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203109 octobre 2017 – Il est assez rare de rencontrer sous la plume d’un homme honorable, comme par un biais inattendu, une de ces très-simples vérités premières qui vous habitent depuis si longtemps, que bien peu de gens sembleraient partager jusqu’à vous faire paraître grognon on ronchon si vous l'exposiez aux yeux de tous. Il s’agit d’un jugement spontané depuis que mon esprit s’est aiguisé en critique intransigeant des USA, – donc depuis quelque part entre 1979 et 1992... Ainsi ai-je considéré depuis cette époque d’une façon ouverte et consciemment développée que la présence constante de la bannière étoilée, au fronton des maisons US, à la boutonnière des héroïques hommes politiques, dans le métro, le bus ou les restaurants, dans les immeubles en construction, à Wall Street, dans les stades où évoluent les joueurs de la NFL avec un genoux en terre, sur les statues de Saddam déboulonnées, sur les T-shirt et sur les préservatifs, – et surtout, surtout, dans tout film hollywoodien qui se respecte et qui doit à un moment ou à un autre, fût-ce dans une sorte de Tartar’s Desert sans fin, montrer l’image d’une bannière étoilée, – j’ai toujours considéré cette présence, dis-je, comme un des signes les plus indubitables de l’insondable et abyssale faiblesse cachée chargeant d’une marque indélébile et infâmante le patriotisme enflammée et bruyant que chaque citoyen doit à la Grande République.
A cette lumière, on comprend que je lise avec grand plaisir, celui de la rencontre des esprits, ce paragraphe en ouverture (en “chapeau”) du texte de James Howard Kunstler (sur kunstler.com), dans sa traduction française par LeSakerFrancophne du 25 septembre 2017, sous le titre conservé de l’original (« Take the Knee ») :
« Il y a beaucoup de sujets désespérants dans cette République devenue folle – si elle en est encore une – mais le fardeau d’être un joueur de football multimillionnaire n’était pas au sommet de ma liste. Personnellement, je trouve un peu particulier d’avoir à jouer l’hymne national avant tout événement sportif. Tout ce que cela montre vraiment c’est à quel point nous sommes si peu sûrs de notre nation que nous devons montrer notre amour du pays de cette manière obsessionnelle. Même avec les membres du Congrès et leurs stupides pin’s avec le drapeau, ou le drapeau devant les restaurants Denny’s. Est-ce que les mangeurs de “petits-déjeuners de bûcherons” sont si désorientés lorsqu’ils quittent le resto qu’ils doivent se rappeler dans quel pays ils sont ? “Oh, regardez-moi, on est bien aux States après tout …” »
Je ne me réfère bien entendu qu’à ce que j’ai lu et écrit sur l’Amérique (beaucoup, tout de même) pour observer que je n’ai jamais rencontré ce sentiment aussi fortement exprimé ici, chez Kunstler, sentiment que j’ai bien sûr moi-même éprouvé depuis si longtemps et exprimé à toutes les occasions possibles. Par exemple ceci, dans ce Glossaire.dde où je reprends pour l’enrichir un texte de 1999 sur l’Amérique, « L’empire de la communication » (le 10 mars 2016)…
J’avais détaillé dans ce texte ce que j’estimais être la substance factice de ce pays résolument a-historique parce que fabriqué littéralement hors de l’Histoire, entièrement construit à partir de sa conceptualisation dynamique sur la communication, avec le technologisme comme principal aliment de sa puissance et de sa mystique matérialiste ; par conséquent, devant palier son absence d’histoire, de passé, par le déploiement et l’entretien d’innombrables symboles, dont la bannière étoilée est le premier d’entre tous :
« Il se déduit de cette situation, comme on l’a déjà vu et compris, une extrême fragilité et une non moins extrême vulnérabilité de l’Amérique dans sa substance même, puisque cette substance ne repose sur aucune essence historique. D’où la profusion de contresens et de contradictions à son propos. L’extrême patriotisme que le jugement croit d’habitude déceler dans la situation américaniste est entièrement une symbolisation de patriotisme, et un simulacre de patriotisme par conséquent puisque ce symbolisme n’est qu’un acte de communication, comme une sorte d’exorcisme de l’inexistence historique de l’Amérique : profusion extraordinaire de drapeaux (dans tous les films, à toutes les boutonnières, au-dessus de l’entrée de chaque maisons, sur des voitures, etc.), les couleurs et dessins du drapeaux utilisés pour toutes sortes de vêtements, les chants patriotiques faisant partie du répertoire classique de l’entertainment (“America the Beautiful”), etc. »
La crise qui touche le Système, et les USA notamment depuis la fin de la Guerre froide (commencée pour moi en mai 1992, avec les émeutes de Los Angeles), s’exprime dans le symbolisme du drapeau et dans la façon dont ce symbolisme est interprété et manipulé, dans une mesure très significative. Dans le livre de Paul Auster, Leviathan (1994), dont le thème suit le parcours d’un terroriste intérieur, un antiaméricaniste pur jus, de l’espèce blanche et du genre masculin, dissident, etc., l’auteur fait cette réflexion, – la forme est approximative mais le fond ne trompe pas : “La bannière étoilée est l’objet de toutes les passions aux USA : la moitié des Américains veut l’adorer, l’autre moitié veut la brûler.”
