Sortie de guerre lasse…

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Sortie de guerre lasse…

15 juillet 2007 — Quelle est la situation des puissances anglo-saxonnes? Un curieux phénomène historique prend forme, notamment à l’occasion de l’entrée en fonction du nouveau Premier ministre Gordon Brown. (A l’occasion, aussi, du départ de Tony Blair, événement psychologique dont on commence à mesurer l’importance. Le départ de l’illusionniste commence à dissiper, de façon assez logique on en conviendra, les illusions du virtualisme blairiste. Il conduit à un retour au réel qui fait naître à Londres une bien pressante nervosité devant la réalisation de la catastrophique situation à Washington.) Les analogies qui viennent dans les remarques des uns et des autres concernent l’après-guerre (après 1945).

Il y a d’abord cette remarque caractéristique (avec notre souligné en gras) de Steve C. Clemons, que nous rapportions hier : «A widespread view among elite Germans and the non-elite normal types I spoke to is that America is in fast decline — sort of like Britain after World War II…»

D’autre part, un argument revient systématiquement dans les explications embarrassées (ou parfois ironiques) qui sont données à ce que certains présentent comme un possible “policy shift” du Royaume-Uni par rapport aux USA (catégorie “special relationshipsen danger). Citons ces deux remarques :

• Dans le Guardian du 13 juillet, cité dans notre F&C du même 13 juillet : «Another British official stressed that the US-UK ‘special relationship’ was just as important to the new prime minister as it was to Mr Blair. However, the official added: “Bush and Blair went through 9/11 together. So maybe there is a difference.”»

• Dans l’interview qu’il a donnée au Daily Telegraph, Mark Malloch Brown remarque (voir notre Bloc-Notes d’hier): «Mr Brown will not, he thinks, be cosying up to Mr Bush quite as much on the sofa. “Events determine relationships. For better of worse, it is very unlikely that the Brown/Bush relationship is going to go through the baptism of fire and therefore be joined together at the hip like the Blair/Bush relationship was.

»“That was a relationship born of being war leaders together. There was an emotional intensity of being war leaders with much of the world against them. That is enough to put you on your knees and get you praying together.”»

Dans les deux cas, la remarque nous renvoie effectivement à la Deuxième Guerre mondiale. Elle aurait pu être dite par un Attlee succédant à Churchill en 1945 (ou, d’une façon indirecte en référence aux années de guerre mais surtout aux “special relationships” façon Churchill, par un Anthony Eden succédant en 1955 à la deuxième période au 10 Downing Street de Churchill). Le mot le plus remarquable est celui d’“émotion” (“emotional intensity”, selon Malloch Brown), car l’émotion caractérise effectivement aussi bien les relations de Churchill avec Roosevelt que les relations de Blair avec Bush, et dans ce sens précisément. C’est certainement un des mystères de l’âme britannique que les relations avec les USA aient été vécues effectivement, du côté britannique, sans aucun doute durant ces deux périodes, avec une grande part d’émotion dans le chef des deux Premiers ministres cités, aveuglant souvent le jugement quant au service des intérêts britanniques dans cette association.

(Du côté US, on retiendra évidemment notre plume. Il y eut beaucoup moins d’“émotion” de Roosevelt pour Churchill dans ces relations UK-USA de la Deuxième Guerre ; Roosevelt semblait plutôt incliné à mettre de l’“émotion” dans ses relations avec Staline, — mais sans doute moins qu’on n’en a dit. Quant à l’“émotion” qu’aurait mise Bush dans ses relations avec Blair, il est encore trop tôt pour en juger. Mais certaines attitudes cavalières de Bush laissent à penser, et on imagine dans quel sens, — notamment, le “Yo, Blair !” de Bush pour Blair, assez méprisant, type cow boy, lors du G8 de Saint-Petersbourg le 17 juillet 2006.)

Comme un nouvel après-guerre

Ces analogies historiques ne présentent certainement aucune assurance factuelle, de cette sorte qu’affectionnent les historiens modernes (modernistes) qui tiennent l’histoire à la fois comme une science humaine presque pas inexacte et comme une science qu’on devrait rendre, — le progrès aidant, — de plus en plus exacte. Par contre, elles rencontrent des appréciations intuitives, fortement appuyées sur des considérations psychologiques importantes. Elles permettent d’enrichir des hypothèses qui, par ailleurs, sont totalement obscurcies et déformées par le langage virtualiste, faussaire et mensonger, qui caractérise désormais les compte-rendus officiels ou semi-officiels de la vie politique. (Dans ce cas, l’assurance factuelle qu’affectionne l’historien moderniste référencé plus haut est devenue une grossière tromperie. Elle induit bien plus en erreur que toutes les erreurs auxquelles peuvent conduire les intuitions mal contrôlées, parce qu’elle ajoute à l’inexactitude du propos la certitude de celui qui y croit encore.)

Dans les deux cas évoqués ci-dessus pour illustrer une relation “émotionnelle” UK-USA qui vit un alignement inconditionnel britannique sur les USA, dans le cas Attlee comme dans le cas Eden, les successions ouvrirent des périodes d’une certaine distanciation britannique des USA et d'un certain rapprochement de l’Europe (de la France). On précisera que l’analogie la plus instructive est celle de 1945/Attlee, tandis que celle de 1955/Eden est plus spectaculaire et aussi plus tragique (1956, l’invasion de Suez avec la crise anglo-américaniste, la chute de Eden).

