Staline, homme de l’année?

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Staline, homme de l’année?

31 décembre 2008 — C’est avec une grande désolation que la station de télévision russe Rossiya, l’une des plus grandes de ce grand pays, a donné les résultats d’une grande enquête effectuée sur plusieurs mois en 2008, et qui a touché plus de 50 millions de citoyens par tous les moyens de communication possibles. L’enquête, dont BBC.News donne quelques détails le 28 décembre portait sur la détermination du “plus grand Russe de tous les temps”. Cinq cents noms avaient été sélectionnés, qui aboutirent à une pré-sélection finale de douze, puis de huit. Le résultat est que nous avons évité de justesse que Joseph Staline soit ce Russe-là, – bien qu’il fût Géorgien de pure souche, ce qui a sa signification en ce moment. Il arrive finalement troisième après, semble-t-il, d’étranges interventions des promoteurs de cette vaste initiative de recensement du sentiment russe actuel. (On est démocrate ou on ne l’est pas.)

«Stalin – born an ethnic Georgian – was riding high for many months and was in the number one slot at one point until the show's producer appealed to viewers to vote for someone else, says the BBC's Richard Galpin in Moscow.»

Le vainqueur, “le plus grand Russe de tous les temps”, est honorablement le grand Alexander Nevsky, le chevalier du XIIIème siècle qui repoussa les envahisseurs venus de l’Occident et préserva l’unité de la Sainte Russie; le second, également fort honorable mais cette fois pour nos consciences démocratiques, est le Premier ministre Piotr Arkadievitch Stolypine, homme politique réformiste, assassiné en 1911; et le troisième, enfin, est Joseph Staline. Quelle affreuse surprise, pour cette troisième place, – qui aurait pu être la première! (Parmi les autres classés immédiatement derrière Staline, la grande Catherine, Dostoïevski, Pierre le Grand, Ivan le Terrible…)

«Former Soviet dictator Joseph Stalin was beaten by medieval prince Alexander Nevsky in a poll held by a TV station to find the greatest Russian. Stalin came third, despite being responsible for the deaths of millions of Soviets in labour camps and purges. Alexander Nevsky fought off European invaders in the 13th century to preserve a united Russia. In second place was reformist Prime Minister Pyotr Stolypin, who was assassinated in 1911.

»More than 50 million people voted by phone, the internet or via text messages in the poll held by Rossiya, one of Russia's biggest television stations. The voting took place over six months as 500 original candidates were whittled down to a final 12.»

Effectivement, les promoteurs et animateurs de cette immense enquête sont perplexes, sinon angoissés et inquiets. La troisième place donnée à l’un des plus terribles et sanglants dictateurs de l’Histoire semble une sorte de mystère effrayant. La chose apparaît comme un symbole de la situation russe et, plus gravement encore, un symbole de la situation de notre temps historique.

«Many in Russia do still revere Stalin for his role during World War II when the Soviet Union defeated the forces of Nazi Germany. But now there is a much broader campaign to rehabilitate Stalin and it seems to be coming from the highest levels of government, says our correspondent.

»“We now have to think very seriously, why the nation chooses to put [Joseph] Stalin in third place,” said actor and film director Nikita Mikhalkov, one of the contest's judges, after the results were released.»

Cette enquête et ce choix si perturbateurs pour l’esprit interviennent dans les nouvelles courantes à un moment évidemment important, pour la Russie et pour le reste, et ils sont un bon reflet de l’importance de ce moment. L’année 2008 a été importante pour la Russie elle-même d’un double point de vue: d’un côté, il y a eu une affirmation tonitruante de la puissance retrouvée de la Russie (la crise géorgienne en août) et, dans tous les cas, au travers du soutien qu’a reçu le gouvernement russe dans cette crise, l’affirmation populaire de la fierté russe retrouvée, de la puissance russe, de l’identité nationale, etc.; d’un autre côté, presque en même temps, à partir de septembre, les effets de la crise accompagnant la chute brutale du prix du pétrole après une hausse tout aussi brutale, qui ont placé la Russie dans une situation précaire, avec la possibilité, largement évoquée par les commentateurs occidentaux, de troubles sociaux devant des conditions sociales rendues plus difficiles. C’est justement pendant ces six mois que Joseph Staline a failli être “élu” selon un processus démocratique qui l’aurait émoustillé, et qu’il s’est imposé tout de même comme le troisième “plus grand Russe” de tous les temps. Il est difficile d’écarter le constat qu’il y a un rapport entre les événements et les résultats de l’enquête de Rossiya.

