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4735 novembre 2009 — Parmi les nombreuses nouvelles qui entourent l’affaire afghane, entrée dans un territoire nouveau avec la longue saison de l’attente d’une nouvelle stratégie US, celle de la prise de position du Britannique Kim Howells en faveur d’un retrait des forces de son pays d’Afghanistan a peut-être une importance marquée dans une perspective politique compréhensible. Nous voulons dire par là qu’il s’agit d’une position qui a une signification politique sensée dans une affaire (la crise afghane) qui est devenue incontrôlable et donc politiquement incompréhensible sinon par des théories qui ont l’avantage de satisfaire la raison (impression rassurante de comprendre l’incompréhensible, sorte de “j’embrasse ce que je ne peux étouffer”, sans pour autant influer sur les événements). La caractéristique de la situation afghane est bien celle des événements incontrôlables: elle ne devient compréhensible que dans les conséquences intérieures chez les acteurs; ici, le cas britannique.
Howells avait la responsabilité de l’Afghanistan au Foreign Office jusqu’en 2008; il occupe aujourd’hui, comme parlementaire travailliste, la position clef aux Communes de président de la commission des questions de sécurité et du renseignement. Le Guardian, où il écrivait un commentaire ce 3 novembre 2009, le définit comme “l’œil de Gordon Brown pour les problèmes de défense et de sécurité aux Communes” – cette dénomination impliquant l’accord existant entre Howells et Brown, et, de ce fait, donnant l’importance politique importante qu’on imagine à son article.
Howels développe une tortueuse problématique sur la question du terrorisme, de la sécurité intérieure, sur les intentions d’al Qaïda, de la meilleure façon de défendre le Royaume-Uni contre ces divers dangers qu’on avait un peu oubliés, etc. La conclusion, qui est du domaine sympathique d’une lapalissade, lui vient vite au bout de la plume; elle est de dire qu’on protégera mieux le Royaume-Uni contre le terrorisme au Royaume-Uni même qu’en Afghanistan (avec l’habituel ajout du renseignement, de la coopération internationale dans ce domaine, etc.): «It would be better, in other words, to bring home the great majority of our fighting men and women and concentrate on using the money saved to secure our own borders, gather intelligence on terrorist activities inside Britain, expand our intelligence operations abroad, co-operate with foreign intelligence services, and counter the propaganda of those who encourage terrorism.»
A nouveau des explications, toujours tortueuses, et qui effrayeront sans aucun doute nombre d’associations de défense des libertés publiques, et d’autres défendant les droits des minorités (au Royaume-Uni, les minorités musulmanes). Puis on en revient, sur la fin du commentaire, à l’essentiel; le constat du blocage politique dans le pays (dito, l’Afghanistan), avec la farce des élections présidentielles; la plaidoirie sur l’inutilité de la “bataille” livrée en Afghanistan, y compris avec les dizaines de milliers d’hommes supplémentaires que réclame le général McChrystal… «I doubt whether the presence, even of another 40,000 American troops – brave and efficient though they are – will guarantee that the Taliban and their allies will no longer be able to terrorise and control significant stretches of countryside, rural communities and key roads. Recent attacks in Kabul and other centres suggest that the present balance of territorial control is at best likely to remain – or, more likely, to shift in favour of the Taliban.
»Like many observers of this eight-year conflict, I had hoped that by now a degree of stability might have returned to Afghanistan. I assumed, wrongly, that a desire among ordinary Afghans for peace would prevail over the prospect of continued war and the spectre of being ruled by a tyrannical theocracy in one of the world's poorest and most backward countries. [Lieutenant General Jim Dutton, British deputy commander of Nato's International Security Assistance Force in Afghanistan] has stated that the “ultimate answer” to Afghanistan's problems is “a stable democratic state … in which [Afghan] forces are capable of maintaining the rule of law”.
»The general knows how far away that is. At a recent demonstration in the Afghan capital, Kabul, hundreds of Islamist demonstrators chanted “Death to America”. In a Commons debate some months ago, I expressed the view that a deadly combination of anti-democratic Islamic fundamentalism, corruption and the proximity of safe Pakistani havens for terrorists all militated against the notion that we will be able to continue convincing the British people that they should prepare themselves for a “30-year” campaign (as one of our distinguished diplomats put it).»