Le cas de 1945 est instructif parce qu’il montre bien comment, en quelques semaines, notamment au cours des négociations UK-USA sur les questions financières et monétaires menées du côté UK par Keynes, au printemps 1945 après la mort de Roosevelt, puis, rapidement, après la fin du conflit mondial, la direction du Royaume-Uni fut rapidement débarrassée de la fièvre et de l’émotion (pro-US) qui avaient caractérisé l’attitude de Churchill. C’est à cette époque, et notamment pendant les années de la mi-1945 au début de 1948 (début des négociations pour la formation de l’OTAN), que les Britanniques jouèrent une carte franchement européenne du point de vue de la sécurité. Ils étaient persuadés que les USA allaient se replier dans l’isolationnisme. Leur stratégie de sécurité collective se concentrait sur une alliance européenne fermement appuyée sur un axe Londres-Paris. On trouve sur ce site des indications sur le rôle central que joua alors l’ambassadeur britannique à Paris Duff Cooper, notamment pour la signature du traité de Dunkerque.

L’analogie vaut-elle pour aujourd’hui? On en a déjà fait l’hypothèse. Les derniers événements ne contredisent certainement pas notre hypothèse, au contraire ils la renforcent en y ajoutant un facteur psychologique d’une très grande importance. Un voile est en train de se déchirer (grâce au départ de l’illusionniste Blair) sur la réalité de la situation US. Cette fois, ce que les Britanniques craignent, ce n’est pas un repli ordonné sur l’isolationnisme, mais le désarroi, le désordre washingtonien, le déclin accéléré (d’où l’ironie de la remarque de Clemons, parlant dans ce cas pour les Allemands, mais confirmant pour autant la généralisation du jugement européen sur la situation US : «A widespread view among elite Germans and the non-elite normal types I spoke to is that America is in fast decline — sort of like Britain after World War II…»). Cette situation peut d’ailleurs conduire à l’isolationnisme US, c’est à voir, mais ce serait le contraire de l’“isolationnisme ordonné” mentionné plus haut.

Ce facteur-là est essentiel dans le jugement britannique. Cette réalisation accélérée, en cours, que les USA ne sont plus “le bon cheval”, qu’ils sont en déclin accéléré et, surtout, dans un très dangereux état de désarroi psychologique, accélère par contrecoup la nervosité britannique et l’éventuel “mouvement brownien” qu’on distingue. Hier, le maintien

fondamental des special relationships en l’état (de type blairiste) était une évidence terroriste pour le nouveau gouvernement Brown qui allait s’installer. Aujourd’hui, elle devient une plaidoirie presque en retraite, d’ailleurs pleine de ce sentimentalisme émotionnel dont on constate qu’il a fait son temps, contre une tendance à un “policy shift” qui ne se dissimule plus comme une maladie honteuse.

Certes, la perception de cet effondrement de la puissance US est la différence essentielle entre les deux périodes dont nous faisons l’analogie. (En 1945, l’Amérique était au zénith de sa puissance hégémonique, bien plus qu’en aucune autre période, y compris la bouffonnerie neo-con de 2001-2003. Le retour à l’isolationnisme qu’on craignait était celui d’un isolement splendide, de désintérêt et de mépris pour le reste du monde.) Pourtant, nous insistons sur la similitude psychologique. Littéralement, les Britanniques sortent de l’illusion blairiste, comme ils sortaient en 1945 de l’illusion churchillienne pour ce fait particulier des relations USA-UK.

Pour autant, nous ne nous aventurerions pas à parler de “rupture”. Ce serait déraisonnable pour une prévision, même si cela n’est pas complètement impossible selon la rapidité des évolutions psychologiques.

Trois autres facteurs importants renvoient à l’analogie historique, mais dans des conditions différentes, voire opposées…

• D’abord, certes, on arrive au bout d’une guerre, mais ce sera une terrible défaite anglo-saxonne (terrible psychologiquement). Et cette fois, au contraire de la précédente, ce sont les USA qui ont attiré le Royaume-Uni dans un conflit pourri, dans un piège abominable. En 1945, c’était tout le contraire (victoire éclatante, USA attirés dans un conflit victorieux par le Royaume-Uni, — et conflit victorieux bien moins à cause du seul poids US, comme le répète d’une façon honteusement faussaire l’histoire anglo-saxonne propagandiste).

• Il y a des échéances essentielles dans les rapports USA-UK, qui vont demander des décisions (surtout du côté UK). On parle notamment de domaines techniques de sécurité essentiels, tel le choix de la nouvelle génération de l’armement nucléaire stratégique (poursuite de l’allégeance aux USA ou coopération avec la France?).

• La France (et l’Europe au-delà) reste un partenaire éventuel de substitution des USA, comme en 1945, mais dans une situation complètement différente. Du point de vue essentiel de la sécurité, la France est autonome, souveraine et puissante. L’alternative est très sérieuse, très “crédible” ; les relations à venir avec monsieur Sarkozy laissent espérer un «exciting time» nous dit l’iconoclaste Mark Malloch Brown.

La situation anglo-saxonne a atteint aujourd’hui un état de fluidité extrême. Plus rien n’est assuré.