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119029 décembre 2010 — Le traité START-II a été ratifié par le Sénat des Etats-Unis après une course échevelée. Sa ratification par la Russie (le Douma en l’occurrence) ne semble pas faire de doute, malgré des réticences perceptibles. Plus encore, les Russes, – les experts surtout, – mettent en évidence l’avantage pour eux de ratifier ce traité pour qu’il entre le plus vite possible en application. C’est sur ce point que nous voudrions nous arrêter, car il présente des aspects intéressants et jusqu’ici assez peu mis en évidence.
Une dépêche AFP reprise par Spacewar.com du 25 décembre 2010 donne les principales indications à ce propos… Il expose les conditions imposées par ce traité et suggère l’observation qu’il est effectivement avantageux pour les Russes. L’état de l’arsenal russe est tel, avec le vieillissement des systèmes, que la Russie n’aura aucune réduction à faire pour se conformer au traité, tandis que les USA, au contraire, devront pratiquer des réductions pour s’y conformer.
«[A]nalysts said that Russia's real problem was that even these lower missile and launcher ceilings were too high for the country to keep pace with the United States. Soviet-era missiles such as the Saber SS-22 are rapidly approaching their expiry date and technical specifications mean the weapon has no purpose if its nuclear warheads are taken out of commission.
»“START is not the problem here,” said the respected military commentator Alexander Golts. “The problem is that Russia has to retire more delivery vehicles because of ‘old age’ than it has the funds to produce.” […]
»National Defence magazine editor Igor Korotchenko told the RIA Novosti news agency that Russia was now likely to keep just 390 missiles and bombers as it looks to save money ahead of a new round of strategic reductions in 2020.
»And Defence Minister Anatoly Serdyukov saw nothing but the treaty's advantages as he defended it parliament Friday. “We will not have to make any cuts to our strategic offensive weapons,” Serdyukov told sceptical lawmakers from the Communist opposition. “But the Americans – they will indeed have to make some cuts.”
»“Serdyukov is right,” said Moscow's Centre for Disarmament Director Anatoly Dyakov. “Russia has already met its launcher obligations. It only has 560 of those. “We have more warheads. But if you take the old SS-20s out of commission – they each have 10 warheads and have been in service 10 years past their expiry – then you really do not need to take any additional measures,” said Dyakov. […]
»The maths also works in Russia's favour because START focuses exclusively on ‘strategic’ nuclear weapons that are designed to destroy large populations or damage the enemy's ability to wage war. […] The United States thus has a strategic superiority over Russia – which in turn enjoys an advantage in ‘tactical’ weapons used in smaller campaigns around its periphery.
»A White House spokesman told Sunday's New York Times that Washington was now “seeking to initiate negotiations” with Moscow on tactical weapons and Russian lawmakers agreed that those talks would probably happen next. “I am afraid that this is something Russia will not be able to avoid,” the upper house of parliament's foreign affairs committee chairman Mikhail Margelov told Moscow Echo radio. But he added: “We should definitely support START.”»
@PAYANT Ce sont des points de vue intéressants, qui donnent un autre angle d'appréciation, plus technique, plus “comptable”, plus fondé sur la puissance brute de la quincaillerie que celui que nous avons l’habitude de développer. Mais ces points de vue et les réalités qu'ils recouvrent nous ramèneront inéluctablement à notre approche car l’on n’échappe pas aux vraies pesanteurs du Système qui sont basées sur la communication, la tromperie, le virtualisme. (Le qualificatif “vraies” est dit avec ironie puisqu’il qualifie des réalités absolument mensongères et virtualistes… Mais la “réalité mensongère et virtualiste” est une des vérités essentielles de notre temps. Dont acte.)
On comprend la logique russe. Il est caractéristique que les Russes (les experts russes, mais aussi des militaires) se découvrent à l’occasion de la ratification du traité START-II, après que les USA l’aient ratifié. Inutile d’ajouter (voir plus loin) que nombre d’experts et d’idéologues US vont désormais clamer, en citant texto les experts russes, que les USA sont tombés dans un piège tendu par les Russes. Ce piège, tel qu’il serait détaillé, empêcherait les USA d’avoir la supériorité nucléaire disons “décisive” contre la Russie, une supériorité nucléaire que certains jugeraient stratégiquement fondamentale, et que certains parmi ces “certains” jugeraient décisivement utilisable (voir notamment notre F&C du 31 mars 2006).