Bref, Howels s’avoue partisan d’un retrait britannique d’Afghanistan, et cette intervention est qualifiée, dans un commentaire du même Guardian, le même 3 novembre 2009, de «major fissure opens up in Labour's support for the Afghan war». D’une façon générale, le commentaire, de même que les conditions de la parution du commentaire autant que la personnalité de l’auteur, disant écrire de sa propre initiative mais tout de même le faisant “ès qualité” (“œil de Gordon Brown…”, etc.), font penser qu’en l’occurrence Gordon Brown n’est pas en total désaccord. Plutôt qu’une “large fissure”, ne pourrait-on parler de l’amorce, ou de la recherche d’un tournant fondamental, de la part des Britanniques? Les dernières nouvelles d'Afghanistan, avec la mort de 5 soldats britanniques dans des conditions bien décourageants (tués par un policier afghan en cours d'entraînement par les Britanniques) ne contredisent certainement pas l'hypothèse.
Le même commentaire apprécie, entre autres faits, deux points particuliers:
• L’effet politique intérieur de cette prise de position, envisagé, pour certains acteurs politiques, comme une sorte de “libération des consignes” non-dites sur la solidarité nécessaire avec la “guerre contre la terreur” sur les théâtres extérieurs.. «His remarks may also provide political cover for one of the two main opposition parties, probably the Liberal Democrats, to go into the general election calling for the withdrawal of British troops. Nick Clegg, the Lib Dem leader, has so far stopped short of calling for withdrawal, but said on Monday that British troops were “being asked to prop up a government in which no one believes”.»
• L’observation, en passant, que de telles propositions amèneront un refroidissement très net des relations du Royaume-Uni avec l’OTAN et avec les USA. («He concedes a withdrawal would have momentous consequences for British relations with Nato, and especially the US.») On l’espère temporaire mais on n’apporte aucune autre indication, considérant un peu la chose comme une conséquence inévitable – et si elle devait être plus que “temporaire”, eh bien qu’il en soit ainsi…
@PAYANT Il y a dans ces diverses considérations une mosaïque qui fait de l’initiative de Howels un événement de politique intérieure britannique non négligeable. Les conditions sont réunies pour cela, notamment bien sûr la proximité déjà marquante des élections générales (printemps-été 2010). Il y a la pesanteur, non moins évidente, des événements que traverse le Royaume-Uni, avec la crise économique et financière, et, justement, les conséquences budgétaires de l’engagement britannique en Afghanistan, notamment sur les capacités militaires du Royaume-Uni. (Une récente analyse russe situe le niveau de puissance de la Royal Navy à un tiers à la moitié de ce qu’elle représentait lors de l’expédition des Malouines en 1982, c’est-à-dire réduite aux seules unités de cette expédition, et les perspectives sont pour une réduction supplémentaire de ce niveau.) Comme le commente le Guardian, la prise de position de Howels agir comme une sorte de détonateur, ouvrant l’esprit puis le verbe à la perspective concrète d’un retrait d’Afghanistan. C’est un point important pour la suite de la situation politique au Royaume-Uni.
Il est d’ailleurs possible qu’il y ait un calcul électoral travailliste. Brown sait que son parti va au désastre, dans les conditions actuelles. Mais un élément nouveau est intervenu: le conservateur Cameron a annoncé qu’il abandonnait l’idée d’un référendum sur le traité de Lisbonne, ce qui met en fureur les eurosceptiques de son parti, très puissants et très déterminés, et risque ainsi d’entamer sérieusement sa base électorale – malgré les mesures compensatoires, assez spectaculaires, qu'il a annoncées pour tenter de récupérer certains pouvoirs de souveraineté du Royaume-Uni transférés à l'UE. (La position de Cameron est déterminée, comme tout dirigeant britannique éventuel, par la question écossaise. Les dirigeants britanniques craignent qu’un référendum britannique, quasi-sûrement négatif, sur le traité de Lisbonne, entraîne l’Ecosse, très pro-européenne, dans un processus conduisant à l’indépendance.) Les travaillistes peuvent concevoir qu’en ajoutant la possible évolution qu’ils déclenchent sur l’Afghanistan avec l’intervention d’Howels, ils puissent tenter de faire remonter leur popularité de manière décisive.
Maintenant, il y a un autre aspect, qui est la marque de la fin d’une époque.
Lorsque les Britanniques décidèrent d’engager un contingent important en Afghanistan (5.000 hommes fin 2005) qui leur permettrait de proclamer qu’ils assuraient le leadership de l’engagement occidental (les forces US initiales de l’automne 2001 étant très fortement réduites), l’interprétation générale fut qu’il s’agissait d’une continuation de la politique de Blair inspirée par Robert Cooper d’“impérialisme humanitaire”. Ce nom d’emprunt définit le projet anglo-saxon (surtout britannique) d’une sorte de résurgence d’une politique impériale, avec l’habillage postmoderne. Les Britanniques s’engageaient là où les Américains, plongés en plein chaos irakien, ne pouvaient le faire, et ils prétendaient ainsi assurer leur primauté sur le théâtre afghan.