Après la chute du communisme et la période d’anarchie économique et sociale qui a suivi l’arrivée au pouvoir d’Eltsine, période activée par l’interventionnisme économique des USA pour imposer un système dont le monde entier peut aujourd’hui goûter les fruits dans la crise systémique générale, le communisme, plus encore que Staline bien sûr, avait connu un certain regain de popularité dans la population. Ce regain correspondait à un réflexe de survivance, une nostalgie pour un système qui, malgré ses travers et ses vices, assurait une certaine stabilité et une certaine sécurité sociales. Le regain de popularité de Staline ajoute une nouvelle dimension, plus proche de la réalité; il correspond à la perception de la réaffirmation de l’identité nationale au travers de l’idée de puissance attachée à Staline. Outre son rôle dans la conduite de la guerre contre l’Allemagne (rôle un peu forcé au départ, et sans gloire excessive, par contre avec une cruauté extrême et des qualités stratégiques approximatives dans l’emploi des troupes russes), une appréciation assez répandue à cet égard est celle-ci: “Malgré toutes les souffrances qu’il a causées, Staline reste l’homme qui a fait passer la Russie au niveau de la super-puissance qu’elle occupe depuis 1945”. Une telle appréciation mériterait évidemment d’être placée dans son contexte, qui est que Staline, et le communisme avec lui, ont réussi cet “exploit”, – et à quel prix! – après avoir très largement contribué à la destruction de la puissance russe, jusque dans la période qui suivit la révolution de février 1917 (ferment révolutionnaire dans l’armée russe, capitulation de facto avec le traité de Brest-Litovsk de mars 1918, déstructuration générale et destructions avec la guerre civile, etc.). Mais cette sorte de sentiment populaire qu’on examine ici ne prétend certainement pas être une leçon d’histoire; elle est plutôt l’expression d’une psychologie dans une situation politique présente, et la popularité de Staline exprime autant un réflexe de fierté russe, d’affirmation de puissance (la “super-puissance”), qu’un réflexe défensif national contre les pressions extérieures (la défense contre l’Allemagne jusqu’à la victoire).

Mais on ne peut s’en tenir là pour le commentaire.

Qu’avons-nous fait de la chute du Mur?

Ce choix de Staline à cette position, dans une enquête si significative par son caractère massif, est un fait symbolique bien significatif. Staline est bien ce qu’il est, – un homme exceptionnel par sa cruauté autant personnelle que politique, son absence totale de sensibilité et d’intelligence humaine dans sa politique, sa capacité vicieuse d’éliminer ses compagnons soupçonnés d’un jour devenir des rivaux, sa brutalité bureaucratique dans l'organisation du totalitarisme, sa responsabilité directe et avérée dans la mise en place d’un système sans exemple de sélection et de contrainte idéologiques et bureaucratiques par la contrainte psychologique et l’élimination systématique de la personne physique au nom de principes également idéologiques et bureaucratiques dont la vacuité permettait d’inclure à peu près n’importe qui dans les accusations et l’élimination. (L’un des traits caractéristiques du système policier stalinien est que personne ne pouvait se croire à l’abri de son action d’élimination, tant les accusations que portait ce système étaient vagues et adaptables à n’importe qui et à n’importe quelle situation. Même les membres de l’équipe Staline, comme l’a rapporté Krouchtchev, allaient à une invitation à dîner du chef avec la peur au ventre d’être soudainement arrêté durant le dîner sur un ordre de Staline.)

L’ampleur de la liquidation et de l’épuration permanentes, en même temps que la force de la pression de communication de déification du chef (sorte de pression formidable de la communication de propagande), étaient telles qu’on en arrivait à concevoir qu’il s’agissait de l’initiative de subordonnés échappant au contrôle de Staline. C’était une remarque courante durant la Iejotchina (la “période de Iéjov”, du nom du chef du NKVD de l’époque, Nicolas Iéjov, entre 1936 et 1939), notamment chez les intellectuels du régime menacés d’élimination, d’affirmer que Staline n’était pas au courant, et qu’il suffirait de l’en aviser pour faire cesser la “Grande Terreur” de 1936-39. Les funérailles de Staline, en mars 1953, montrèrent également cette stupéfiante ambivalence, de voir une population victime d’une telle oppression, sous la pression inouïe et contradictoire de la terreur policière permanente et de la sacralisation du chef, montrer un tel désespoir, proche de l’absolu, de la mort du dictateur qui avait ordonné, aux deux sens du mot, cette oppression. Même dans les camps de l’élimination sans fin du Goulag, nombre de détenus exonérait Staline de toute responsabilité dans leur sort atroce. De ce point de vue d’une situation de plusieurs décennies de la psychologie collective torturée et absolument déformée, en plus de l’élimination physique, Staline et le stalinisme présentent un cas unique dans l’Histoire. A la terreur policière absolue s’ajoutait une terreur tout aussi absolue de la communication, de déification paradoxale du dictateur impitoyable. Dans un tel univers général où les références normales d’un être étaient absolument saccagées, l’univers mental est effectivement totalement déformé.

