Sourires de Lavrov, Kerry in the pocket

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Sourires de Lavrov, Kerry in the pocket

Certains Européens qui ont compris dans quelle épouvantable situation se trouve le bloc BAO en Syrie ont des contacts discrets mais pressants avec les Russes pour leur demander de l’aide, eux qui semblent bien évoluer dans la crise syrienne. (Nous parlons de “quelques Européens” des institutions, les grandes nations européennes étant hermétiquement enfermées dans une pensée réduite aux spasmes d’un étrange bellicisme qui semble dépasser même ceux qui l’expriment et vous l’expliquent.) Ces émissaires européens reçoivent en général, de la part des Russes, une réponse chaleureuse, amicale, mais ferme quoique désolé : «Nous voulons bien mais nous n’avons pas confiance en vous.» C’est à peu près ce que les Russes pensent lorsqu’ils reçoivent, tous sourires, John Kerry à Moscou. La philosophie désormais en cours au Kremlin a été résumée par Alexei Pouchkov, président de la commission des affaires étrangères de la Douma et conseiller de Poutine ; pour lui, des ententes ponctuelles importantes peuvent être obtenues dans un but de coopération avec les USA mais il faut oublier le projet grandiose de reset des relations USA-Russie de 2009.

Les choses sont donc fixées  : on prend ce qu’on peut prendre mais, sur le fond, lorsqu’il s’agit d’une entente structurelle, «... Nous n’avons pas confiance en vous.» Ce qui explique, en un sens qui paraîtrait paradoxal, les sourires de Lavrov avec Kerry, ce qui renvoie à ce que nous disions du “sourire de Lavrov” le 1er mars 2013. Il s’agit bien d’une sorte de “libération” pour les Russes, dont eux-mêmes (les Russes) portaient une part de responsabilité : ayant écarté le projet d’une coopération structurelle qui aurait été de s’enchaîner à un partenaire inconstant, insaisissable, fractionné en divers pouvoirs, on peut alors attaquer là où l’ouverture se fait pour faire un accord ponctuel qui répond au pragmatisme nécessaire. Par conséquent, oui, on a rarement vu (bis) un Lavrov aussi souriant lors de ses entretiens et des temps morts entre les entretiens avec Kerry. Lavrov, qui couvre régulièrement Kerry de fleurs, a trouvé le partenaire ponctuel idéal pour lui : si les circonstances s’y prêtaient, il ne ferait qu’une bouchée de cet aimable, souriant (lui aussi) et inconsistant secrétaire d’État.

Kerry a d’abord rencontré Poutine et a rempli de joie les Russes en affirmant son enthousiasme sans retenue pour l’accord de Genève de juin 2012. Rien ne peut plus faire plaisir aux Russes. (De Novosti, le 7 mai 2013) :

«Le secrétaire d'Etat américain John Kerry, en visite de travail à Moscou, a assuré mardi au président russe Vladimir Poutine que Washington partageait les approches de Moscou concernant le règlement en Syrie et la garantie de la sécurité dans la région. “Les Etats-Unis estiment que l'intérêt commun concernant la Syrie consiste dans la stabilité régionale, ainsi que dans l'absence de l'extrémisme et des problèmes susceptibles d'affecter l'ensemble de la région. Nos pays ont signé le Communiqué de Genève, partageant ainsi cette approche commune”, a déclaré M. Kerry au début d'un entretien avec le chef de l'Etat russe.»

Passant aux sourires de Lavrov, on voit que Kerry et son homologue russe sont devenus plus concrets. Ils ont convenu qu’une conférence internationale sur la Syrie aurait lieu à la fin du mois, suivant les principes de la conférence de Genève d’il y a un an. (Novosti anglais, le 8 mai 2013).

«Russia and the United States will set up an international conference on Syria by the end of this month that will hopefully include representatives of the Syrian government and opposition, US Secretary of State John Kerry said Tuesday. The conference will be aimed at facilitating a solution to the Syrian crisis through political dialogue, Kerry said at a meeting with Russian Foreign Minister Sergei Lavrov in Moscow.

»The Syrian government has assured Russia it is ready to participate in the conference, Lavrov said. “But, of course, so far these are just words that have yet to be transformed into actions,” he said. The Syrian opposition has not commented on the proposal, Lavrov said. Opponents of Syrian President Bashar Assad have refused to sit down for talks with the regime in the past, saying that Assad’s removal is a non-negotiable issue. The conference would be a follow-up to last year’s international meeting in Geneva that drafted a peace roadmap for Syria, Lavrov said.»