Blair assurait la part britannique du projet anglo-saxon tels que les divers théoriciens de l’“anglosphère” (certains neocons aux USA, des gens comme Robert Cooper et Niall Ferguson au Royaume-Uni) l’avaient défini, d’abord schématiquement avec le Kosovo, puis de façon massive et triomphante après 9/11 jusqu’à l’attaque de l’Irak de 2003. C’était le triomphe de l’idée extrêmement britannique de 1944 (une fameuse circulaire interne du Foreign Office, dont John Charmley avait publié le contenu dans son livre La Passion de Churchill) de la manipulation à l’avantage des Britanniques de l’immense puissance US – cela impliquant en contrepartie soi-disant tactique l’alignement systématique du Royaume-Uni sur la politique US, pour mieux “contrôler” les USA. Dans ce cas, c’était la reconquête de l’Empire anglo-saxon, cette fois partagé avec les USA, avec l’“aide” habilement britannique et plus ou moins dirigée de la puissance US; l’Afghanistan et toutes les manigances et ambitions autour devenant la part britannique du marché entre “cousins”. Blair achèverait triomphalement le travail de manipulation des USA commencé par Churchill et mériterait son surnom de “Churchill-II”. (Le fog londonien fameux a toujours habillé d’un halo incertain et shakespearien les fameuses et tant vantées vertus de machiavélisme et de réalisme des Britanniques. Le “contrôle” des USA par Londres est un des domaines les plus fameux de cette tendance à la narrative déguisée en réalisme de fer.)
Là-dessus, on sait comment les choses ont tourné. Dès décembre 2006, on pouvait commencer à mesurer l’ampleur du désastre, et le calvaire afghan où nous nous trouvons toujours pouvait commencer. Il commençait pour les Britanniques, pour l’OTAN, puis pour les USA revenus en force – car il n’est pas une sottise appuyée sur les grandes thèses géopolitiques ou les “Grand Jeux’ successifs que les USA n’épousent aussitôt. Depuis, la question est: comment s’en sortir?
Dans ce contexte, les analyses très techniques de Howels (comment combattre le terrorisme, plutôt en métropole que sur les théâtres extérieurs, etc.) constituent l’approche habillée de la défroque du réalisme malgré tout solidaire d’une proposition d’abandon par rupture des thèses blairistes. L’intervention de Howels, hors du Guardian, a provoqué fort peu de réactions, et surtout pas les habituels cris d’indignation sur l’abandon de la guerre contre la terreur. C’est le signe qu’Howels a écrit tout haut ce qu’une grande partie de l’establishment britannique pense tout bas. Il n’est pas du tout assuré que l’opération réussisse, que les Britanniques puissent envisager cette “stratégie de sortie” (comme d’autres, sur le théâtre afghan, cherchent la leur), mais l’intervention d’Howels signifie que l’opération est lancée, d’une façon très sérieuse – cela, après divers signes annonciateurs.
Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un signe de plus qu'on se trouve dans la période de la fin de l’époque 9/11, qui s'est ouverte d'une façon tonitruante par la crise 9/15. Toutes les grandes thèses géopolitiques et les “Grands Jeux” ne peuvent rien contre les réalités intérieures. L’effondrement britannique avec la crise 9/15 et l’armée “impériale” réduit aux miettes des acquêts, la crise des USA avec un Pentagone impuissant, une U.S. Army à ses limites, une USAF si complètement dévastée qu’elle est obligée de retirer des F-16 du Japon au moment où un gouvernement japonais hostile à l’emprise US arrive au pouvoir, etc. – voilà les réalités intérieures
Alors que le caractère incompréhensible et chaotique pour l’Occident de la crise afghane conduit les théoriciens à nous expliquer que ce caractère incompréhensible et ce chaos sont les apparences habiles de plans mûrement réfléchis, démarche théorique habituelle pour se rassurer, on ferait bien de se pencher sur ce que nous disent les minutes déclassifiées des délibérations soviétiques vis-à-vis de “leur” Afghanistan, par rapport à ce que les mêmes théoriciens – Brzezinski en tête – firent de cette invasion de l’Afghanistan dans leur interprétation sophistiquée. C’est une bonne leçon pour déterminer où se trouvent les réalistes et où se trouvent les rêveurs. La raison occidentale est depuis longtemps infectée par l’arrogance occidentale et a comme spécialité de transformer en rationalité cachée le chaos que la puissance technologique occidentale (l’“idéal de puissance” de Guglielmo Ferrero) a imposée au monde. Qu’elle continue donc, cette raison pervertie, elle nous permettra de vider jusqu’à la lie les conséquences de cette aventure infâme et stupide, faite au nom de la seule puissance mécanique.
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