(L’on débat depuis toujours pour savoir si le fait de brûler la Star-Spangled Banner est un crime de l’ordre du relaps qui vous réserve l’Enfer, ou s’il s’agit d’un acte d’exorcisme relevant du Deuxième Amendement de la Constitution et qui sauve une âme.)
Le film Dans la Vallée d’Elah est le seul film, à ma connaissance qui se trouve entièrement condensé, symbolisé et haussé dans sa signification fondamentale par deux scènes, l’une au début l’autre à la fin, qui concerne la bannière étoilée. Au début, le héros, un ancien enquêteur de la police militaire du nom de Danley interprété par Tommy Lee Jones, part vers une base du Texas pour enquêter sur la mort de son fils, retour d’un déploiement en Irak en 2003-2004. Près de chez lui, il passe devant une institution publique, gérée je crois par un Mexicain, devant laquelle se trouve un mat où haut duquel flotte la fameuse bannière étoilée. Le Mexicain s’est trompé, il a mis la bannière à l’envers, le rectangle des étoiles en bas, – dans cette position dont on sait qu’elle est un signe d’immense détresse dans le chef de ceux qui ont hissé le drapeau. Danley le lui fait remarquer, l’autre se confond en excuse, le drapeau est remis dans sa position convenable et convenant à l’avenir de la Grande République. Danley arrive sur place, au Texas, fait son enquête, découvre des vérités sur l’affreuse guerre irakienne, sur la corruption dans l’armée US, sur le dévoiement de l’institution avec ses manipulations multiples, sur la crise profonde qui affecte le pays par conséquent, et par conséquent sur la mort de son fils dans des conditions sordides à partir d’exactions en Irak, et qui ont été dissimulées. Il s’en retourne chez lui, passe devant la même institution où se trouve le mat et son drapeau, s’arrête, descend le drapeau et le change de position : désormais, de façon volontaire et nullement par erreur, flotte l’étendard inversé, signalant que cette nation a besoin d’une aide désespérée tant sa crise est profonde et gigantesque.
Wikipédia sur le drapeau dans ce film : « Dans la vallée d'Elah (In the Valley of Elah, 2007) : le personnage joué par Tommy Lee Jones s'arrête au début du film devant un bâtiment dont le drapeau est monté à l'envers. Il fait remarquer au concierge : “Vous savez ce que cela veut dire quand un drapeau flotte à l'envers ? C'est un signal de détresse international. Cela veut dire on a d'énormes problèmes, venez à notre secours, on n'a pas la moindre chance de s'en sortir.” À la fin du film, il vient remettre le drapeau à l'envers, en le remplaçant par un drapeau usagé, que son fils soldat en Irak lui a envoyé par la poste. »
Ce qui n’a cessé de me toucher toujours plus fortement et profondément, c’est la facticité de la chose, cette sorte de montage, non plutôt de simulacre certes ; cela qui met en scène dans toutes les familles, chez tous les individus, plaquée sur toutes les psychologies, le simulacre du patriotisme américain, l’immense truquage sur lequel repose cette pseudo-nation (cette non-nation, et empire usurpé). Le patriotisme américain, qui fait l’admiration des naïfs ou des opinions intéressées, particulièrement en France, est une sorte d’obligation à la fois frileuse et terroriste, à laquelle tout le monde sacrifie comme l’on se tient en rang pour l’inspection et comme l’on porte une bouée de sauvetage. Le patriotisme américain, complètement fabriqué, fait de pure communication, est un mot d’ordre, un standard, une injonction aussi dure que la “marche vers la mer” de Sherman ravageant la Géorgie en 1864, d’Atlanta à Savannah
Cette démarche absolument conformiste n’a aucun rapport avec ce que l’on peut trouver dans les vieilles nations, il s'agit de mise en scène, une bande d’Hollywood, un avatar absolument. Le patriotisme américain est le dernier cri de désespoir de l’homme moderne, où le désespoir est, selon le processus habituel de l’inversion, présenté comme un signe d’espoir. Cela donne toute sa mesure à cette possibilité symbolique d’installer le drapeau à l’envers… Drapeau changeant et vivant au fil des États qui s’additionnent, – et se préparant au mouvement inverse, toujours aussi vivant et en mouvement vers la mort, – la bannière étoilée est devenue ce signe de détresse profonde que les naufragés de la modernité hissent à la pointe de leur mat délabré, cul par-dessus tête comme il se doit, comme fait Tommy Lee Jones retour du monde réel où il a pu mesurer ce qu’est devenu l’Amérique.
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