A côté de cela, Staline montra des qualités politiques de force sans contrôle, de cynisme et de dureté, qui donnèrent effectivement des résultats au niveau de la puissance d’apparence de l’URSS. (Le cas de la Deuxième Guerre mondiale est complètement à part. Staline, pour se sauver et sauver son pouvoir et le pays par conséquent, dut capituler en abandonnant toute la communication dialectique sur le communisme, et en le remplaçant par une communication dialectique sur la nation et la défense de la Sainte Russie, et ainsi susciter un formidable élan patriotique russe. Cela ne l’empêcha pas de mener la guerre avec son habituelle cruauté, notamment pour ses propres soldats russes, et de montrer, semble-t-il, de piètres qualités stratégiques.) On ne sait si cette démarche où l’on pourrait trouver des “qualités politiques” à Staline doit être jugée politiquement, ou s’il ne faut y voir qu’une retombée inévitable du système général de terreur policière et de terreur de la communication que Staline avait mis en place, assurant par sa contrainte même des opportunités politiques. Quoi qu’il en soit, ce sont ces derniers points, – ses soi disant “qualités” politiques et patriotiques, – que la mémoire historique de nombreux Russes retient aujourd’hui de Staline, comme le montre l’enquête. Cette attitude psychologique des Russes est explicable en très grande partie, sinon exclusivement, par le traitement absurde, injuste et stupide que l’Occident soi disant “victorieuse” a appliqué à la Russie depuis 1989 (“l’Occident soi disant ‘victorieuse’”, – alors que la chute du communisme est essentiellement due à Gorbatchev, comme on ne doit cesser de le répéter, au contraire de la pieuse légende sur le rôle de Reagan et du sacro-saint militarisme US).

L’aveuglement complet et l’injustice fondamentale de l’Occident, pour cette séquence, sont à dater de la chute du Mur de novembre 1989. Nous crûmes que l’Europe de l’Est se libérait du joug du communisme (cette croyance, évident transfert psychologique d’un Occident, particulièrement les USA en 1956 et en 1968, qui n’a jamais rien fait pour pour venir en aide à l’Europe de l’Est durant la Guerre froide après s'être abstenu de la défendre à la fin de la Seconde Guerre mondiale). La réalité se décline en deux parties: 1) l’Europe de l’Est ne “se libérait” pas stricto sensu, c’est Gorbatchev qui avait décidé qu’on ne ferait rien contre les mouvements de libération qui se développaient; 2) ce n’est pas l’Europe de l’Est seulement qui était libérée du joug communiste, mais aussi et d’abord la Russie. Quand on rappelle ce que Staline a imposé d’une façon dictatoriale à la Russie, sous les applaudissements contemporains de la foule des “idiots utiles” occidentaux, innombrables chez les intellectuels dont les fils et héritiers spirituels dénoncent la Russie aujourd’hui, comment ne pas comprendre que la Russie fut évidemment victime du communisme, encore plus que l’Europe de l’Est elle-même? Qu’elle avait autant sinon plus droit à la sollicitude, à l’attention et au respect de l’Occident que l’Europe de l’Est? Au contraire, on la traita comme on le sait, comme une pestiférée et une vaincue, autant à cause de la déformation historique de l’hostilité née de la Guerre froide et de la vanité du système libéral occidental croyant à sa supériorité historique, que selon les lignes habituelles de la médiocrité barbare d’un système (le nôtre) incapable de suivre autre chose que les instincts prédateurs et cupides de sa logique corrompue. Les qualificatifs nous manquent…

Alors, puisqu’il le faut, l’esprit russe se replie, dans un réflexe de défi et de fierté nationale, sur le souvenir du seul homme qui effraya et trompa l’Occident, qui mena la lutte contre l’Allemagne hitlérienne, malgré les souffrances inouïe que la Russie endura de son fait. En fait de gâchis, on ne fait pas mieux. Cela dit, nous pouvons commencer à gémir sur le manque de “sens démocratique”, à l’image de notre superbe exemple, dont font preuve les Russes en sélectionnant Staline. Gémissons, gémissons, puisqu’il ne nous reste que cela pour justifier notre civilisation. Quel piètre temps historique. “Comment peut-on être civilisé?”, aurait demandé Montesquieu.