après qu’ils aient essuyé tant de coups, nous promet non pas une victoire (de la NSA), mais un renouvellement de la polémique, un accroissement du désordre... Et le désordre, c’est la seule chose que craint le Système, car tout le reste il peut phagocyter, récupérer, etc.
Ainsi ce cas rejoint-il celui de Pillay et de l’ONU, comme celui de l’industrie US de l’internet. Dans ces cas également, nous avons des situations de désordre, – nul n’est vaincu définitivement, nul n’est assuré de l’emporter, tandis que des positions initialement très assurées sont déstabilisées. L’important est donc l’incertitude et l’incontrôlabilité de la crise Snowden/NSA (peu importe dans quel sens), c’est-à-dire le désordre, tandis que la crise elle-même ne cesse de s’étendre, d’enfler, de se renforcer, aussi bien en volume quantitatif que dans ses aspects qualitatifs. La crise Snowden/NSA n’est pas un match au temps limité, où il y aura un vainqueur au bout du “temps réglementaire” ; c’est un énorme artefact conjoncturel engendrant une situation paradoxalement structurelle caractérisée par l’insaisissabilité, engendrant des effets divers et incontrôlables, sans limite de temps, sans nécessité de donner un résultat, – bref, une productrice de désordre au cœur du Système. Voilà les étrennes pour Snowden, An-1, et lorsqu’il dit qu’il juge d’ores et déjà sa mission accomplie, Snowden ne croit pas si bien dire, sans doute parce qu’il ignore précisément en quoi consiste cette mission.
Mis en ligne le 28 décembre 2013 à 08H56
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