Du coup, le traité START-II apparaît, du côté russe, comme un moyen “à bon marché” et politiquement vertueux de contraindre les USA dans certaines limites et de limiter leurs propres dépenses dans le domaine nucléaire. D’une certaine façon, certains pourraient juger la manœuvre notablement habile… Avec un arsenal “utilisable” qui n’est plus très loin d’être du niveau de l’arsenal nucléaire français, les Russes parviennent à maintenir un statut stratégique et politique équivalent à celui des USA.
D’un autre côté, cette vision doit être nuancée par certaines observations. S’il est vrai que les USA ont notablement plus de “têtes” nucléaires que les Russes (4.700 opérationnelle ou utilisables, contre 2.600 pour les Russes), ils ont également des problèmes de vieillissement avec certains de leurs vecteurs nucléaires et, également, des problèmes de contrôle et de commandement sur la force nucléaire comme la chose a été démontrée à plusieurs reprises ces dernières années par diverses situations d’instabilité, d’impréparation et d’absence de contrôle sur les forces nucléaires stratégiques US. Rétablir ces déficiences et lancer des modernisations demandera beaucoup d’argent (Obama a déjà promis $85 milliards) au moment où la situation fiscale des USA est tragique (voir plus loin). De ce point de vue, la situation est loin d’être aussi nette qu’elle est présentée par les Russes, qui souffrent, depuis les années 1990 et la destruction d’une grande partie de leurs capacités, d’un complexe d’infériorité sur les USA, du point de vue de la puissance militaire, et notamment stratégique. Le jeu est donc, de ce point de vue, notablement plus complexe qu’il ne paraîtrait à première vue, en écoutant des experts qui ont en général tout intérêt, lorsqu’ils parlent sur les scènes intérieures, à mettre l’accent sur les faiblesses russes pour pouvoir disposer d’arguments en faveur d’un renforcement des budgets militaires russes.
La question des missiles à courte portée à têtes nucléaires est beaucoup plus intéressante, parce que les Russes se trouvent en position largement dominante, au contraire des vecteurs stratégiques. Cette dissymétrie reflète évidemment les différences fondamentales entre les deux puissances, – continentales et fortement axée sur les équipements terrestres d’affrontement du côté russe, maritime, isolée et essentiellement axée sur la dimension stratégique intercontinentale du coté américain. Ce sont les USA qui insistent pour avoir des négociations sur un accord de limitation sur les engins de courte portée avec la Russie, où ils espèrent évidemment obtenir un rapport beaucoup plus avantageux, sinon équivalent, qui rattrape ce qu’ils ont l’impression d’avoir donné sans équivalent au niveau des armes stratégiques nucléaires (START-II).
Pour l’instant, donc, tout le monde semble satisfait, la partie US comme la partie russe, du moins officiellement. Cela ne durera pas, si même cela existe hors du seul aspect virtualiste et de communication. Cette satisfaction va être très vite entachée par des pressions extrêmement fortes, d’abord du côté US, ensuite du côté russe, en riposte de l’accord conclu comme de celui qu’on envisage, selon les interprétations qui en sont faites.
Les arguments des experts russes sont nouveaux… Jusqu’ici, des bruits et des évaluations courtaient, mais la tonalité de leurs commentaires, ainsi que la présence de militaires parmi eux, rendent un ton très officiel. Du coup, on est conduit à penser qu’ils expriment, pour la Douma qu’il faut convaincre de ratifier START-II (ce qui n’est pas acquis pour certaines parties des parlementaires), des appréciations officielles jusqu’ici dissimulées ou, dans tous les cas, laissées dans cette sorte de “flou artistique” que détestent les stratèges et les analystes. Désormais semble apparaître la véritable pensée et le véritable calcul russe : limiter par le traité la puissance US, dans un domaine où elle aurait semblé pouvoir aisément s’affirmer contre les Russes. Il est évident que nombre de critiques du traité START-II du côté US, surtout chez les républicains (néo-conservateurs, interventionnistes, etc.), mais aussi chez certains démocrates, ne vont pas manquer de “découvrir” ce piège et de clamer que les USA ont été grugés avec START-II.
On peut alors attendre diverses réactions.
