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23 juillet 2005 — Nous publions par ailleurs, dans la rubrique “nos choix commentés”, un texte publié le 18 juillet par Defense News sur l’utilité (la mise en question de l’utilité) de la stealth technology, ou technologie furtive. Nous le signalons, en même temps que nous publions divers textes de documentation sur cette question, parce qu’il s’agit d’un exemple extrêmement convaincant et significatif de la paralysie du jugement et de la décision, c’est-à-dire de la crise ontologique dans ce cas, dans l’un des domaines les plus spécifiques et les plus illustratifs du modernisme et du Progrès. Il s’agit de la paralysie paradoxale du Progrès, c’est-à-dire l’impossibilité d’influer sur son mouvement, jusqu’à la perversité complète de la situation ainsi créée lorsque le mouvement conduit à des prolongements grotesques, absurdes et calamiteux. Il s’agit, avec la stealth technology, de la technologie et de la bureaucratie, et l’usage que fait la bureaucratie de la technologie.
Il faut rappeler que le développement fondamental de la stealth technology commença en 1973, qu’il fut achevé en 1978-79, laissant la place à des raffinements, changements, etc. C’est-à-dire qu’en 1978-79, lors de la révélation de l’existence de la stealth technology, celle-ci était installée, présentée et saluée partout comme l’une des plus grandes révolutions de l’histoire de l’armement, de l’histoire de la guerre et de l’histoire de la technologie. (Les PR, ou Public Relations, déjà quasiment converties en virtualisme, y avaient mis du leur en lançant l’image type-bande dessinée de l’“avion invisible” comme résumé de l’application de la stealth technology, annonçant la philosophie de l’ère Reagan et le type d’intelligence de son inspirateur. Vraiment du niveau de la bande-comics.)
Entre cette période et aujourd’hui, une masse extraordinaire d’argent a été engloutie dans ce domaine de la stealth technology, impossible à mesurer mais qui est sans aucun doute de l’ordre de plusieurs centaines de milliards de dollars. Aujourd’hui, l’on en est encore à se demander, avec des doutes de plus en plus sérieux, si la stealth technology marche, si elle sert à quelque chose, si son effet n’est pas plus négatif que positif et ainsi de suite.
Defense News commence son article par ces mots, — à propos du F/A-22 mais vous pouvez mettre “stealth technology” à la place de l’avion : « Some analysts wonder: Is the unprecedented stealth of the U.S. Air Force F/A-22 Raptor worth its equally unprecedented cost? New tracking equipment, shifting tactics and other advances are already giving current stealth technology a shelf life, negating it bit by bit. »
Le débat n’est pas fini, et les habituels intellectuels de ces matières auraient évidemment tendance, ne serait-ce qu’au nom de la vertu démocratique, à vous affirmer qu’il est sain qu’il y ait un tel débat. Cette monumentale stupidité déguisée derrière les apparences d’un bon sens vertueux fabriqué pour l’occasion reviendrait à cette analogie de poser la question, en 1929, deux ans après le vol USA-Europe de Lindbergh, sept ans après l’installation des premières lignes aériennes, onze ans après la fin de la Première Guerre mondiale où l’avion joua un rôle souvent essentiel, de savoir si l’avion sert à quelque chose, s’il est utile, s’il marche, s’il vole vraiment, etc.
A quoi tient cette “monumentale stupidité déguisée”? Elle illustre la perversion du développement du Progrès hors de tout contrôle et avec l’abandon de toute évaluation de la cohérence de son sens. Le cloisonnement systématique de la pensée d’une part, la transformation du débat autour de la pensée organisatrice du sens du monde en un soutien systématique de l’autorité totalitaire d’un système machiniste d’une immense puissance et d’un aveuglement total d’autre part, constituent la substance de cette perversion. Le développement de la stealth technology en est une illustration éclatante, un produit, un monstre, — le Frankenstein de cette perversion.
• La stealth technology a toujours favorisé le cloisonnement de la pensée. Sa composition même y invite les petits esprits raisonneurs: une addition de technologies différentes formant un ensemble nommé arbitrairement (et improprement, si l’on veut être puriste) “stealth technology”, des formules différentes (furtivité par la forme, par la réduction des émissions de chaleur, etc.). Cela permet de “saucissonner” le problème, de le diviser en autant de sous-problèmes où le sens, l’utilité générale se perdent dans l’argumentation technique. Le problème général du sens (utilité, nécessité de la stealth technology) est complètement perdu au profit du problème fractionné du moyen. La stealth technology est un excellent exemple de ce qu’est un terrain d’élection de la pensée moderniste qui se cloisonne en un soi-disant post-modernisme affirmant résolue la question de la nécessité et de la justesse du mouvement du Progrès au nom de la vertu du moderne. La stealth technology permet aux esprits amputés de la réflexion générale sur le sens de déployer tout leur brio d’esprits fractionnés s’abîmant avec délices dans les micro-querelles de spécialistes comparant la valeur de telle ou telle technique, telle ou telle technologie de composition du système, telle ou telle contre-mesure, etc.
• D’un point de vue bureaucratique (on le mesure dans les textes de documentation déjà référencés), la stealth technology représente un cas très exemplaire de l’aveuglement de la marche en avant de la bureaucratie, soutenue par le puissant appareil des relations publiques sous toutes leurs formes, jusqu’à des constructions complètement virtualistes. Rien, aucun déboire, aucun incident, aucune mise en cause ne parvient à entamer de quelque façon que ce soit cette marche en avant. Il est absurde et inutile de tenter d’éclairer la voie en avant pour éventuellement montrer les obstacles, voire les impasses, puisque cette marche en avant se fait en aveugle et que, par conséquent, personne ne verra le paysage ainsi éclairé. Les seuls enjeux se passent à l’intérieur de la machine, pour distribuer les prérogatives, conquérir les pouvoirs, augmenter les parts de budget et ainsi de suite.
Le cas est donc ici celui de la stealth technology mais il n’est pas spécifique à elle. Il est présenté comme exemplaire de la crise du Progrès, qui est finalement la fondamentale crise du sens qui affecte notre temps historique. Que la stealth technology soit une création américaine, qu’elle soit devenue le fleuron de la bureaucratie américaine, qu’elle continue à être développée conformément à l’entêtement aveugle de l’implication de l’américanisme dans le modernisme et la technologie, — tout cela n’a rien que de très logique.
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