Stendhal contre la promesse américaine

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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 1783

Stendhal contre la promesse américaine

Stendhal attaque le modèle ou la matrice américaine, et c’est dans Lucien Leuwen. Quelques extraits de son dernier roman édité gratuitement par Ebooksgratuits.com. Le paradoxe vient de ce que Stendhal, bonapartiste de gauche, est plutôt républicain, de tempérament. Mais de l’autre il garde un attachement pour la brillance de la société aristocratique qu’il sent disparaître comme tout le monde à cette époque de socialisme, de révolution industrielle et de républicanisme. Stendhal annonce ainsi Visconti et la version la plus distinguée du vieux gauchisme caviar…

Voici ce qu’il écrit dans la deuxième préface de son dernier roman :

« L’auteur ne voudrait pour rien au monde vivre sous une démocratie semblable à celle d’Amérique, pour la raison qu’il aime mieux faire la cour à M. le ministre de l’Intérieur qu’à l’épicier du coin de la rue. »

En fait un fanatique de la liberté est déjà un esprit bateau. Stendhal :

« Ces amis avaient dit au ministre régnant que Lucien n’était point un Hampden, un fanatique de liberté américaine, un homme à refuser l’impôt s’il n’y avait pas budget, mais tout simplement un jeune homme de vingt ans, pensant comme tout le monde. »

L’Amérique c’est la liberté mais c’est aussi le prosaïsme (aujourd’hui, ce n’est ni l’un ni l’autre : c’est l’absence de liberté et c’est le délire gnostique).

Mais la vile bourgeoisie française, celle que dénonce Toussenel et qui soutient le régime louis-philippard, est déjà américaine et Lucien Leuwen le sent en arrivant à Nancy :

« Nancy, cette ville si forte, chef-d’œuvre de Vauban, parut abominable à Lucien. La saleté, la pauvreté semblaient s’en disputer tous les aspects et les physionomies des habitants répondaient parfaitement à la tristesse des bâtiments34. Lucien ne vit partout que des figures d’usuriers, des physionomies mesquines, pointues, hargneuses. « Ces gens ne pensent qu’à l’argent et aux moyens d’en amasser, se dit-il avec dégoût. Tel est, sans doute, le caractère de cette Amérique que les libéraux nous vantent si fort. »

Plus loin Lucien précise sa position. L’Amérique c’est la fin de la Kultur, de la civilisation, le culte du pognon :

« Je m’ennuierais en Amérique, au milieu d’hommes parfaitement justes et raisonnables, si l’on veut, mais grossiers, mais ne songeant qu’aux dollars. »

Divergence d’intérêts entre la culture aristocratique et le régime commercial :

« Ils me parleraient de leurs dix vaches, qui doivent leur donner au printemps prochain dix veaux, et moi j’aime à parler de l’éloquence de M. Lamennais, ou du talent de madame Malibran comparé à celui de madame Pasta ; je ne puis vivre avec des hommes incapables d’idées fines, si vertueux qu’ils soient ; je préférerais cent fois les mœurs élégantes d’une cour corrompue. »

Lucien est donc déjà un nostalgique de la vieille civilisation (elle va être engloutie, puis les peuples qui l’auront reniée). Le règne des eaux glaciales du calcul égoïste comme dit Marx le fait frémir :

« Washington m’eût ennuyé à la mort, et j’aime mieux me trouver dans le même salon que M. de Talleyrand. Donc la sensation de l’estime n’est pas tout pour moi ; j’ai besoin des plaisirs donnés par une ancienne civilisation… »

Puis s’exprime le goût pour l’héroïque et pour l’épique, genres destinés au recyclage des westerns – ou des boucheries démocratiques :

« J’ai horreur du bon sens fastidieux d’un Américain. Les récits de la vie du jeune général Bonaparte, vainqueur au pont d’Arcole, me transportent ; c’est pour moi Homère, le Tasse, et cent fois mieux encore. La moralité américaine me semble d’une abominable vulgarité, et en lisant les ouvrages de leurs hommes distingués, je n’éprouve qu’un désir, c’est de ne jamais les rencontrer dans le monde. »

Mais Lucien confesse le pire : l’Amérique est mimétique, l’Amérique est le modèle à suivre et il faudra lui faire la cour :

«  Ce pays modèle me semble le triomphe de la médiocrité sotte et égoïste, et, sous peine de périr, il faut lui faire la cour. »

La vision de Lucien n’est pas populiste, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle est aristocratique, la même que celle de Poe qui alors dénonce le règne de la canaille dans sa Conversation avec une momie.

 « Mais, d’un autre côté, faire la cour aux hommes du peuple, comme il est de nécessité en Amérique, est au-dessus de mes forces. Il me faut les mœurs élégantes, fruits du gouvernement corrompu de Louis XV ; et, cependant, quel est l’homme marquant dans un tel état de la société ? Un duc de Richelieu, un Lauzun, dont les mémoires peignent la vie. »

Mais je ne puis préférer l’Amérique à la France ; l’argent n’est pas tout pour moi, et la démocratie est trop âpre pour ma façon de sentir. »

Puis Stendhal malicieux ajoute dans une note vicieuse :

« Le gouvernement a payé M. de Tocqueville pour donner cette opinion au public. »

Plus loin on confirme que notre bourgeois français fera un parfait américain :

« En même temps Gauthier finissait son discours par ces mots… Mais nous n’avons pas d’Américains en France…

« Prenez un petit marchand de Rouen ou de Lyon, avare et sans imagination, et vous aurez un Américain. »

L’Amérique c’est la cuisine démocratique. J’en ai parlé dans mes essais sur Cochin et Ostrogorski. Mais Stendhal les précède tous : la cuisine des partis, surtout anglo-saxons, ça pue.

« Quand il rencontrait tous les dimanches M. de Lafayette chez M. de Tracy, il se figurait qu’avec son bon sens, sa probité, sa haute philosophie, les gens d’Amérique auraient aussi l’élégance de ses manières. Il avait été rudement détrompé : là règne la majorité, laquelle est formée en grande partie par la canaille. »

Plus Stendhal ajoute sur la machine démocratique :

« À New York, la charrette gouvernative est tombée dans l’ornière opposée à la nôtre. Le suffrage universel règne en tyran, et en tyran aux mains sales. Si je ne plais pas à mon cordonnier, il répand sur mon compte une calomnie qui me fâche, et il faut que je flatte mon cordonnier. »

Et il observe :

« Les hommes ne sont pas pesés, mais comptés, et le vote du plus grossier des artisans compte autant que celui de Jefferson, et souvent rencontre plus de sympathie. »

Stendhal évoque la sottise religieuse des américains (il est plus proche dans sa critique de Beaumont que de Tocqueville) ;

« Le clergé les hébète encore plus que nous ; ils font descendre un dimanche matin un voyageur qui court dans la malle-poste parce que, en voyageant le dimanche, il fait œuvre servile et commet un gros péché… »

Lucien de conclure tristement :

 « Cette grossièreté universelle et sombre m’étoufferait… Enfin, je ferai ce que Bathilde voudra… »

 Car la femme plus encore que l’homme veut devenir américaine. Récemment d’ailleurs Zerohedge.com faisait mine de s’étonner d’une évidence : tout le monde veut, encore et toujours, vivre et émigrer, et faire fortune en Amérique…

 

Sources

 Stendhal – Lucien Leuwen (ebooksgratuits.com)

Nicolas Bonnal – Littérature et conspiration (Dualpha)

Tocqueville – De la démocratie en Amérique

Beaumont – Marie ou de l’esclavage