• La première concerne la question des négociations pour des missiles à têtes nucléaires à courte portée. La pression va être terrible sur l’administration Obama pour qu’elle exige et obtienne aussitôt que possible de telles négociations, avec des exigences draconiennes à l’encontre des Russes. Les droites idéologiste et interventionniste voudront absolument réduire à rien l’avantage russe incontestable dans ce domaine. Les Russes, eux, peuvent rétorquer que si le traité START-II impose des limitations, eux-mêmes sont bien en dessous de ces limitations et sont donc tout de même face à une supériorité US. Ils voudront la réciproque pour les missiles à courte portée. Le débat sera chaud parce qu’on comparera des choses incomparables, des systèmes d’arme stratégiques à longue portée et des systèmes d’arme tactiques à courte portée. La sécurité européenne sera directement concernée puisque les missiles à courte portée russes concernent évidemment le territoire européen, tout cela dans la situation ambiguë qu’on connaît des relations entre “l’Ouest” et la Russie, où d’une part existe une forte division sur le sentiment vis-à-vis de la Russie chez les membres de l’OTAN, où d’autre part a été lancé depuis Lisbonne un grand projet théorique de coopération entre l’OTAN et la Russie… Le moins qu’on puisse en dire est qu’il s’agit d’une situation compliquée, avec de nombreux paramètres divergents ou contradictoires.
• …Et puis, surtout, il y a les sempiternels systèmes antimissiles dont on sait qu’ils sont l’objet de toutes les contestations des mêmes droites idéologiques et interventionnistes US, cette fois soutenues par une forte majorité de l’establishment (et par l’OTAN). Les conditions signalées plus haut pourraient conduire à des exigences décuplées de la part des partisans de réseaux antimissiles US, surtout en Europe. La question de leur interférence sur d’éventuels missiles stratégiques russes va se doubler de la nouvelle question, encore plus pressante, de leur interférence sur les missiles à courte portée russes. De leur côté, les Russes pourraient trouver de plus en plus d’arguments pour définir ces antimissiles comme une menace très sérieuse contre leurs capacités. L’aspect politique et la forme polémique pourraient très vite s’ajouter aux réalités opérationnelles, alors que l’esprit même des accords USA-Russie (notamment sur les engins de courte portée) diverge d’une certaine façon de l’esprit d’une coopération réaliste entre la Russie et l’OTAN. En effet, quelle place prendraient, dans toutes ces négociations qui embrassent désormais de nombreuses catégories d’engins nucléaires, les forces nucléaires françaises et anglaises, qui ont jusqu’ici échappé à toutes les catégorisations des négociations USA-URSS puis USA-Russie, alors que France et Angleterre font partie de l’OTAN et qu’il y a désormais l’intention proclamée de liens de coopération entre l’OTAN et la Russie ? (Quelques Européens de l’Ouest imaginatifs et sincères, s’il y en avait, pourraient envisager des accords directs entre les dimensions nucléaires ouest-européennes et la Russie…)
• Un autre scénario, qui concerne toujours la scène intérieure US, peut aussi être envisagé. Il est suscité par la question qui se pose aujourd’hui à propos de la situation intérieure du parti républicain, dans le nouveau Congrès (le 112ème) qui va entrer en fonction le 1er janvier 2011. Il est désormais acquis qu’on y trouvera une puissante tendance de réduction des dépenses fédérales (les “fiscal hawks”), qui semble de moins en moins vouloir épargner les dépenses militaires jusqu’alors considérées comme sacro-saintes. Le mouvement général de négociation pour les limitations des armements nucléaires pourrait donner à cette aile des “fiscal hawks” des idées de réduction des dépenses militaires dans ces domaines divers touchés par toutes ces affaires, ce qui placerait cette aile en confrontation directe avec les ultras de l’interventionnisme, à l’intérieur du parti républicain. On pourrait également voir de semblables divisions à l’intérieur du parti démocrate… Tout cela doit être considéré sur l’arrière-plan de la question de la réduction des dépenses fédérales (du déficit), qui est en train de devenir de plus en plus dramatique à Washington (voir les déclarations du sénateur républicain Coburn, le 26 décembre 2010 : «Congress needs to cut spending now or face fiscal Armageddon later…»)
… Il s’agit, plus que jamais, avec START-II et les autres négociations qui se profilent, et avec les polémiques et les affrontements qui accompagneront tout cela, d’une situation où la ratification du même START-II a effectivement mis en marche une “bombe à retardement” dont l’explosion pourrait amener des effets intéressants.