Soljenitsyne et la presse occidentale

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Soljenitsyne et la presse occidentale

L’information est une drogue terriblement toxique et addictive. On en a déjà parlé ici, en rappelant Théophraste, les Actes des apôtres, Fichte, Balzac, Thoreau, Flaubert, Céline, des dizaines d’autres. Mais  l’information à l’occidentale est devenue une hypnose, surtout l’actu en bandeau distribuée et imposée partout par l’institut de Cheltenham (l’OTAN) ; et comme dit Tocqueville dans une formule immortelle, « dans les républiques démocratiques, ce n'est point ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit à l'âme. » Avec neuf heures de connexion quotidienne au total, l’occis dental est un hypnotisé.

Un autre qui en avait très bien parlé, quasiment le dernier grand écrivain du monde, fut Soljenitsyne. Dans son inépuisable discours de Harvard, vieux de quarante ans déjà, alors que nous avons fait tellement de chemin depuis, Soljenitsyne sonne la charge :

« La presse aussi jouit bien entendu de la plus grande liberté. (J’utiliserai le mot presse pour inclure tous les médias). Mais quel usage fait-elle de cette liberté ? »

Soljenitsyne remarque une chose trop oubliée : le journaliste occidental est avant tout un irresponsable (faites la guerre à la Russie, tuez les gilets jaunes, la France en reconquête économique, etc.) :

« Là encore, la principale préoccupation est de ne pas enfreindre la lettre de la loi. Il n’y a pas de véritable responsabilité morale pour la déformation ou la démesure. Quelle est la responsabilité d’un journaliste ou d’un journal vis-à-vis de ses lecteurs, ou de son histoire ? S’ils ont induit en erreur l’opinion publique ou le gouvernement par des informations inexactes ou des conclusions erronées, avons-nous connaissance de cas de reconnaissance publique et de correction de telles erreurs par le même journaliste ou le même journal ? Cela n’arrive presque jamais car cela nuirait aux ventes. Une nation peut être victime d’une telle erreur, mais le journaliste s’en tire toujours. On peut supposer en toute sécurité qu’il va commencer à écrire le contraire avec une assurance renouvelée. »

Nous sommes donc condamnés à un Timisoara perpétuel. Car il faut simuler, pas éduquer. Le maître :

« Parce que des informations instantanées et crédibles doivent être fournies, il devient nécessaire de recourir à des conjectures, des rumeurs et des suppositions pour combler les vides, et aucun d’entre eux ne sera jamais rectifié ; ils resteront dans la mémoire des lecteurs. Combien de jugements hâtifs, immatures, superficiels et trompeurs sont exprimés chaque jour, déroutant les lecteurs, sans aucune vérification. La presse peut à la fois simuler l’opinion publique et mal l’éduquer. »

Dans le monde réellement renversé, dit Debord, le vrai est un moment du faux. Soljenitsyne :

« Ainsi, nous pouvons voir les terroristes décrits comme des héros, ou des questions secrètes relatives à la défense de notre nation révélées publiquement, ou nous pouvons assister à une intrusion sans scrupule dans la vie privée de personnalités connues au motif que : « Tout le monde a le droit de tout savoir ». Mais c’est un faux slogan, caractéristique d’une fausse époque. »

Et de défendre le droit à ne rien savoir, à ne pas être pollué (je relis les penseurs taoïstes qui disent déjà la même chose) par ce que le plus grand poète français du siècle dernier, Francis Ponge, avait nommé « le flot de purin de la mélodie mondiale » :

« Les gens ont aussi le droit de ne pas savoir et c’est beaucoup plus précieux. Le droit de ne pas avoir leurs âmes divines bourrées de commérages, de bêtises, de discussions vaines. Une personne qui travaille et mène une vie pleine de sens n’a pas besoin de ce flux d’informations excessif et accablant. »

Je précise d’ailleurs que je vis dans un pueblo en Espagne où personne ne sait rien sur rien, et c’est très bien ainsi. Et ce n’est pas pour cela qu’ils se feront affamer les premiers le jour du grand écroulement (chacun a sa huerta, son jardin, et même son puits !). Soljenitsyne encore qui joue sur le sens du mot presse, qui rime avec impression et oppression :

« La hâte et la superficialité sont la maladie psychique du 20ème siècle et plus que partout ailleurs, cette maladie est reflétée dans la presse. Telle qu’elle est cependant, la presse est devenue le plus grand pouvoir des pays occidentaux, plus puissant que le pouvoir législatif, l’exécutif et le pouvoir judiciaire. »

Le maître souligne une autre bizarrerie : d’où vient le quatrième pouvoir, et qui s’est arrogé le droit de le nommer ainsi, et de désigner ces dangereux nouveaux clercs ?

« Et on pourrait alors poser la question suivante : en vertu de quelle loi ce pouvoir a-t-il été élu et de qui est-il responsable ? Dans l’Est communiste, un journaliste est franchement nommé fonctionnaire de l’État. Mais qui a accordé aux journalistes occidentaux leur pouvoir, pour combien de temps, et avec quelles prérogatives ? »

On répondra : eux-mêmes, ou leurs financiers…

Soljenitsyne dénonce le fonctionnement de la machine à uniformiser de la presse occidentale :

« Il y a encore une autre surprise pour quelqu’un venant de l’Est, où la presse est rigoureusement unifiée. On découvre progressivement une tendance commune des préférences dans la presse occidentale dans son ensemble. C’est une mode ; il existe des schémas de jugement généralement acceptés ; il peut y avoir des intérêts commerciaux communs, l’effet de somme n’étant pas une concurrence mais unification. »

En occident c’est le lectorat qui n’est pas libre :

« Une liberté énorme existe pour la presse, mais pas pour le lectorat, car les journaux développent principalement le stress et l’accent mis sur les opinions qui ne contredisent pas trop ouvertement la leur et la tendance générale. »

Un autre moyen est de diluer le contenu ou de l’abrutir. J’avais un ami kiosquier qui me parlait de 300 titres de presse…automobile.

 

Sources 

Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie), p. 84 (classiques.uqac.ca)

Soljenitsyne - Discours de Harvard. Lesakerfrancophone.fr