Certains Européens (les mêmes que ceux qu’on a rencontrés plus haut) craignent que Russie et USA s’entendent entre eux, donc un peu sur leur dos. Il ne faut pas trop s’attarder à une telle crainte. Russes et Américains américanistes peuvent s’entendre sur tel ou tel point, mais la Russie et les USA ne seront pas pour autant engagés ni liés en quoi que ce soit. Les Russes savent même parfaitement que leur entente avec Kerry à Moscou peut capoter dans trois ou quatre semaines devant le Congrès, où la folie paranoïaque règne en maîtresse absolue, tandis que le président n’a de cesse de trouver un arrangement qui revient toujours à faire des concessions maximales aux plus extrémistes.

De ce point de vue, on pourrait observer que les Russes, qui ne cessent de dénoncer avec justesse les réflexes type-Guerre froide de ce même Congrès US, ont eux-mêmes jusqu’ici été victimes du même réflexe type-Guerre froide, mais dans son aspect constructif. Ils ont cru, ces dernières années, et notamment avec Obama, qu’ils pourraient reconstruire un partenariat privilégié avec les USA, comme il en existait un du temps de la Guerre froide. C’était une illusion. Le monde politique washingtonien, essentiellement au niveau du Congrès, a perdu toute mesure, emporté par l’hubris de la période d’“hyperpuissance” (deuxième mandat Clinton-premier mandat GW Bush), et ne raisonne plus aujourd’hui qu’en puissance dictatoriale entendant dicter sa loi au monde, – bien loin du “partenariat” USA-URSS,par conséquent. L’“hyperpuissance” US s’étant dissoute jusqu’à une mesure considérable de dislocation et et de dysfonctionnement, pseudo-surpuissance travaillant dans le sens de l’autodestruction, les diktat du Congrès et de la politique extérieure activiste type-Hillary Clinton rencontrent de plus en plus de difficultés à se faire entendre, tandis que l’unité de pouvoir qui était établie tant bien que mal durant la Guerre froide s’est dissoute dans une parcellisation extrême. Il semble que les Russes aient compris cela aujourd’hui, et c’est une des causes de leur émancipation du “partenariat” avec les USA que nous avions signalée le 1er mars 2013. Ils savent maintenant qu’il faut faire du “coup par coup”„ avec les USA, en choisissant le plus judicieusement possible son moment et son partenaire, pour obtenir le plus possible... Et encore, répétons-le, sans la moindre garantie de durée et de certitude.

En attendant, une rencontre comme celle de Moscou, où un Kerry suit à fond les Russes sur la question de la conformation à l’accord de Genève, est un incontestable succès de communication pour la Russie, et un point marqué vis-à-vis des extrémistes divers du bloc BAO, autant que des rebelles. Les Russes peuvent également réaffirmer, sous l'oeil bienveillant de Kerry, leurs positions sur les livraisons d’armes aussi bien que sur le chimique, tout en présentant l’affaire comme si Assad restait pour tout le monde (y compris le bloc BAO) un interlocuteur incontournable. Pour Kerry, qui semble effectivement d’une matière assez molle et changeante, sa rencontre de Moscou ne fait que le ramener à sa position affirmée à Oslo le 12 mars 2013 (voir le 26 mars 2013), dont il s'était tant écarté depuis... Comme on l’a dit, il s’agit, avec un des nombreux représentants itinérants du pouvoir américaniste, de choisir le bon moment.

Enfin, le dernier point, qui est également de communication, mais à une époque où la communication règle tout. La rencontre de Moscou constitue de facto un désaveu au moins indirect de diverses actions violentes, y compris des attaques israéliennes de ces derniers jours. Personne ne le dit, ni n’y fait la moindre allusion, parce que tout cela évolue dans des mondes parallèles qui ne se rencontrent jamais. Il n’empêche que l’intervention a bien été dans ce sens qu’on a dit. Alors qu’on était au bord de la Troisième Guerre mondiale il y a quatre jours, on se trouve aujourd’hui sur la voie d’une grande conférence internationale d’où certains espèrent voir sortir un accord au moins de cessez-le-feu... Bien, nous ne parierions ni sur l’un ni sur l’autre, ni sur la Troisième Guerre mondiale, ni sur un accord de cessez-le-feu ; par contre nous parions sur la toute puissance de la communication et, en un sens, sur la puissance d’influence et l’habileté manœuvrière des Russes.


Mis en ligne le 8 mai 2013 à 12H06